Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté : « Cette épidémie a été une occasion manquée pour les solutions alternatives à l’incarcération »
Le 9 juin, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, a sorti son rapport annuel d’activité 2020. Un rapport dense qui revient sur les principaux points d’une année marquée par le sceau du confinement et de ses conséquences. C’est l’occasion avec cette ancienne journaliste , spécialiste des questions carcérales et pénitentiaires, de revenir sur les principales problématiques soulevées par le rapport. Juste avant d’entrer dans une année « blanche », échéance électorale présidentielle 2022 oblige.
Actu-juridique : Le rapport de cette année insiste sur le phénomène de déflation carcérale. On ne l’attendait pas et pourtant, les prisons françaises se sont partiellement vidées. Où en est-on actuellement ?
Dominique Simonnot : Après une baisse substantielle, nous sommes remontés à 66 591 personnes en détention. Cette remontée, si rapide, est incroyable. À titre comparatif, en janvier 2020, alors que la situation était catastrophique, nous en étions à 72 000 détenus. Lors de l’épidémie, il y a eu les ordonnances prises par la ministre de la Justice de l’époque, Nicole Belloubet et les juges d’application des peines s’y sont mis comme des dingues. Alors aujourd’hui, il est vraiment dommage de constater cette remontée. De plus, il y a des endroits où les chiffres remontent à coup de peines de moins de six mois, ce qui normalement n’est plus possible. Mais les magistrats ne se sont pas encore emparés des nouvelles dispositions de la loi pour la modernisation de la justice.
AJ : En matière de justice, le monde d’avant et le monde d’après sont-ils finalement les mêmes ?
D.S. : Vous vous rendez compte de cette occasion gâchée ! C’est ça qui fait de la peine. Cette déflation carcérale était une occasion formidable de poursuivre dans cette direction. Comme les chiffres remontent de presque 1 000 personnes par mois, désormais on doit en être à plus de 850 matelas au sol. C’est ça, la réalité. Et c’est trop.
Je viens de visiter une prison surpeuplée. Quand on est journaliste, on ne vous ouvre pas tellement les cellules, vous avez le droit de faire un petit tour et encore. Mais là, pour la première fois, j’ai vu trois détenus dans une cellule. Quand on écrit qu’ils sont trois dans neufs mètres carrés, ce n’est pas vrai. En réalité, ils sont trois dans 4,20 m². Car si vous retirez l’emprise des toilettes, de la douche, des étagères, qui empêchent de se se tenir debout, sans oublier l’emprise des lits superposés et du matelas au sol, relevé la journée, ils vivent dans beaucoup moins que 9m². Quand la porte s’est ouverte, j’étais sidérée.
AJ : Que vous a procuré cette vision de la promiscuité ?
D.S. : Je l’avais bien en tête, mais la voir, c’est encore autre chose. Comment notre pays peut-il se permettre de rester dans cette situation ? Comment avons-nous pu nous habituer à de telles conditions ? En comparaison, les chiffres allemands sont tellement différents. Les Allemands sont à 84 % d’occupation de leurs prisons. Ils ont réussi à faire baisser drastiquement le taux d’occupation, là où nous Français, avons tout raté. Je ne comprends pas ce qu’on a de si différent. Bien sûr, ils ont mis en place des solutions alternatives qui ont été acceptées par les magistrats. Je tiens énormément à l’indépendance des magistrats, elle est essentielle. Mais je pense qu’ils devraient aller plus souvent en prison, là où ils envoient des gens, et ensuite, davantage réfléchir aux peines alternatives possibles. Je sais que c’est difficile. Beaucoup reconnaissent qu’il est plus commode d’envoyer quelqu’un en prison plutôt que de se creuser la tête pour trouver une réponse pénale sur mesure. Certes. Alors facilitons leur la tâche ! Il n’est pas normal qu’on se soit habitué à ça, je parle de nous tous. Citoyens en tête.
AJ : Le fait qu’il s’agisse d’une population ostracisée, à la réputation sulfureuse, pour qui, globalement, les citoyens ont peu de sympathie, joue-t-il en la défaveur des détenus ?
