Le pouvoir d’injonction au service de la réparation du préjudice écologique : une mise en œuvre de l’office du juge administratif en matière climatique
Par un jugement en date du 14 octobre 2021, le tribunal administratif de Paris enjoint à l’État de réparer le préjudice écologique découlant du changement climatique quantifié à hauteur de 15 millions de tonnes équivalent CO2 par l’adoption de mesures effectives avant le 31 décembre 2022 et parachève ainsi l’œuvre du juge administratif dans le cadre de l’Affaire du siècle.
TA Paris, 4-1, 14 oct. 2021, no 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1
Le jugement du 14 octobre constitue sans doute la décision de justice française la plus retentissante en matière climatique à ce jour, sinon par le principe qu’il proclame1, du moins par l’injonction faite au gouvernement de réparer un préjudice écologique quantifié par l’édiction de mesures effectives avant le 31 décembre 2022, injonction le contraignant à sérieusement amender sa politique en matière de protection de l’environnement à quelques mois des élections présidentielles et législatives.
Ce jugement s’inscrit toutefois dans un ensemble plus vaste de premières décisions de justice en matière de contentieux climatique. De par le monde, de nombreuses juridictions ont d’ores et déjà pris position. En France, le juge judiciaire s’est explicitement reconnu compétent pour juger de la compatibilité du plan de vigilance du groupe Total avec l’accord de Paris par un jugement du 11 février 20212, alors même que le juge administratif prononçait deux sursis à statuer dans les premiers contentieux climatiques soumis à son contrôle, marquant ainsi sa volonté de forger une véritable jurisprudence en la matière.
Ce jugement rendu le 14 octobre dernier par le tribunal administratif de Paris clôture la première vague de contentieux climatique devant le juge administratif français et confirme la complémentarité des juges du fond et du Conseil d’État. Les juges du Palais-Royal avaient d’abord dû se prononcer sur l’affaire Commune de Grande-Synthe dans laquelle cette commune et son maire demandaient au Conseil d’État d’enjoindre au gouvernement de prendre plusieurs mesures en vue de considérer l’urgence climatique et ce faisant d’effectuer un contrôle de légalité d’un décret. Par un arrêt en date du 19 novembre 20203, le Conseil d’État a alors laissé un délai de trois mois au gouvernement pour justifier que la nouvelle trajectoire de réduction des gaz à effet de serre (GES) issue du décret n° 2020-427 du 21 avril 2020 permettra à la France d’atteindre l’objectif de -40 % d’émissions à l’horizon 2030, délai à l’expiration duquel il a annulé le refus de prendre des mesures supplémentaires par un arrêt en date du 1er juillet 20214. Ce premier contentieux a ainsi posé un premier jalon précieux en consacrant une obligation climatique imputable à l’État français et enjoignant conséquemment au gouvernement d’édicter des mesures visant à atteindre cet objectif avant le 31 mars 2022.
En parallèle, le tribunal administratif a dû se prononcer dans le contentieux dit de l’Affaire du siècle dont il est question dans le présent jugement, campagne de justice climatique entreprise par quatre associations le 17 décembre 2018. Dans un premier temps, il ne s’agissait que de faire signer une pétition afin d’inciter le gouvernement à la réparation d’un préjudice écologique. Cependant, en dépit d’un nombre massif de signatures – plus de 2 M –, les réponses du gouvernement se sont révélées, selon les dires desdites associations, insuffisantes. En particulier, le rejet par les ministres de leur demande indemnitaire préalable a mené ces associations à saisir le juge administratif d’une action en réparation de leur préjudice moral et du préjudice écologique. Le tribunal administratif de Paris a alors rendu un premier jugement avant dire-droit en date du 3 février 2021, sursis à statuer et ordonné un supplément d’instruction afin de se prononcer sur le préjudice écologique, tout en condamnant d’ores et déjà l’État à réparer un préjudice moral par le versement d’1 € symbolique aux associations requérantes. L’apport de ce premier jugement ne se cantonnait toutefois pas à cette condamnation pécuniaire symbolique : il se révélait déjà notable en ce qu’il admettait de façon « inédite »5 la responsabilité de l’État en matière de changement climatique en vue de réparer un préjudice nouveau, le préjudice écologique découlant du changement climatique, et imputait à l’État une partie de ce préjudice en raison d’un manquement fautif à ses obligations en matière climatique.
