Droit de l’environnement : Entre ambition normative et désarmement progressif
À l’occasion de la publication de la loi n° 2025-268 du 24 mars 2025 d’orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture, Maéva Lokhate s’interroge sur ce qu’elle nous dit du paradoxe du droit environnemental contemporain qui se fixe des objectifs ambitieux en se privant partiellement des moyens de les atteindre.

Longtemps en avance sur son temps, la France s’est imposée comme l’un des berceaux du droit de l’environnement, bien avant que ce dernier ne soit consacré à l’échelle européenne. Bien avant que le droit ne s’empare de l’écologie, la science en avait tracé les premiers sillons : en 1854, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire fondait la Société d’acclimatation[1], amorçant une réflexion pionnière sur les rapports entre l’homme et la nature. Dès les années 1950, la prise de conscience écologique s’intensifie, jusqu’à donner naissance, en 1957, à la première loi française sur les réserves naturelles[2].
Après le traumatisme du naufrage du Torrey Canyon en 1967, la France engage une véritable transition normative. En 1971, elle devient le second pays au monde, après le Royaume-Uni, à se doter d’un ministère de l’Environnement[3] — un ministère que son premier titulaire, Robert Poujade, qualifiera lui-même de « ministère de l’Impossible »[4]. L’expression, prophétique, traduisait déjà l’ampleur des obstacles à venir.
Puis viendront la loi de 1976 sur la protection de la nature[5], l’amorce du Code de l’environnement en 1980, et surtout, l’intégration de la Charte de l’environnement de 2004 au bloc de constitutionnalité en 2005[6]. À travers les lois Grenelle I[7] et II[8], la loi Climat et Résilience[9], ou encore l’introduction du délit d’écocide[10], la France a souvent été à l’avant-garde, insufflant à l’Union européenne un esprit de vigilance et de responsabilité écologique.
La directive du 20 mai 2024 marque un tournant dans la lutte contre la criminalité environnementale
Dans la continuité de cet héritage, prolongé à l’échelle communautaire, l’Union européenne a adopté, le 20 mai 2024, la directive (UE) 2024/1203, marquant un tournant majeur dans la lutte contre la criminalité environnementale. Issue d’une proposition de la Commission européenne du 15 décembre 2021, elle devra être transposée dans les droits nationaux avant le 21 mai 2026.
La directive actualise la liste des infractions environnementales en y ajoutant onze nouvelles, telles que le trafic de bois ou les violations de la législation sur les produits chimiques. Elle introduit également une catégorie d’« infractions qualifiées », plus lourdement réprimées lorsqu’elles sont intentionnelles et causent des dommages graves et durables à l’environnement.
Le renforcement des peines complète cette réforme : jusqu’à dix ans d’emprisonnement pour les atteintes ayant causé la mort d’une personne, et jusqu’à cinq ans pour les autres infractions graves. Les personnes morales s’exposent à des amendes allant de 3 % à 5 % de leur chiffre d’affaires mondial, ou à des montants fixes de 24 à 40 millions d’euros[11]. Des obligations de réparation, y compris la restauration complète de l’environnement dégradé, peuvent également être imposées. La directive encadre les délais de prescription[12], renforce la coopération entre autorités nationales et européennes[13], et consacre un statut protecteur pour les lanceurs d’alerte[14].
Cette directive incarne une ambition nouvelle : faire du droit pénal un véritable levier de dissuasion, un outil structurant au service de la protection de l’environnement, capable d’accorder au vivant la gravité juridique qu’il mérite. L’Europe, dans ce texte, semble avoir pris la mesure de l’urgence.
Une transposition en décalage avec l’urgence écologique ?
Et pourtant, à peine un an plus tard, la France emprunte une voie dissonante. Par la loi n° 2025-268 du 24 mars 2025, d’orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture qui n’a, semble-t-il, pas fait grand bruit, le législateur introduit un nouvel article L. 171-7-2 dans le Code de l’environnement. Ce texte, dissimulé au cœur d’une loi sectorielle, modifie en profondeur le traitement juridique des atteintes non-intentionnelles à la biodiversité.