D.S. : Évidemment, mais c’est un raisonnement à court terme. Si l’on poursuit avec l’exemple allemand, le taux d’incarcération outre-rhin est de 69 pour 100 000 habitants. En France, officiellement nous en somme à une moyenne d’occupation des prisons de 103 %. Mais ce chiffre ne reflète pas la réalité car il mélange les chiffres des centres de détention, des maisons centrales et des maisons d’arrêt. Or c’est précisément dans les maisons d’arrêt que se produisent les phénomènes de surpopulation, alors qu’ailleurs, dans les centres de détention et les maisons centrales, l’encellulement individuel est obligatoire. La maison d’arrêt que je viens de visiter comptait une surpopulation de 186 %. La vérité c’est qu’il y a des endroits où ça n’a jamais baissé, malgré la déflation carcérale liée à la pandémie. Le calcul par moyenne noie la surpopulation des maisons d’arrêt.
AJ : On n’arrive pas à imaginer ce que peut concrètement signifier 186 % de surpopulation carcérale…
D.S. : C’est vrai, mais ce qui est sûr, c’est que cela a un impact sur toute l’organisation des structures. Comme il y a énormément de monde, les surveillants ont moins de temps, donc les promenades sont réduites à une par jour. Il y a des moments où les détenus doivent choisir entre aller à l’atelier ou au parloir. Pour emmener les gens à la promenade, cela entraîne des mouvements de détenus. Donc c’est très compliqué à organiser, surtout en période de crise sanitaire. En somme, plus il y a de monde, plus c’est compliqué à organiser. Plus ça prend de temps et plus ça restreint le champ de choses intelligentes qu’on peut faire en prison, qui ne sont déjà pas bien nombreuses… Pour rappel, il n’y a que 25 % des détenus qui travaillent.
AJ : L’entrée dans une année électorale va-t-elle remettre le sujet sur le tapis ou momentanément l’enterrer ?
D.S. : Je pense que ce sont des occasions gâchées, et comme on arrive dans une année très politique, je ne sais pas qui aura le courage d’aller dire : « Je vais améliorer ça », ou aura la volonté de générer de l’emploi en prison. Mais faire sortir les gens avant leur fin de peine, il y a des moyens pour cela. Il faudrait développer les fermes — comme celle de Moyembrie — qui travaillent sur les fins de peines ou donnent du travail aux détenus. Ce sont des solutions alternatives puissantes et intelligentes. Nous sommes un pays trop frileux, trop trouillard. J’aimerais déjà être dans un an, qu’on arrête d’entendre des clichés sur les prisons.
AJ : Vous évoquez le blocage idéologique, le manque de volonté politique, mais il y a aussi le manque de personnel, y compris dans les institutions psychiatriques…
D.S. : Il y a une crise de la vocation. D’abord, on a laissé la psychiatrie à l’abandon. On a fermé des lits en promettant des centres médico-psychologiques et en assurant que l’ambulatoire prendrait le relais, mais cela n’est pas assez arrivé.
Finalement, les syndicalistes purs et durs, qui disent que « quand on supprime les postes, après c’est terminé », ont raison. En face, on a beau vous promettre telle alternative ou telle initiative en échange, quand on supprime, on supprime. Concernant la psychiatrie, 90 000 lits ont été fermés. Il existe un problème de vases communicants avec la prison, qui joue désormais le rôle d’asile que jouait auparavant l’hôpital psychiatrique.
Par ailleurs dans les hôpitaux psychiatriques, j’ai pu découvrir des endroits un peu à l’abandon, tristes. Je me rappelle un lieu où ils ont fait revenir un psy à la retraite, un « mercenaire » comme on dit, que l’on paie très cher, pour remplacer leur praticien hospitalier, qui était parti dans le privé. Il faut être dévoué pour y exercer. La même chose se produit pour les surveillants pénitentiaires. C’est vrai, le milieu psychiatrique est très désemparé dans sa pauvreté, cela doit être perturbant de voir que les collègues fuient dans le privé. Il n’y a plus qu’à compter sur le dévouement personnel.
AJ : D’autres endroits en France sont-ils oubliés ?