Suite à ce sursis à statuer, de nouveaux mémoires ont été transmis au tribunal administratif de Paris, quatre par l’association Oxfam France représentée par sa directrice générale Mme Cécile Duflot, et par Me Alimi, quatre par l’association Notre affaire à tous, représentée par sa présidente, Mme Clotilde Bato, et par Me Daoud, quatre par la Fondation pour la Nature et l’Homme, représentée par M. Alain Grandjean et par Me Baldon, et quatre par l’association Greenpeace France, représentée par son directeur exécutif, M. Jean-François Julliard, et par Me Capdebos. Tous demandent au juge d’enjoindre au Premier ministre et aux ministres compétents de prendre toutes les mesures nécessaires pour réparer le préjudice écologique lié au surplus de GES résultant du non-respect par l’État du premier budget carbone et de faire cesser son aggravation. Tous précisent également les mesures sectorielles à même d’atteindre cet objectif (transports, bâtiment, agriculture, etc.). Il faut y ajouter des mémoires en intervention déposés par l’association Initiatives pour le climat et l’énergie, représentée par Me Gendreau, et par l’Association nationale de protection des eaux et des rivières, le premier au soutien de l’État et le second de l’association Greenpeace France.
Si les ministres de l’Agriculture et de la Transition écologique avaient déjà transmis chacun un mémoire en défense le 8 janvier 2021, quatre mémoires supplémentaires du ministère de la Transition écologique ont été enregistrés depuis le sursis à statuer : tous soulignent le caractère infondé des moyens invoqués et concluent au rejet de la requête.
À l’occasion d’une audience en date du 30 septembre 2021, la rapporteure publique, Mme Anne Baratin, proposait au tribunal administratif de condamner l’État et de lui enjoindre de prendre toutes les mesures utiles pour faire cesser le préjudice écologique, en établissant un quantum de 15 M de tonnes équivalent CO2 (Mt CO2eq) fondé sur le dépassement du premier budget carbone (2015-2018) ôté des baisses constatées en raison des efforts gouvernementaux en 2019 et 2020.
Par ce jugement en date du 14 octobre dernier, le tribunal administratif de Paris suit explicitement le raisonnement de la rapporteure publique : il confirme l’office du juge administratif en matière de réparation de préjudice climatique (I) et le concrétise en caractérisant un quantum impliquant réparation en ménageant parfois un gouvernement qui voit sa marge de manœuvre politique sérieusement rognée par la mise en œuvre de ce nouveau recours climatique (II).
I – Un office confirmé
Indépendamment même de la caractérisation de la responsabilité de l’État en matière de préjudice climatique, ce jugement doit être remarqué en ce qu’il confirme les perspectives ouvertes par les premières décisions climatiques du juge administratif, tant au regard de la compétence du juge du fond pour connaître de l’action en réparation du préjudice écologique (A) que du contradictoire mettant en lumière nombre d’expertises devant faire autorité en la matière (B).
A – Une compétence du juge du fond confirmée
En établissant au fil de sa décision le quantum de la responsabilité de l’État exigeant réparation, le juge administratif confirme la complémentarité des rôles reconnus au tribunal administratif de Paris et au Conseil d’État par les jugements et arrêts précités : « À la charge pour le Conseil d’État, d’être le gardien de la trajectoire carbone de la France, pour le tribunal administratif de Paris, celle de se pencher sur la réparation (et la non-aggravation) du préjudice écologique qui découle de son non-respect »6.