En effet, lorsqu’une personne physique porte atteinte, sans intention ni négligence grave, à des espèces protégées ou à leurs habitats naturels, elle ne relèvera plus du droit pénal. La sanction est désormais administrative : une amende de 450 euros, remplaçable – sauf en cas de récidive – par un simple stage de sensibilisation environnementale. En cas de réitération dans les cinq ans, le montant peut s’élever à 1 500 euros. Une procédure de transaction avec l’autorité administrative est également prévue, avant toute action publique, dans les conditions prévues à l’article L. 173-12 du même code.
Ce changement, présenté comme une rationalisation du système répressif, soulève de nombreuses interrogations. Peut-on sérieusement prétendre que quelques heures de stage suffisent à réparer l’érosion d’un écosystème ? À compenser la disparition d’une espèce ? À replanter une forêt ou à ranimer un sol épuisé ? Dès lors, ce qui se présente comme une souplesse pourrait, en réalité, traduire une forme de désarmement normatif.
D’un point de vue juridique, cette réforme semble reposer sur la volonté d’introduire une gradation des sanctions, en cohérence avec le principe de proportionnalité des délits et des peines. Ce principe, fondamental en matière pénale, est consacré de longue date en droit français — notamment depuis la décision n° 86-215 DC du 3 septembre 1986 du Conseil constitutionnel — et affirmé avec clarté en droit de l’Union européenne à l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne. L’esprit du texte est ainsi de réserver la répression pénale aux atteintes les plus graves, tout en prévoyant, pour les faits mineurs, une voie administrative jugée plus souple et plus efficiente.
Toutefois, dans un contexte de dégradation accélérée de la biodiversité et des écosystèmes, cette approche paraît en décalage avec l’urgence écologique actuelle. Elle révèle une difficulté plus structurelle : lorsque émergent de nouvelles branches du droit, porteuses d’impératifs encore mal appréhendés par le droit traditionnel — qu’il s’agisse du droit de l’environnement, du devoir de vigilance ou encore de l’encadrement des innovations technologiques telles que les smart contracts[15] —, les dispositifs juridiques classiques, fondés sur des principes anciens, peinent à s’appliquer de manière adéquate. Il ne s’agit pas d’abandonner les fondements du droit, mais de leur permettre d’évoluer : de faire preuve de souplesse, d’élasticité, et de s’adapter aux transformations du réel. Car un droit vivant n’est pas celui qui renonce à ses principes, mais celui qui sait les réinterpréter à la lumière des défis sociétaux nouveaux.
Tension entre ambition environnementale et intérêts économiques
Ce constat s’inscrit en réalité dans une dynamique européenne plus large de tension entre ambition environnementale et intérêts économiques. En effet, cet affaiblissement de certains pans du droit de l’environnement, survenu après la mise en œuvre d’une directive, ne vous évoque-t-il pas, chers lecteurs, une situation déjà bien connue ?
Force est de constater que ceci rappelle fortement le recul opéré avec la Directive Omnibus, annoncée le 26 février 2025[16] .Cette dernière fait suite au rapport Draghi[17] publié en septembre 2024, qui appelait à « simplifier les cadres réglementaires, notamment environnementaux et sociaux », afin de stimuler la compétitivité européenne en allégeant les charges qui pèsent sur les entreprises. Cette orientation a été politiquement consolidée par la Déclaration de Budapest du 8 novembre 2024[18], dans laquelle le Conseil de l’Union européenne proclamait la nécessité de « lancer une révolution en matière de simplification » pour relancer l’attractivité du marché intérieur.
Ce recentrage sur la compétitivité trouve également un écho dans le contexte géopolitique actuel, marqué notamment par l’executive order 14257 du 2 avril 2025, par lequel les États-Unis ont soumis les importations en provenance de l’Union européenne à un droit de douane additionnel de 20 %, entré en vigueur le 9 avril suivant, une mesure qui avait déjà été annoncée par Donald Trump fin 2024.
Une stratégie de simplification qui est donc assumée et légitimement justifiée, mais dont les effets collatéraux sur l’ambition environnementale méritent d’être interrogés.
