À Travers les Murs : « L’art de la parole peut entraîner une transformation sociale »
Le 4 mars dernier prenait place la 2e édition du prix Olivier-Cousi, qui rend hommage à l’ancien bâtonnier de Paris en récompensant une initiative de promotion et défense du droit. Cette année, c’est l’association À Travers les Murs, qui participe à la réinsertion des détenus via la prise de parole et l’éloquence, qui a été distinguée. L’un de ses cofondateurs et actuel président, Ilan Volson-Derabours, élève-avocat orienté vers le droit pénal des affaires a accepté de répondre aux questionsd’Actu-Juridique. Entretien.
Actu-Juridique : Comment est née l’idée de l’association d’À Travers les Murs ?
llan Volson-Derabours : Il y a cinq ans, avec quelques amis (Alexia Colin-Bonardot, Marco Demichelis et Lucas Galand, NDLR), dont certains se destinaient à la magistrature et d’autres ambitionnaient de devenir avocats, l’idée nous est venue : nous avions tous participé et gagné des concours d’éloquence. À ce titre, nous étions invités à dispenser des formations, des masterclass, divers enseignements de cet ordre, auprès d’un public étudiant, dans des collèges, lycées, des universités, mais aussi dans des entreprises. Nous nous sommes alors rendu compte collectivement que nous pourrions être plus utiles ailleurs car, jusqu’à présent, nous intervenions dans des environnements où les gens avaient déjà certains codes sociaux. S’ils n’étaient pas nécessairement éloquents, ils avaient tout ce qu’il fallait pour le devenir. L’univers carcéral nous a semblé un endroit propice à ce défi. Après avoir défini notre idée, nous avons écrit par voie postale aux établissements pénitentiaires d’Île-de-France, et le seul à nous avoir répondu favorablement, c’était la maison d’arrêt de Nanterre dans les Hauts-de-Seine, de sorte qu’on y a commencé nos formations de manière très expérimentale.
AJ : En quoi la parole est-elle essentielle pour envisager une réinsertion ?
llan Volson-Derabours : De nombreuses initiatives existent dans le cadre de la réinsertion, dont beaucoup portées bénévolement par des associations qui essaient de pallier le manque de budget de l’administration pénitentiaire pour mener ses politiques de réinsertion. Mais nous sommes partis d’un constat : il y a un manque de formations disponibles pour les détenus, et il est encore plus visible et spécifique concernant la parole, le langage. Parmi ces initiatives, la parole a toute sa place, car elle est un vecteur de transformation sociale. Il y a un style de parole valorisé dans les environnements sociaux, administratifs, judiciaires, et nous regrettions de constater qu’on « condamnait » des gens lorsqu’ils n’avaient pas ces codes de parole, dans le sens où on leur ouvrait moins de pistes de réinsertion, car ils n’avaient pas le langage légitime nécessaire dans toutes ces sphères. La parole peut mener cette transformation sociale individuelle et aider les gens à se glisser dans le moule qu’on attend d’eux pour se réinsérer. Cependant nous ne le faisons jamais en écrasant l’éloquence avec laquelle ils viennent pour le premier cours, mais en leur permettant d’acquérir des clés pour changer de logique. Il nous semble essentiel qu’ils gardent l’éloquence qui est la leur, mais qu’ils acquièrent les codes d’un langage socialement valorisé.
AJ : Donner des clés, sans pour autant tomber dans le conformisme ?
llan Volson-Derabours : Oui, c’est même là notre substance de travail ! Une formation d’éloquence ne se fait pas par conformisme, mais uniquement à partir des fondations que quelqu’un a déjà. Tout au plus s’agit-il de polir un peu une parole brute.