L’enjeu n’est plus devant le tribunal administratif de savoir si le gouvernement s’est conformé à ses obligations en matière climatique, mais bien de déterminer si ce dernier a, par son action contre le réchauffement climatique, réparé le préjudice né de son inaction antérieure, ou s’il devra très prochainement le réparer. En le confirmant, le tribunal administratif donne raison aux requérants lorsqu’ils affirment qu’« il appartient au tribunal de se prononcer, plus largement, sur les mesures qui doivent être ordonnées à l’État afin de réparer le préjudice écologique constaté, résultant du dépassement du premier budget carbone, et de faire cesser, pour l’avenir, son aggravation, ce qui suppose d’aller au-delà de la seule adoption de mesures destinées à permettre l’atteinte de l’objectif de réduction de 30 % des émissions de GES à l’horizon 2030 ». Il s’oppose ouvertement à la ministre de la Transition écologique lorsque cette dernière remarque qu’une nouvelle injonction serait superfétatoire au regard de celle déjà prononcée par le Conseil d’État en rappelant que la décision Commune de Grande-Synthe « ne porte pas spécifiquement sur la réparation du quantum du préjudice associé au dépassement du premier budget carbone », objet privilégié du recours en responsabilité tranché par le tribunal administratif.
Cette première confirmation suffit à caractériser la singularité de ce recours ouvert devant le juge du fond, ainsi qu’à expliquer la nouvelle dimension des injonctions pouvant en résulter. Loin de renier l’« exploit de franchir plusieurs obstacles d’un seul mouvement »7 du jugement du 3 février dernier, le présent jugement confirme l’incorporation directe des règles du Code civil (C. civ., art. 1246 à 1249) en matière de préjudice écologique. Le juge confirme également l’identification de la carence de l’État par le constat que les diverses politiques sectorielles n’ont pas atteint les résultats annoncés, en l’espèce par le dépassement du premier budget carbone (2015-2018), ainsi que le lien de causalité entre ce non-respect et le préjudice climatique. Ceci n’a rien de surprenant puisque le tribunal administratif confirme dans le présent jugement que le préjudice présente un « caractère continu et cumulatif dès lors que le non-respect constaté du premier budget carbone a engendré des émissions de gaz à effet de serre, qui s’ajouteront aux précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans ».
L’originalité de ce régime et du préjudice qui s’y attache se répercute logiquement sur les modalités de la réparation : tout l’enjeu du jugement du 14 octobre est en effet de déterminer si le dépassement à l’origine du préjudice peut être réparé par les efforts dont aurait fait preuve le gouvernement depuis 2018. En raison du caractère « continu et cumulatif » du préjudice, le juge ne peut isoler son raisonnement sur une période révolue et confirme la conclusion juridique – déjà esquissée le 3 février – pouvant au premier regard surprendre tant elle est singulière et emporte des implications notoires sur la mise en œuvre de politiques publiques stratégiques : seule l’accentuation des efforts de demain pourra réparer la carence fautive d’hier. Cette solution s’impose d’autant plus que l’évaluation du préjudice se fait à la date du jugement.
De surcroît, il ne faut pas oublier que ce sont des associations qui invoquent devant le juge ce préjudice d’une nature nouvelle, ce qui emporte évidemment des conséquences sur l’argumentation et le contradictoire : ce nouveau régime permet aux associations de transformer leurs multiples arguments « militants » en des arguments juridiques.