Dès lors, le contenu de la directive Omnibus confirme cette inflexion. Présentée le 26 février 2025, elle vise à simplifier les obligations de reporting en matière de durabilité, notamment à travers des modifications substantielles de la CSRD[19] et de la CS3D[20]. Pour la CSRD, elle reporte l’entrée en vigueur de deux ans (à 2028), restreint son champ d’application aux entreprises de plus de 1 000 salariés et supprime plusieurs exigences, telles que la collecte de données auprès de fournisseurs non soumis ou les standards sectoriels. Les normes ESRS font également l’objet d’une refonte attendue d’ici octobre 2025. Pour la CS3D, le report est d’un an (à 2028), le devoir de vigilance est limité aux partenaires directs, le reporting devient quinquennal et les plans de transition ne sont plus obligatoires. Enfin, une consultation publique a été ouverte sur la taxonomie européenne, visant à alléger significativement les obligations, notamment par l’introduction d’un seuil de matérialité financière et l’exclusion des entreprises de moins de 1 000 salariés du calcul de certains indicateurs clés.
Autant de modifications qui, si elles peuvent se comprendre au regard des enjeux économiques actuels, demeurent difficilement acceptables face à l’urgence climatique. C’est là que toute la complexité du droit de l’environnement se révèle, pris entre deux exigences également vitales : préserver les conditions de vie des populations par la stabilité économique, et protéger les écosystèmes qui les rendent possibles.
Le dilemme est d’autant plus aigu que l’on sait qu’aucune transition ne peut réussir sans acceptabilité sociale : Sauver l’environnement, certes, mais à quel prix ? Peut-on décemment imposer aux citoyens le sacrifice de leur niveau de vie, l’acceptation d’une flambée des coûts, d’une instabilité accrue des marchés, et d’un accès toujours plus contraint au logement et à l’emploi, alors même que, bien qu’ils dénoncent l’inertie de l’État et appellent de leurs vœux une action plus résolue, ils s’agitent pourtant à chaque poussée inflationniste.
Le droit se retrouve ainsi assigné à une mission paradoxale : garantir la durabilité sans ébranler l’équilibre socio-économique, maintenir la compétitivité tout en imposant des limites au modèle productiviste. Or, il devient de plus en plus difficile d’ignorer une évidence : les impératifs environnementaux que l’on s’efforce d’inscrire dans la norme semblent fondamentalement incompatibles avec certains fondements du modèle économique dominant. Changer les règles ne suffit plus ; c’est le cadre même dans lequel elles s’inscrivent qui paraît inadapté. Mais bouleverser un ordre économique mondialisé, profondément enraciné dans les rapports de force internationaux, semble encore inenvisageable à l’échelle politique actuelle.
Dans ce cadre, pointer du doigt les reculs du droit de l’environnement, dénoncer avec vigueur – voire avec une ardeur militante – la directive Omnibus ou cette loi de 2025, n’est peut-être pas toujours la posture la plus féconde. Non pas parce que la protection de l’environnement serait secondaire, mais parce que les intérêts à protéger sont pluriels, parfois antagonistes, et que transformer en profondeur un modèle économique – et, par ricochet, l’édifice juridique qui le soutient – ne saurait se faire avec la même aisance que l’on rédige une note de doctrine, un commentaire ou encore un article. La critique est nécessaire, mais elle ne doit pas ignorer la complexité des arbitrages auxquels sont confrontés les décideurs publics. Car s’il est facile de diagnostiquer l’insuffisance d’une norme, il est autrement plus difficile d’inventer les conditions concrètes de sa transformation.
Le vivant ne négocie pas, il disparaît
Car c’est là que s’explique le paradoxe du droit environnemental contemporain : il édicte des principes ambitieux, puis les affaiblit, il se hisse, mais vacille.
Ainsi, l’enchaînement entre la directive 2024/1203, la loi française de 2025 et la directive Omnibus compose un tableau inquiétant mais logiquement justifié au vu de l’ambivalence des intérêts en jeu.
Pourtant, les revendications de ceux qui dénoncent l’inertie des pouvoirs publics trouvent leur légitimité, car la planète, elle, n’a pas le luxe de la temporisation. Le vivant ne négocie pas. Il disparaît.
Et l’on comprend alors pourquoi, dès 1971, ce ministère naissant avait été baptisé « ministère de l’Impossible ». Non par goût du pathos, mais par lucidité. Car faire exister un droit de l’environnement, c’est affronter l’inertie politique, les résistances économiques, les calculs industriels, les stratégies d’influence. C’est dresser une norme là où règne le compromis, exiger la justice là où triomphe l’intérêt, défendre le long terme dans un monde assoiffé d’immédiateté.