AJ : Quand vous avez commencé les formations à Nanterre, quelle était votre trame ?
llan Volson-Derabours : L’ancienne directrice de la maison d’arrêt de Nanterre, qui est toujours à nos côtés bien qu’elle ait changé de fonction, nous a accordé sa confiance. Mais au début, pour les autres établissements, il y a eu une forme de méfiance que l’on peut aisément comprendre : nous étions étudiants, le nom de notre association n’était pas connu, nous n’étions pas familiers de l’univers carcéral. Cette phase expérimentale l’était aussi du point de vue de la pédagogie. Nous avions une trame mais nous avions aussi conscience qu’elle allait être bouleversée par ce qu’on allait voir et construire sur place au contact des détenus.
Sur les premiers cycles, nous tenions à leur demander au début de chaque cours l’utilité de ce qui avait été évoqué et proposé la séance précédente, et à la fin, ce qu’ils pouvaient formuler comme retours immédiats sur le cours qui venait de se produire. J’ai ce souvenir de nous en train de travailler en commun sur les enseignements, le vendredi, parce que nous y allions le samedi ! Depuis, notre pédagogie s’est fixée en fonction des désirs des détenus et des besoins identifiés par l’administration pénitentiaire. Ça, c’est pour la forme. Concernant le fond, nous étions également en pleine découverte ! Nous étions des étudiants en 2e année de droit et, les premières fois où nous sommes rentrés dans un établissement pénitentiaire, nous n’en menions pas large. Comme tout le monde, nous étions traversés par des préjugés qui n’ont rien à voir avec la réalité du quotidien des détenus.
AJ : Les premières séances, quelles étaient les réactions du groupe accompagné ?
llan Volson-Derabours : À la question de savoir si l’éloquence leur « parlait », la réponse est non. Certes il y a eu une démocratisation de la discipline, mais qui n’a pas nécessairement passé les murs de la prison et de certains milieux sociaux, plutôt défavorisés. En cours, nous leur demandions : « Pourquoi l’éloquence ? C’est quoi pour vous ? Pourquoi vous êtes-vous inscrit ? Qu’est-ce qui peut être utile pour votre réinsertion ? » Ce que nous gardons, comme ligne de conduite, c’est qu’on doit s’adresser à ces personnes avec beaucoup d’humilité. Parfois ils ont des parcours plus proches des nôtres qu’il n’y paraît. Par exemple, nous avons déjà eu en face de nous des étudiants en droit, et qui avaient dérivé à un moment de leur vie. On a autant à leur apprendre que l’inverse, et même plus. Depuis que nous intervenons en prison, à leur contact, nous avons enrichi notre pratique professionnelle, mais aussi notre structure de pensée, notre réflexion, notre humanité. Mais tout ceci ne peut venir qu’avec la relation de confiance que l’on parvient à nouer à chaque cycle (de 8 séances) : à chaque fois on retrouve le même enjeu de se faire confiance, de s’appréhender les uns les autres et de construire une relation de groupe. D’ailleurs, il est primordial pour nous d’instaurer des retours transversaux, entre détenus, de manière horizontale. On travaille beaucoup, mais il y a peu de théorie et davantage de pratique. À partir de là, on les aiguille, ils peuvent formuler des critiques positives ou négatives. On essaie de mettre en place des retours collégiaux – certes sur l’argumentation, c’est un peu plus difficile –, mais au moins sur les marqueurs de stress, si les silences sont tombés à pic, etc. Ils ont un ressenti et peuvent faire des retours comme « tu étais un peu stressé », ou « tu parlais un peu vite », pour que chacun apporte à la dynamique de groupe.
AJ : Et sur l’argumentation ?
llan Volson-Derabours : Ça se travaille tout au long du cours. Nous utilisons par exemple un exercice inspiré du film Douze hommes en colère, de Sidney Lumet. On place les détenus dans la peau de jurés d’assises, avec une très vieille affaire française close, face à un avocat général et de la défense. Ils débattent de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé et travaillent sur des dynamiques de groupe, mais aussi sur les arguments en faveur de son acquittement. Ensuite, nous pouvons leur demander d’argumenter à l’inverse de leur position initiale et instinctive. Nous organisons aussi de fausses conférences de presse (comme dans le reportage de France 2 où le grand public nous a découverts, NDLR) où les détenus jouent un ministre, censé répondre à des questions de journalistes sur une mesure précise. Il y a aussi l’exercice de la chaîne des pourquoi, qui permet, à chaque affirmation qu’on donne, de revenir aux prémices de l’idée. Enfin, il y a l’exercice de ping-pong, soit une argumentation, contre-argumentation… Les exercices pour aiguiser leur talent ne manquent pas.