B – Un contradictoire « expertal » au service de la quantification du préjudice
Au-delà du régime juridique, la lecture de ce jugement confirme une tendance déjà présente dans le jugement du 3 février : l’organisation d’un contradictoire substantiel – 8 mois séparent le sursis à statuer du présent jugement – par lequel le gouvernement et les associations requérantes fournissent une véritable analyse ainsi qu’une évaluation des politiques publiques menées en matière écologique. De plus, le présent jugement admet deux interventions (l’Association nationale pour la protection des eaux et rivières ainsi que l’association Initiatives pour le climat et l’énergie), rappelant classiquement qu’une telle intervention est possible lorsque l’instruction est ouverte à nouveau, et par là même l’un des intérêts supplémentaires du sursis à statuer. Les mémoires rivalisent de chiffres et d’analyses d’experts, d’une part afin d’évaluer le montant du préjudice et son éventuelle compensation au cours des trois dernières années, et d’autre part afin de déterminer l’opportunité ou l’inopportunité de mesures visant à réparer ce préjudice et, le cas échéant, le détail des mesures à adopter, secteur par secteur.
Cette tendance globale a évidemment pour corollaire le poids des expertises – sans doute intrinsèquement lié à la matière écologique difficilement abordable par un simple juriste ou citoyen – sur lesquelles se fondent les requérants, le gouvernement et le juge. Dans le présent jugement, le juge se fonde sur le rapport annuel publié en juin 2021 par le Haut conseil pour le climat s’appuyant lui-même sur les données définitives du centre interprofessionnel technique d’études de la pollution. On remarque en particulier le caractère déterminant des analyses du Haut conseil pour le climat afin de quantifier le nombre de Mt CO2eq, au point que l’on peut s’interroger sur la valeur normative de ces travaux.
Déjà, dans son jugement du 3 février, le tribunal administratif de Paris se fondait sur l’expertise du groupe d’experts intergouvernemental (GIEC) et sur les travaux de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC). Le recours à de tels éléments semble donc se systématiser. On peut de plus relever que le budget carbone sur lequel se fonde l’évaluation du préjudice reposait lui-même sur de nombreuses expertises. La dimension normative de tels éléments définissant des objectifs, comme l’article L. 100-4 du Code de l’environnement explicitement mentionné, tout comme de la catégorie en vogue des « lois programmatiques » a parfois été critiquée. En effet, ces dispositions n’étant pas considérées comme proprement normatives lorsqu’elles sont soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, l’état actuel du droit laisse à penser qu’il existe des dispositions à la normativité asymétrique, ce qui interroge nécessairement le juriste.
Il faut enfin préciser qu’en s’adonnant à une analyse précise du montant du préjudice justifiant réparation de l’État, le tribunal administratif confirme l’exclusion de toute réparation pécuniaire du préjudice écologique, y compris sous la forme de l’« euro symbolique ». Dans son jugement du 3 février dernier, le tribunal administratif considérait qu’il faut se référer à l’article 1249 du Code civil et se contenter de rappeler que ce préjudice non personnel s’effectue par priorité en nature : ce n’est que si le requérant prouve l’impossibilité d’une telle réparation qu’une réparation pécuniaire sera examinée. En examinant ces données avec précision, le tribunal administratif confirme la possibilité d’établir un quantum de cette réparation en nature.
La réparation ne peut être qu’une réparation « en nature », ce qui forge un contentieux tout à fait spécifique par lequel la puissance publique pourra simplement, pour ses négligences d’hier, être contrainte d’accentuer demain ses efforts en matière environnementale. Ces efforts exigés doivent donc être quantifiés par le juge.
II – Un office concrétisé
En mettant en œuvre son office en matière de réparation du préjudice écologique, le juge a dû donner une effectivité au régime juridique embryonnaire en la matière en identifiant un quantum faisant l’objet d’une réparation (A) tout en se montrant « raisonnable » dans son injonction afin de combler les incertitudes de ce régime juridique et de faire accepter ce nouveau rôle du juge (B).
A – La caractérisation d’un quantum de 15 Mt CO2eq
Comme énoncé ci-dessus, déterminer le quantum du préjudice ne revient pas seulement à constater le montant du dépassement du budget carbone à l’issue de la période 2015-2018, mais bien plutôt à vérifier si le préjudice perdure à ce jour et s’il a déjà fait l’objet de mesures de réparation au regard de la corrélation entre le budget carbone ultérieur et les statistiques écologiques disponibles à ce jour.