Toutefois, le droit de l’environnement poursuit sa marche. Lentement, avec heurts, parfois à contretemps, souvent en demi-teinte. Certes, certains plaident qu’il n’avance ni à la hauteur des enjeux, ni à la vitesse que la crise écologique exigerait. Pourtant, il progresse. Et c’est peut-être là sa singularité : se construire non pas dans la rupture, mais dans l’endurance. Malgré les obstacles, malgré les résistances, il continue de se déployer. Il lui faut encore du temps — pour s’implanter dans les ordres juridiques, s’imposer dans les rapports de force, et s’élever au rang de norme structurante —, mais peu à peu, il trace sa voie.
Car il porte en lui une promesse fragile, mais essentielle : celle de ne plus être le droit de l’impossible, mais un droit de l’environnement effectif et protecteur du vivant.
[1] Luglia, R. (2015). Chapitre I. La fondation d’une association pérenne. In Des savants pour protéger la nature (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.89157
[2] Loi n° 57-740 du 1er juillet 1957 modifiant la loi du 2 mai 1930 et introduisant l’article 8 bis relatif au classement d’un site en réserve naturelle : en permettant le classement d’un site en « réserve naturelle » cette loi instaura pour la première fois la notion de réserve naturelle
[3] Vraiment durable. (2013). Naissance du « ministère du XXIᵉ siècle ». Vraiment durable, 4(2), 129–153. https://doi.org/10.3917/vdur.004.0129
[4] Prieur, M. (1976). R. Poujade. Le ministère de l’impossible (1975). Revue juridique de l’environnement, 1, 95–96.
[5] Loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature
[6] Conseil constitutionnel. (2008). Décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008. Journal officiel de la République française.
Conseil constitutionnel. (2014). Décision n° 2014-394 QPC du 7 mai 2014. Journal officiel de la République française.
[7] Loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre des 268 engagements du Grenelle de l’environnement. Journal officiel de la République française.
[8] Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement. Journal officiel de la République française.
[9] Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. Journal officiel de la République française.
[10] Code de l’environnement, art. L. 231-3 (modifié par la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021).
[11] Cissé, C. (2024, 23 octobre). La nouvelle directive européenne sur la criminalité environnementale : un espoir pour la préservation de la nature en Europe ? Actu-Juridique. https://www.actu-juridique.fr/environnement/la-nouvelle-directive-europeenne-sur-la-criminalite-environnementale-un-espoir-pour-la-preservation-de-la-nature-en-europe/
[12] Union européenne. (2024). Directive (UE) 2024/1203 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2024 sur la protection de l’environnement par le droit pénal, article 11.
[13] Union européenne. (2024). Directive (UE) 2024/1203 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2024 sur la protection de l’environnement par le droit pénal, article 10.
[14] Union européenne. (2024). Directive (UE) 2024/1203 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2024 sur la protection de l’environnement par le droit pénal, préambule.
: « À la suite du remplacement des directives 2008/99/CE et 2009/123/CE par la présente directive, les personnes qui signalent des violations du droit environnemental de l’Union devraient, en vertu de la présente directive, continuer à bénéficier de ladite protection de la part des États membres liés par celle-ci. »
[15] Un smart contract, ou « contrat intelligent », est un programme informatique qui s’exécute automatiquement dès que les conditions préétablies sont remplies. Son principal intérêt réside dans l’automatisation du rôle du tiers de confiance, en s’appuyant sur la transparence et l’immutabilité offertes par la technologie blockchain.
[16] Commission européenne. (2025). Proposition de directive européenne Omnibus (26 février 2025).
[17] Commission européenne. (2024). Rapport Draghi sur la compétitivité européenne (9 septembre 2024).
[18] Conseil de l’Union européenne. (2024). Déclaration de Budapest sur le nouveau pacte pour la compétitivité européenne (8 novembre 2024).
[19] Union européenne. (2022). Directive (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 modifiant le règlement (UE) n° 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises.
[20] Union européenne. (2024). Directive (UE) 2024/1760 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937 et le règlement (UE) 2023/2859.
Référence : AJU498679