D.S. : Oui, par exemple, les EHPAD. La loi ne prévoit pas qu’on les visite, mais je trouve qu’il faudrait que quelqu’un fasse quelque chose dans ces lieux et s’y rende. Car il y a aussi des gens attachés dans les EHPAD. On a fait un groupe de travail : les résultats confirment qu’il faudrait décupler nos effectifs pour pouvoir assurer cette partie du travail. Ensuite, ma crainte est de voir les publics dont on défend les droits, engloutis par les problématiques des EHPAD, plus personne n’en aurait rien à faire de leur sort. Aussi, je soutiens qu’il faut que quelqu’un soit spécifiquement chargé des populations les moins aimées et les plus vulnérables que sont les populations détenues. Si on se mettait à parler des conditions des personnes en maison de retraite, les détenus passeraient encore plus derrière et seraient complètement oubliés.
AJ : Comment choisissez-vous les établissements dans lesquels vous effectuez vos contrôles, dont 75 % se produisent de façon inopinée ?
D.S. : On regarde d’abord les endroits où nous ne sommes pas allés depuis longtemps, nous évaluons si cela vaut le coup. Ensuite, je dois dire que nous recevons 4 000 lettres par an, ainsi que de nombreux coups de fil. En effet, de plus en plus de détenus nous appellent, car, maintenant, il y a le téléphone dans les cellules. Je peux vous dire que j’ai tenu le standard une journée et c’est terrible. Il y a beaucoup de gens qui nous signalent des choses, les familles, les proches…
AJ : En effet, les témoignages reçus par lettres ou téléphone sont poignants. Dans le rapport, vous publiez quelques extraits des lettres, qui dénoncent toutes des conditions de vie vraiment indignes…
D.S. : Je me rappelle un jeune homme qui a appelé. Il était en pleurs. Comme il n’y a plus d’enseignement et qu’il passe le bac cette année, il m’a expliqué que maintenant, c’était le Centre national d’enseignement à distance (CNED) qui lui envoyait ses cours, mais que malheureusement, ils arrivaient dans le désordre, le livret 5, puis 4 puis 2. Il m’a lâché : « Je crois que je ne vais pas réussir, pourtant j’ai fait tant d’efforts pour passer mon bac. Je vais mourir si je n’ai pas le bac ». J’en ai été bouleversée.
AJ : Les lettres reçues font-elles toutes l’objet d’une réponse ?
D.S. : On essaie actuellement de rattraper le retard qu’on a pris. Idéalement j’aimerais qu’on puisse répondre dans le mois et demi de réception du courrier. Mais oui, on répond à toutes les lettres. Toutes les données fournies sont enregistrées dans un système informatique, par lieu, personne, type d’établissement, par type de plainte, réclamations, etc. Il y a mille et une catégories pratiques, ou plus complexes, sur lesquelles les gens font parvenir leurs doléances.
AJ : L’embellie de déflation carcérale a fait long feu et laissé un sentiment de frustration. Le rapport souligne l’obligation désormais pour les centres psychiatriques d’informer les juges des libertés pour éviter tout risque de privation de liberté abusive. Est-ce une bonne nouvelle ?
D.S. : C’est ça qui met le feu en ce moment. Les psychiatres estiment qu’ils n’arriveront pas à gérer une mission supplémentaire, à cause de la paperasse. Il va falloir que le gouvernement prenne la mesure de cette colère. Nous avons de nombreuses réunions prévues pour les aider au mieux, mais le gouvernement va devoir faire un gros travail de pédagogie. Ce travail de réécriture de l’article L. 3222-5-1 du Code de santé publique sur l’isolement et la contention par la loi n° 2020-1576 du 14 décembre 2020 de financement de la sécurité sociale pour 2021 crée certes un sentiment de trop plein pour les médecins, mais de l’autre côté, « contenir » quelqu’un est bien l’un des actes les plus privatifs de liberté qui soit. J’ai pu voir quelqu’un à qui c’est arrivé et c’est horrible.
AJ : Comme pour d’autres services publics, le nerf de la guerre n’est-il pas le manque général de moyens ?
D.S. : Si l’on prend l’exemple des surveillants, il y en a actuellement un pour 130 détenus en moyenne en maison d’arrêt. Qui d’entre nous supporterait ça ? Mais si on revenait à une « norme normale », peut-être que le travail serait plus agréable, plus intelligent. Donc cela relève d’une volonté politique. Récemment, le premier président de la cour d’appel de Toulouse a signé une tribune où il écrit en substance : « Cela suffit, on nous critique car on nous dit “vous incarcérez trop” mais quand quand un type récidiviste est relâché, on nous tombe aussi dessus, alors qu’un fait divers, c’est d’abord un fait divers ».
