Affaire Mazan : le crime de viol doit être jugé en cour d’assises !
Comment se fait-il qu’une affaire aussi grave que celle des viols subis par Gisèle Pélicot soit jugée par une cour criminelle départementale et non pas une cour d’assises ? Il en sera de même s’agissant de Joël Le Scouarnec, ce médecin accusé de 300 viols et agressions sexuelles sur ses patients mineurs, ou encore de l’affaire French Bukkake, un dossier de viol et de traite d’êtres humains dans l’univers pornographique. Benjamin Fiorini, qui ne cesse de plaider pour la défense du jury populaire, s’indigne de la création de crimes de « deuxième division » ne méritant pas d’être jugés par des citoyens.

Pourquoi l’affaire Mazan n’est-elle pas jugée par un jury populaire ?
Nombreux sont les observateurs à être troublé par cette absence. Dans l’inconscient judiciaire collectif hérité de la Révolution, les infractions les plus graves, c’est-à-dire les crimes, sont jugées par les cours d’assises, juridictions comprenant aujourd’hui trois juges professionnels et six jurés citoyens. Or l’affaire Mazan, que ce soit par la nature, le nombre ou le contexte des faits reprochés, apparaît comme l’une des affaires de violences sexuelles les plus conséquentes jugées en France ces dernières années. Alors, pourquoi pas de jurés ?
Tout simplement parce que depuis le 1ᵉʳ janvier 2023 et l’entrée en vigueur de la loi du 22 décembre 2021 dite « pour la confiance dans l’institution judiciaire » voulue par l’ancien garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, la grande majorité des crimes de viol ont été soustraits aux cours d’assises pour être confiée à des cours criminelles départementales. Ces nouvelles juridictions, exclusivement composées de cinq juges professionnels, sont désormais seules compétentes pour juger en première instance les majeurs non-récidivistes accusés de crimes punis de quinze ou vingt ans de réclusion criminelle – les cours d’assises restent compétentes si la peine encourue est supérieure. L’objectif de cette création était triple : faire des économies en mettant en s’épargnant l’indemnisation des jurés ; juger plus rapidement pour écouler les stocks d’affaires ; stopper la correctionnalisation des viols – trois objectifs totalement manqués, comme l’a souligné le principal rapport d’évaluation sur cette question.
Une nouvelle pratique judiciaire de sous-qualification des viols
Sur le terrain, les cours criminelles départementales jugent très majoritairement des viols (environ 88% des jugements), ces crimes étant généralement punis de quinze ans ou de vingt ans de réclusion criminelle. En théorie, les cours d’assises restent compétentes pour juger les viols accompagnés de certaines circonstances aggravantes, lesquelles font encourir une peine supérieure à vingt ans de réclusion criminelle (propos racistes ou sexistes ; tortures ou actes de barbarie ; etc.). Mais en pratique, est apparue aux côtés de la correctionnalisation une nouvelle pratique judiciaire de sous-qualification des viols, dite cour-criminalisation , consistant à « oublier » l’existence de ces circonstances aggravantes dans l’espoir de faire juger plus rapidement ces affaires par des cours criminelles départementales. L’affaire Mazan en constitue d’ailleurs une illustration, la circonstance aggravante de tortures n’ayant pas été retenue malgré des vidéos montrant des scènes de violences sexuelles imposées à Gisèle Pélicot avec l’accrochage de pinces sur ses parties intimes. Résultat : presque tous les viols aboutissant au stage du jugement sont jugés par des cours criminelles départementales, en l’absence de jurés.
Le viol, ce « crime de seconde classe »
En fin de compte, tout se passe comme si le législateur avait créé une sorte de super-tribunal correctionnel du viol ou de sous-cour d’assises du viol, en opérant une distinction symbolique entre les crimes de première division (meurtre, empoisonnement, assassinat, etc.) qui méritent encore le regard des citoyens pour être jugés, et les crimes de deuxième division, dont le principal représentant est le viol, qui ne le méritent plus. Cet échelonnement de la procédure en fonction de la gravité supposée des crimes correspond d’ailleurs à la terminologie employée par l’ancienne garde des Sceaux Nicole Belloubet, initiatrice de la réforme en 2018, qui avaient tenté de rassurer les partisans du jury populaire en leur indiquant que « les crimes les plus graves » resteraient jugés par la cour d’assises, à l’inverse des crimes les moins graves… dont le viol ferait donc partie ! C’est pourquoi la plupart des collectifs féministes regrettent que les cours criminelles départementales aient transformé le viol en « crime de seconde classe », tout en contribuant à « perpétuer son invisibilisation ».
Une cour invisible pour un crime trop souvent invisible
L’évolution est d’autant plus regrettable que les jurés prennent souvent conscience, à l’occasion du jugement des affaires de viol aux assises, de la variété des contextes dans lesquels cette infraction peut être commise et de la diversité des profils des accusés, comme c’est le cas dans l’affaire Mazan. Les jurés découvrent également des mécanismes complexes tels que l’emprise, la dissociation, la sidération, et comprennent mieux la difficulté de parler à laquelle sont confrontées de nombreuses victimes de violences sexuelles. Avec les cours criminelles départementales, cette dimension pédagogique de l’audience vole en éclat, en même temps que l’audience est symboliquement déclassée. A ce titre, il faut rappeler que l’avocate Gisèle Halimi s’est longuement battue pour que le viol soit jugé comme un crime de sang. Sa formule, qui se retrouve dans son texte Le Crime, ne laisse sur ce point aucune ambiguïté : « si tous les crimes sont sanctionnés, le viol peut-il, seul, ne pas l’être, l’être moins, ou l’être autrement ? ». Hélas, il faut bien le dire : depuis le 1er janvier 2023, les viols ne sont plus jugés comme les crimes de sang. Ils sont jugés hors la présence des citoyens, voire, comme cela s’est partiellement produit lors du procès Mazan, hors la présence du public et de la presse.
Cela débouche finalement sur une triste impression : celle qu’en France, on entend lutter contre les violences sexuelles en empêchant de les voir… Le viol, crime trop souvent invisible, ne doit plus être jugé pas une « cour invisible », comme le souligne le président de cour d’assises, Marc Hédrich, dans son dernier ouvrage .
Parce que ce crime concerne la société entière, il appartient à cette société, à travers le jury populaire, de le regarder en face et de le juger.
Référence : AJU473867