AJ : En quoi l’éloquence peut-elle être utile dans leur parcours de réinsertion professionnelle ?
llan Volson-Derabours : Nous devons absolument considérer que l’éloquence ne pas fait pas tout ! Nous sommes conscients que nous ne pouvons pas réinsérer les gens en les accompagnant pour leur trouver un travail. Ce qui ne nous empêche pas de proposer une séance dédiée à l’entretien d’embauche. Nous discutons avec eux et envisageons les questions d’un employeur face à un trou dans leur CV. Ils ont possibilité de ne pas parler de leur période d’incarcération, c’est leur droit de mentir, mais il faut que ce soit crédible : s’ils disent qu’ils ont voyagé aux États-Unis et ne parlent pas un mot d’anglais, ça ne va pas. Et quand leurs noms circulent sur internet, notamment dans des articles de presse, il est nécessaire de devoir expliquer et de rassurer sur leur passage en univers carcéral.
C’est amusant : les surveillants pénitentiaires nous glissent parfois en plaisantant que depuis que nous sommes là, les détenus argumentent mieux et qu’il est plus dur de refuser leurs demandes ! Auprès des assistantes sociales, de différents personnels, dans leurs démarches administratives, cela peut donc leur être utile : bien se présenter, bien parler, bien se faire comprendre, ne pas s’énerver, faire la distinction entre la thèse et la personne pour ne jamais se sentir attaqué, etc.
Le fil rouge, c’est la confiance en eux, car la prison est un lieu qui les brise. Le système carcéral tel qu’il est construit aujourd’hui consiste à dire : « Vous avez commis une bêtise et on vous met au ban de la société, on vous exclut car, pour un temps au moins, vous ne méritez pas de rester parmi nous » et le risque est de s’appuyer sur cela pour faire des prisons closes tandis que tout devrait être tourné en direction de la réinsertion. C’est un choix de société qui a tendance à dévaloriser la personne détenue. Elle peut se sentir dépréciée, sans voix, comme un sous-citoyen. L’éloquence, mais aussi simplement le fait de venir chaque semaine de manière bénévole, de leur consacrer du temps, cela leur redonne confiance, et c’est essentiel dans la réinsertion car, sans cette confiance, on ne se sent pas légitime pour aller chercher un travail ou formuler une demande d’aide. L’éloquence est un bon vecteur pour cela, on essaie de réinsérer aussi par la confiance en soi.
AJ : Et ce prix Olivier-Cousi, c’est une source de fierté ?
llan Volson-Derabours : Cela renforce évidemment notre motivation, tout comme cela témoigne de l’attachement de la profession d’avocat – et du barreau de Paris – à ce temps carcéral. Que l’on soit abolitionniste pénal ou répressif, la réflexion sur le temps carcéral doit être centrale parce qu’il faut construire quelque chose à partir d’un fait infractionnel. Ce temps ne doit pas rester un impensé, s’il est vierge ou mort, on en perd le sens et on favorise la récidive, ce qui n’est dans l’intérêt de personne. Ce prix valorise et crédibilise donc nos actions, et les 7 000 euros reçus nous sont également très précieux, car nous sommes tous bénévoles et avons fait le choix d’être totalement indépendants du ministère de la Justice. Cela nous permettra donc de pérenniser nos actions et, aux côtés de nos antennes de Paris, Bordeaux, Lyon, Lille et de Corse, de continuer notre développement à l’échelle nationale.
Référence : AJU017h7