Le tribunal administratif reconnaît lui-même la difficulté à caractériser un tel préjudice, qui se singularise par son « caractère continu et cumulatif ». On comprend dès lors que l’injonction du juge ne pourra reposer que sur un compromis entre ce qui est quantifiable et ce qui ne l’est pas, ce d’autant plus qu’il semble en quelque sorte qu’un certain « inquantifiable » peut se nicher dans le quantifiable. Il refuse ainsi explicitement d’intégrer dans son calcul et dans le contenu de son injonction « l’effet cumulatif du préjudice lié à la persistance de GES dans l’atmosphère et des dommages susceptibles d’en résulter » au motif que celui-ci n’est pas quantifiable.
L’enjeu majeur de ce jugement est donc, selon le juge administratif, de quantifier ce qui peut l’être afin de déterminer précisément le quantum du préjudice constaté. Le simple fait de « rectifier le tir » ne saurait assurément suffire suivant ce régime juridique, ce qui mène le juge à invalider le raisonnement du gouvernement en constatant que la ministre « n’établit pas, à la date du présent jugement, que celui-ci aurait été intégralement compensé » et se borne à affirmer que les mesures récemment adoptées sont de nature à le permettre. Cependant, la détermination du quantum nécessitait une instruction méticuleuse déterminant avec précision le nombre de Mt CO2eq, raison du sursis à statuer.
Le calcul auquel s’adonne le tribunal administratif, en se fondant systématiquement sur le rapport annuel publié par le Haut conseil pour le climat est alors à la portée de tous et ne souffrira guère de contestation : 62 – 47 = 15. Il mérite toutefois certaines précisions. Le chiffre 62 correspond au dépassement constaté de 62 Mt CO2eq hors utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie (UTCAF) sur la période 2015-2018, qui n’a pas été pris en compte dans le deuxième budget carbone et à l’origine du préjudice.
À ce dépassement justifiant réparation, il mérite toutefois d’être ôté deux éléments : les 7 Mt CO2eq en deçà de la part annuelle indicative de 443 Mt CO2eq pour l’année 2019, et les 40 Mt CO2eq en deçà de la part annuelle indicative de 396 Mt CO2eq pour l’année 2020. Concernant l’année 2019, le raisonnement du juge pourra difficilement être contesté : les efforts gouvernementaux ont effectivement permis de demeurer légèrement en deçà de la part annuelle indicative. Concernant l’année 2020, le juge a en revanche dû trancher une question délicate et décisive : fallait-il prendre en compte la baisse d’émissions de GES survenue au cours d’une année marquée par la pandémie de Covid-19 ? Le tribunal administratif y répond par la négative en se montrant sur ce point très clément à l’égard du gouvernement puisqu’il reconnaît certes que « cette réduction d’une ampleur inédite est liée, de façon prépondérante, aux effets de la crise sanitaire » mais considère pour autant qu’il y a « lieu de la prendre en compte en tant qu’elle permet, pour partie, de réparer le préjudice constaté ainsi que de prévenir l’aggravation du dommage ». Sur ce point, comme sur d’autres, le lecteur de la décision aura parfois le sentiment que le juge ménage le gouvernement, comme pour mieux faire accepter un contentieux nouveau rognant grandement sa marge de manœuvre dans la mise en œuvre des politiques publiques en matière environnementale.
Le nombre définitif est donc bien 15 Mt CO2eq puisque les estimations du premier trimestre de l’année en cours ne permettent pas selon le tribunal administratif de « tenir pour certain, en l’état de l’instruction, que cette diminution permettrait de réparer le préjudice ou de prévenir son aggravation », ce qui prouve à nouveau que la considération du juge ne peut qu’être évolutive.
B – Un jugement « raisonnable » ?