AJ : Sur les réductions de peine, on peut dire que l’opinion publique les a bien acceptées, non ?
D.S. : Oui ! Les gens ont pu constater qu’il n’y a pas eu de problèmes liés à cela. Pour faire sortir davantage les gens, il faudrait que quand un détenu arrive dans une prison en surnombre, un autre sorte, le plus proche de sa fin de peine, comme on a fait grâce aux ordonnances Belloubet. Mais encore une fois, en ce moment, avec ce contexte électoral, qui aura le courage de prôner cette initiative ?
AJ : Dans les recommandations du rapport, il apparaît que l’accès à la santé est un énorme point noir partout ou presque…
D.S. : C’est le cas en effet dans les centres de rétention et dans les prisons. Dans les centres éducatifs fermés (CEF), le problème principal repose sur l’accès à la formation et l’éducation. Je rappelle que ces gosses viennent de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ce n’est pas la panacée. Certes, ils ont commis des délits graves pour se retrouver là, mais il faut leur offrir le mieux et le plus que l’on peut, qu’ils apprennent quelque chose. Je trouve cela pathétique à quel point ils sont oubliés, pour un prix défiant toute concurrence, soient 600 euros par jour.
Dans le dernier CEF où je me suis rendue, les personnels nous ont partagé leur désarroi : « On ne sait pas ce qu’ils deviennent après ». Donc, on est incapable de tracer leur parcours après leur passage ?
Ces jeunes, je les ai vus en comparution immédiate : on entend toujours les mêmes éléments, qu’ils ont été ballottés de familles en familles, etc. Quand même, ce ne sont pas des vies d’enfants, ça.
AJ : Lors d’une conférence, un acteur du milieu socio-éducatif a lancé « À partir du moment où un mineur commet un délit, il n’est plus vu comme un mineur, mais comme un voyou ». Qu’en pensez-vous ?
D.S. : C’est très vrai. Pour aller plus loin, je m’efforce de dire « enfant » ou « adolescent ». J’en ai marre d’entendre « mineurs », « MNA ». Ce sont des gosses, des gamins. Tout cela fait trop « appellation administrative ».
Par ailleurs, il faut dire un mot des commissariats. En pleine pandémie, j’ai pu voir que les couvertures se refilaient de gardé à vue en gardé à vue, tout cela parce que le marché public conclu avec le prestataire stipulait que le nettoyage des couvertures se faisait tous les quinze jours ! Personne ne s’est dit qu’avec la pandémie, il faudrait les laver et les changer tous les jours…
Cela confirme que les privés de liberté sont la dernière roue du carrosse. Tous les gardés à vue ne finissent pas en prison, certains sont relâchés. Covid, punaises, galle : on a le choix de ce qu’on peut attraper. C’est dément.
AJ : Quand vous émettez des recommandations, comment vérifiez-vous si elles ont bien été mises en place ? Dans quelle mesure pouvez-vous en assurer le suivi ?
D.S. : On a un suivi des recommandations cycliques tous les trois ans et on ne s’interdit pas d’aller refaire un tour là où des dysfonctionnements ont été remarqués.
Sinon, on a, et c’est réconfortant, beaucoup de conversations avec les structures que l’on visite, surtout avec les hôpitaux psychiatriques. Dès la restitution après la visite, on leur fait des recommandations. On a souvent des retours de leur part pour nous informer qu’ils ont changé certaines pratiques. Même en prison, cela peut être le cas. C’est toujours plus sympathique que le silence habituel des ministères. Ceci étant, le scandale de Bedenac, un centre de détention où les grabataires baignaient dans leurs excréments dans une unité intitulée pourtant « soins et autonomie », a suscité beaucoup d’émotions. Là, les ministères de la Justice et de la Santé ont pris les choses en main en nous assurant qu’ils allaient renvoyer tout le personnel médical. Nous passerons vérifier.
AJ : C’est un travail de Sisyphe…
D.S. : Oui, mais ça ne me fait pas peur, car je suis optimiste. On fait changer les choses sur place. Je ne dis pas que c’est le grand soir, mais ce sont de petits progrès, petit à petit, à échelle locale.
Référence : AJU001g1