L’écoanxiété : une écoémotion devant les prétoires
De nouveaux enjeux s’imposent au droit de l’environnement. La diversification des revendications par les citoyens confronte le juge à de nouvelles réalités. L’écoanxiété en fait partie. Notion théorisée tardivement, elle prend une ampleur considérable, venant à conditionner la vie de certains. Face à l’urgence de la situation environnementale, la question de la reconnaissance juridique de l’écoanxiété ainsi que sa réparabilité demeure aujourd’hui. D’une simple angoisse de la crise présente, peut-on demander réparation ?
« Les personnes éco-anxieuses sont lucides dans un monde qui ne l’est pas »1. Cette lucidité est-elle une prise en compte d’un problème transcendant aujourd’hui, nécessitant une action collective, ou bien la simple vision anthropocentrée de l’environnement, faisant de ces personnes des victimes souhaitant réparation des conséquences irrémédiables des atteintes portées à l’environnement ? La judiciarisation du droit de l’environnement est aujourd’hui au cœur des préoccupations des différents acteurs du droit. S’il est des contentieux étonnants, la saisine d’une juridiction sur le fondement de l’écoanxiété en fait partie. Cette intégration dans les prétoires d’une écoémotion confirme la tendance contemporaine d’une « psychologisation du dommage »2. Notion paraissant de prime abord superfétatoire, elle devient aujourd’hui une réalité palpable statistiquement. En effet, sous couvert de cet élément psychologique, la crainte des bouleversements environnementaux conditionne la manière de vivre des citoyens. Ainsi, dans un sondage IFOP publié en 2022, 39 % des femmes interrogées déclaraient ne pas vouloir d’enfant du fait des « risques que l’évolution du climat fait peser sur l’avenir des futures générations »3. Il convient dès lors de rechercher les contours de la définition d’écoanxiété (I), pour ensuite se poser la question de l’existence d’un possible préjudice (II) et pour, enfin, en analyser la possible réparabilité (III).
I – L’écoanxiété, une définition à encadrer
Alors que le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres a déclaré que nous sommes entrés dans le temps non plus du réchauffement climatique mais de « l’ébullition climatique », certains invoquent les conséquences de cette crise environnementale sur leurs vies, leurs santés, notamment sur l’écoanxiété qu’elle engendre. Notion théorisée en 1997 par Véronique Lepaige, les contours de la définition de l’écoanxiété sont délicats à appréhender. Dans un rapport publié en 2017, l’American Psychological Association définissait l’écoanxiété comme la « peur chronique d’une catastrophe environnementale »4. La question demeure de savoir si cette peur est positive ou négative. En effet, bien qu’appréhendée de plus en plus dans sa dimension psychique, l’écoanxiété demeure aujourd’hui une notion qui n’est pas perçue comme un trouble anxieux en tant que tel. Bien au contraire, à l’instar de l’écocolère, qui est une écoémotion qui pourrait découler de l’écoanxiété, les individus pourraient faire de leur angoisse un moteur d’action positive en faveur des régulation qui concernent l’environnement5. Or, les choix opérés au nom d’une peur de l’avenir ne peuvent être préjudiciables qu’à la condition d’en ressentir une véritable souffrance.
II – L’écoanxiété, un préjudice ?
Le droit français contemporain en matière de responsabilité civile laisse émerger de nombreux nouveaux chefs de préjudices, et pour cause, aucune liste limitative n’ayant été affirmée. Cette ouverture en matière environnementale a laissé place à la consécration en 2016 du préjudice écologique, reconnu pour la première fois en 2012 dans l’affaire Erika. Il ne serait dès lors pas invraisemblable d’ouvrir droit à réparation d’un préjudice d’écoanxiété. Toutefois, il n’en demeure pas moins la question de sa pertinence, notamment quant à la nature de l’écoanxiété. La question de son classement dans une catégorie prédéfinie se pose : préjudice par ricochet lié à une atteinte portée contre l’environnement ? Préjudice corporel, caractérisable par l’angoisse créée par les conséquences qu’aurait l’environnement sur le physique de l’individu, comme l’angoisse accrue d’une mort avancée du fait de la hausse des températures liée au réchauffement climatique ? Préjudice purement moral, nécessitant de démontrer les conséquences psychiques et psychologiques de l’inaction climatique engendrées sur l’individu ? En effet, pour qu’il y ait préjudice, encore faut-il un dommage. Or, les caractères directs, personnels, certains et légitimes semblent difficilement caractérisables. Face à cette incertitude, la tendance doctrinale est de rattacher le préjudice d’écoanxiété au préjudice moral issu de l’exposition des travailleurs à l’amiante. Toutefois la Cour de cassation a conditionné la caractérisation de ce dernier à la démonstration de conditions strictes, à la preuve suffisante et individualisée de l’angoisse, à la charge du travailleur. Qui plus est, l’assemblée plénière6 a demandé aux juges du fond de caractériser le préjudice personnellement subi par le travailleur et le risque élevé de développer une pathologie grave. Il demeure délicat de calquer cette jurisprudence à l’écoanxiété : en effet, ce préjudice, direct et actuel, doit être caractérisé en tenant compte du risque futur lié au changement climatique. Or, bien que les différents rapports scientifiques, notamment ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, fassent le constat des différents risques, en mesurer les conséquences préjudiciables sur l’individu demeure toutefois délicat en amont. Cependant, reconnaître l’existence d’une angoisse liée aux conséquences d’un acte administratif, ou liée à une décision d’une entreprise, ne pourrait pas permettre la caractérisation d’une écoanxiété fondée sur le risque, et reviendrait à créer un chef différent de préjudice.