L’injonction prononcée par le tribunal administratif ne vise donc qu’à réparer le préjudice lié au surplus d’émissions de gaz à effet de serre et à prévenir l’aggravation des dommages susceptibles d’en résulter. Il ressort de la lecture du jugement que le tribunal administratif de Paris souhaite laisser une certaine marge de manœuvre au gouvernement, sans doute pour atténuer le volontarisme jurisprudentiel marqué par ces premières décisions de justice en la matière. Les requérants souhaitaient en effet non seulement qu’il soit enjoint à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour réparer le préjudice écologique, mais demandaient également que soient précisées les mesures à adopter, dans le domaine des transports, en matière ferroviaire, dans le secteur du bâtiment, mais encore de l’agriculture. La précision des requérants contraste avec le caractère succinct de l’injonction prononcée par le juge.
En effet, le tribunal administratif marque sa volonté de préserver une liberté ainsi qu’une sphère d’autonomie au pouvoir gouvernemental : il exige certes que « les mesures concrètes de nature à permettre la réparation du préjudice » soient prises, mais reconnaît que celles-ci « peuvent revêtir diverses formes et expriment, par suite, des choix relevant de la libre appréciation du gouvernement ». Nous considérons cette démarche louable puisqu’il est évident que la matière écologique se singularise des autres sphères du droit administratif, en particulier en ce que les réponses à y apporter sont globales et reposent sur une stratégie d’ensemble, qui doit reposer sur une complémentarité des différents secteurs de production, et ne dépend pas que de considérations internes, mais aussi de la relation du gouvernement français avec d’autres puissances. Toutefois, il est à noter que cette absence de précisions décevra sans doute une bonne partie de la doctrine et correspond à l’adolescence d’un contentieux, dans lequel le juge assimile le dommage résultant de la concentration effective de GES au préjudice écologique qui en résulte, et fait ainsi obstacle à toute différenciation méticuleuse.
Cette auto-limitation du juge se prolonge par le refus de toute astreinte, pourtant également demandée par les requérants. Sur ce point, on peut toutefois considérer que le juge s’abstient à ce jour, mais se réserve la possibilité d’assortir une telle injonction d’une astreinte très rapidement si le gouvernement ne s’engage pas sur la voie de la réparation de ce préjudice.
Si le tribunal administratif fait preuve de mesure dans la mise en œuvre de la responsabilité de l’État, il est à noter qu’il est directement fait référence au caractère « raisonnable » que doit revêtir le jugement. C’est par le recours à ce standard, si fréquent lorsque le pouvoir juridictionnel déporte son contrôle des enjeux proprement normatifs vers des questions plus diffuses d’équilibre et de conciliation d’intérêts, que le juge justifie et légitime la date butoir à laquelle le gouvernement devra avoir réparé ce préjudice subi : le 31 décembre 2022. C’est donc à cette date que le gouvernement devra avoir réparé le préjudice de 15 Mt CO2eq. Le recours à ce standard marque la singularité de ce tout jeune contentieux, reflet de la juridicisation de débats jusqu’alors essentiellement politiques.
Notes de bas de pages
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1.
Les décisions précédentes mentionnées ci-dessous ayant largement balisé le droit applicable en la matière.
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2.
TJ Nanterre, 11 févr. 2021, n° 20/00915, Total.
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3.
CE, 19 nov. 2020, n° 427301, Cne de Grande-Synthe.
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4.
CE, 5e-6e ch. réunies, 1er juill. 2021, n° 427301, Cne de Grande-Synthe.
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5.
A. Van Lang, A. Perrin et M. Deffairi, « Le contentieux climatique devant le juge administratif », RFDA 2021, p. 756.
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6.
A. Garric et S. Mandard, « L’Affaire du siècle : l’étau se resserre sur le gouvernement, accusé d’inaction climatique », Le Monde, 2 oct. 2021.
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7.
A. Van Lang, A. Perrin et M. Deffairi, « Le contentieux climatique devant le juge administratif », RFDA 2021, p. 757.
Référence : AJU002n6