Après la guillotine, en finir avec la « mort blanche »

Publié le 12/10/2021

Alors que la France célèbre le 40e anniversaire de l’abolition de la peine de mort, Me Matthieu Quinquis, membre de l’Observatoire international des prisons (OIP) et de l’association des Avocats pour la Défense des Droits des Détenus (A3D), estime que le combat n’est pas terminé. Car si la guillotine a bien été démontée, les longues peines de substitution ont tendance à se multiplier. 

Après la guillotine, en finir avec la « mort blanche »
Photo : ©AdobeStock/Zed art

Cesser de « prendre un homme et [de] le couper, vivant, en deux morceaux »[1], supprimer l’horreur des exécutions et tourner enfin les pages ensanglantées de notre justice pénale. Le 9 octobre 1981, le président de la République François Mitterrand promulgue la loi portant abolition de la peine de mort et range la guillotine dans les caves de l’histoire.

Au lendemain de l’ouverture des discussions parlementaires, Michel Foucault avertissait : « La plus vieille peine du monde est en train de mourir en France. Il faut se réjouir ; il n’est pas nécessaire, pour autant, d’être dans l’admiration. […] Ici, comme ailleurs, la manière de supprimer a au moins autant d’importance que la suppression. Les racines sont profondes. Et bien des choses dépendront de la façon dont on saura les dégager. »[2]

Quarante ans plus tard, les cérémonies se succèdent pour saluer le travail de son instigateur, Robert Badinter. Nous ne pouvons que regretter que la pluie d’hommages esquive toutefois les débats sur le chemin parcouru depuis. Quand beaucoup se félicitent de l’abolition, bien peu s’enquièrent de notre résistance à la tentation d’établir des peines de substitution… Or en France, si la guillotine est bel et bien démontée, l’ombre de la neutralisation ne continue pas moins de planer.

La multiplication des peines illimitées

 Bien que le projet de loi adopté en 1981 n’ait comporté « aucune disposition concernant une quelconque peine de remplacement » et que Robert Badinter ait sommé les parlementaires de « ne pas mêler au débat de principe sur l’abolition une discussion sur la peine de remplacement, ou plutôt sur la mesure de sûreté »[3], ils n’ont depuis cessé d’adopter des peines et mesures de substitution à la peine capitale.

L’adoption du nouveau code pénal de 1994 a notamment été l’occasion d’étirer de plusieurs années le quantum maximal de la réclusion criminelle : sa durée était ainsi portée à 30 ans au lieu de 20 et la réclusion criminelle à perpétuité était par ailleurs maintenue[4].

Dans le même temps, le Parlement s’est attelé à l’élévation progressive et générale des seuils de période de sûreté, mesure qui vise à exclure pour un temps donné toute possibilité d’aménagement de peine. Alors qu’en 1981 son maximum était fixé à 18 ans, il a été progressivement haussé à 30 ans, repoussant d’autant les perspectives de libération des condamnés.

L’adoption de la loi n°94-89 du 1er février 1994 a constitué un pas supplémentaire en introduisant la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté incompressible. Qualifiée de « peine de mort lente » par le député communiste René Carpentier, elle a selon lui été imaginée « pour calmer les ardeurs » des partisans de la peine de mort qui avaient déposé « vingt-six propositions de loi visant [son] rétablissement entre 1981 et 1992 » [5].

Malgré ces critiques, elle n’a jamais été remise en question au Parlement. La loi n°2016-731 du 3 juin 2016 sur la lutte contre le terrorisme a bien au contraire fait apparaître un consensus droite-gauche aussi inédit qu’inquiétant autour de sa prétendue utilité. Dans un contexte d’attentats terroristes, son élargissement a été validé sans aucune forme de débat ou d’opposition. Lors du scrutin de première lecture à l’Assemblée nationale seuls 32 députés ont voté « contre » le texte…[6]

Les longues peines, « mort blanche »

Certains parlementaires avaient pourtant donné quelques crédits en s’opposant, des années plus tôt et sans succès, à l’instauration de la rétention et de la surveillance de sûreté[7]. La validation de l’enfermement de criminels non plus en répression des faits commis, mais en prévention de ceux qu’ils pourraient commettre, a malgré tout accéléré la banalisation des outils de neutralisation et d’éloignement ultra terminum de populations jugées indésirables.