III – Un préjudice réparable ?
Pour réparer un préjudice, encore faut-il pouvoir agir en justice et, dès lors, avoir la qualité de victime. Dans un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), la notion de « victime individuelle » a été définie en matière environnementale. Rejetant l’actio popularis, la CEDH confirme que les victimes potentielles ne peuvent être considérées, en ce que « face au changement climatique, pareille option pourrait englober pratiquement tout le monde, de sorte qu’elle n’opèrerait pas comme un critère limitatif. Tout un chacun est concerné par les risques actuels et futurs, de différentes façons et à des degrés divers, et peut prétendre avoir un intérêt personnel légitime à voir ces risques disparaître »7. Dès lors, il est nécessaire de caractériser un risque réel, « d’effet direct », obligeant la Cour, sous couvert d’en rapporter les preuves, à établir que le requérant « a été exposé de manière intense aux effets néfastes du changement climatique » et « qu’un besoin impérieux d’assurer la protection individuelle du requérant, en raison de l’absence de mesures raisonnables ou adéquates de réduction du dommage », existe. L’affaire en l’espèce portait notamment sur une exposition des requérants à un risque réel et sérieux de mortalité et de morbidité plus élevé pour elles du fait du changement climatique, l’État suisse n’ayant pas suffisamment pris de dispositions pour empêcher la hausse des températures. Dès lors, la victime doit être individuelle et doit soutenir un intérêt légitime lésé.
Concernant les modalités de réparation, il est évident que la réparation la plus adéquate serait une réparation en nature. En effet, le principe pourrait être de remettre la victime dans l’état dans lequel elle était avant d’avoir subi le préjudice. Toutefois, dans ce cas particulier, il serait vraisemblablement impossible de réparer en nature, du fait d’un dommage environnemental qui restera continu. Il semblerait plus probable, sur le fondement de la réparation intégrale du préjudice, que le préjudice soit réparé financièrement. La difficulté serait double pour le juge : à la fois, il devra réparer les conséquences subjectives du préjudice liées à la personne, et donc en moduler le montant. Or, comment réparer un préjudice permanent qui ne peut que s’aggraver avec le temps, du fait d’une exposition constante aux changements environnementaux ? Cette réparation serait un forfait ad vitam ? Outre le risque d’une réparation symbolique, il demeure le risque d’une réparation impossible. De plus, la nomenclature Dintilhac n’est pas adaptée à une telle réparation de préjudice. En effet, si on reconnaît un préjudice corporel, la consolidation en demeure délicate à caractériser. Concernant le possible préjudice d’établissement en cas de préjudice extracorporel, la perte de chance liée au risque de réaliser un projet de famille du fait d’angoisse n’est pas adaptable. En effet, de l’angoisse découlerait un choix individuel, dont les conséquences directes liées à cette angoisse seraient difficilement démontrables. Cette difficulté demeure aussi objective : le juge doit analyser le lien de causalité entre le préjudice invoqué et les dommages portés contre l’environnement. Il doit dès lors caractériser précisément quelle atteinte contribue à créer et maintenir une angoisse chez la personne se déterminant victime d’une angoisse liée aux bouleversements climatiques. Or, cette précision pourrait s’avérer délicate, les sources d’angoisses pouvant varier, la disparition d’une cause de l’angoisse pourrait en laisser une autre apparaître, rendant interconnectés les rôles subjectif et objectif.
In fine, il semble donc délicat de reconnaître l’existence d’un tel préjudice. Outre un contentieux qui deviendrait massif pour les tribunaux qui n’ont pas la capacité matérielle de le gérer, les incertitudes concernant sa définition et son encadrement vident de son sens toute reconnaissance de préjudice. De plus, cette réparation est confrontée à une autre difficulté : celle de la multiplication des juridictions compétentes. Que ce soit devant le juge administratif pour les recours visant l’écoanxiété dont le lien de causalité serait l’action ou l’inaction de l’État ou de la personne publique, ou le juge judiciaire pour la responsabilité civile, ou le juge correctionnel pour les infractions liées à l’environnement, cette diversification de recours rend inopérante toute reconnaissance d’un préjudice unique d’écoanxiété. Il serait dès lors nécessaire de refonder le droit de l’environnement, par la création d’une juridiction spécialisée, un contentieux pratique pour permettre une nouvelle réflexion sur un préjudice qui pourrait être sui generis.
Notes de bas de pages
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1.
A. Desbiolles, L’Éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, 2020, Fayard.
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2.
N. Molfessis, « La psychologisation du dommage », in Quel avenir pour la responsabilité civile ?, 2015, Dalloz.
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3.
IFOP, rapp. d’étude, 2022, Enquête auprès des Françaises sur leur désir d’enfant et le regret maternel.
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4.
APA, guide, 2017, Mental health and our changing climate : impacts, implications, and guidance : « A chronic fear of environmental doom ».
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5.
K. Weiss et L. Canali, « L’éco-anxiété, et les victimes du changement climatique. Perspectives psychologiques et juridiques », in La pensée écologique 2024, p. 29 à 40.
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6.
Cass. ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17442.
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7.
CEDH, 9 avr. 2024, n° 53600/20, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et a. c/ Suisse, §485.
Référence : AJU014z3