Loin de s’arrêter là, la lame de fond a aussi touché les procédures d’aménagement des longues peines, dont la complexification n’a suscité aucun débat et ne soulève encore, pour beaucoup, aucune difficulté. De la généralisation des évaluations préalables de dangerosité[8] à la multiplication des mesures de contrôle et de surveillance post-sententielles, les entraves aux libérations sont aujourd’hui largement acceptées et employées.

Dans ces conditions, le nombre de personnes détenues effectuant une peine de 20 à 30 ans de réclusion a été multiplié par 3,5 entre 1996 et 2006. Le nombre de condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité a quant à lui plus que doublé entre 1978 et 2021, passant de 226 à 477[9]. Sans s’y tromper, il est possible d’affirmer que ces augmentations sont moins le résultat d’une hausse flagrante de la criminalité que la traduction concrète des politiques pénales de ces quarante dernières années.

Tandis que l’abolition avait fait triompher l’idée qu’« il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement » [10], les dernières décennies se sont évertuées à l’enterrer. Il ne fait pas de doute que la suppression de la peine de mort a conforté l’illusion de la fonction dissuasive de la prison et joué un rôle décisif dans le durcissement de la répression, générant et justifiant l’édification d’un arsenal répressif aux antipodes du mouvement humaniste qui l’avait suscitée[11].

En 1981, Michel Foucault soutenait que « la véritable ligne de partage, parmi les systèmes pénaux, ne passe pas entre ceux qui comportent la peine de mort et les autres ; elle passe entre ceux qui admettent les peines définitives et ceux qui les excluent. »[12] De ce point de vue, la France s’est enfoncée dans un funèbre parti. « Mort[s] blanche[s] donc, vécue[s], contrairement à la peine capitale de jadis, dans un climat d’indifférence quasi-générale » [13], elles ne pas plus acceptables que les exécutions furtives auxquelles elles se sont substituées.

Par-delà les (auto-)satisfactions et congratulations, puisse alors l’anniversaire qui vient d’être célébré ouvrir de nouveaux terrains de luttes philosophiques et politiques pour en finir avec les peines illimitées. En attendant cet avènement, il ne semble pas possible de contredire ceux qui s’écrient « la peine de mort n’a jamais été abolie… c’est la guillotine qui a été supprimée »[14].

[1] Robert Badinter, Plaidoirie en défense de Patrick Henry, 20 janvier 1977

[2] Michel Foucault, « Contre la peine de mort », Libération, 18 septembre 1981

[3] Robert Badinter, Discours à l’Assemblée nationale, 17 septembre 1981

[4] Sur les travaux des commissions préparatoires et les débats ayant précédé l’adoption du code pénal de 1992, de même que sur l’analyse de son contenu, v. P. Poncela, P. Lascoumes, Réformer le code pénal. Où est passé l’architecte ?, PUF, Paris, 1998

[5] Cité par Jean Bérard, « L’autre peine de mort », Mouvements, n°88, p.89

[6] Parmi eux, on ne comptait que six députés du groupe socialiste (sur 263)

[7] Loi n°2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental

[8] Voir notamment les article 730-2 et 730-2-1 du code de procédure pénale

[9] Ministère de la Justice, « Statistique trimestrielle des personnes écrouées en France, situation au 1er janvier 2021 »

[10] Robert Badinter, Discours à l’Assemblée nationale, 17 septembre 1981

[11] Catherine Marie, « Constats et réflexions autour de la notion de peine perpétuelle », in La perpétuité perpétuelle, PUR, 2012

[12] Michel Foucault, « Contre la peine de mort », Libération, 18 septembre 1981

[13] Anne-Marie Marchetti, Perpétuités, le temps infini des longues peines, Plon, 2001

[14] L’Envolée, La peine de mort n’a jamais été abolie, Les éditions du bout de la ville, 2021

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