Articuler abus de droit et acte anormal de gestion
Le juge administratif précise que les dispositions relatives à l’abus de droit ne sont pas applicables, alors même que l’une des conditions permettant d’y recourir serait remplie, lorsque le redressement est justifié par l’existence d’un acte anormal de gestion.
La cour administrative d’appel de Versailles (CAA Versailles, 15 janv. 2019, n° 17VE01574) vient de juger qu’en présence d’un acte anormal de gestion, les dispositions spécifiques de l’abus de droit ne s’appliquent pas. La portée de cette décision doit être envisagée à la lumière de l’élargissement et de la multiplication récente des dispositifs anti abus de droit. Dans cette affaire, la SAS Les Laboratoires B. a fait l’objet d’une vérification de comptabilité au titre de la période du 1er octobre 2008 au 30 septembre 2011, à l’issue de laquelle le service a estimé que les charges afférentes aux rémunérations versées à Madame A., fille de Monsieur B., ne pouvaient être déduites du résultat imposable de la société, au motif qu’elles n’avaient pas été engagées dans l’intérêt de l’entreprise. En conséquence, les sommes perçues par Madame A. ont été requalifiées de revenus distribués, sur le fondement des articles 109 à 111 du Code général des impôts, et taxées à l’impôt sur le revenu, dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers au titre des années 2009 à 2011. La contribuable, Madame A., a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise la décharge, en droits et pénalités, des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2009, 2010 et 2011. Le tribunal administratif a rejeté sa demande (TA Cergy-Pontoise, 22 mars 2017, n° 1500523). Elle se pourvoit donc en appel devant la cour administrative d’appel de Versailles, afin que la cour annule ce jugement et prononce la décharge demandée.
Un abus de droit rampant ?
La contribuable avance comme premier moyen que l’administration s’est implicitement fondée sur l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF). Elle précise notamment que la distinction opérée par le tribunal administratif entre le caractère non effectif du travail fourni et le caractère fictif du contrat de travail méconnait la jurisprudence du Conseil d’État, aux termes de laquelle l’application de la procédure spéciale de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du LPF doit être écartée au profit de la procédure contradictoire de droit commun si l’administration ne conteste pas le caractère fictif du contrat de travail ou ne remet pas en cause le caractère effectif du travail réalisé. Aux termes de l’article L. 64 du LPF, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits : « afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ».
Ce premier moyen renvoie à la notion d’abus de droit rampant, un moyen de procédure qui permet de soulever la nullité de l’ensemble d’une procédure d’imposition. En effet, lorsqu’elle invoque l’existence d’un abus de droit, l’administration est tenue de respecter la procédure spécifique prévue à l’article L. 64 du LPF, car ce texte prévoit un cadre juridique précis et offre un certain nombre de garanties au contribuable, comme celle de permettre au contribuable de demander l’avis du Comité de l’abus de droit fiscal (CADF). Lorsque l’administration procède à des rectifications en suivant la procédure de droit commun prévue par l’article L. 55 du LPF, sans invoquer l’article L. 64 du LPF, alors que ces rectifications relèvent par nature de la procédure de répression des abus de droit, elle prive le contribuable de ces garanties spécifiques. Il s’agit de ce qu’on appelle un abus de droit rampant. Le juge peut alors requalifier l’argumentation de l’administration, en considérant que celle-ci invoque implicitement mais nécessairement les dispositions relatives à l’abus de droit. Ce principe, dégagé par le Conseil d’État en 1986 (CE, 19 nov. 1986, nos 30465 et 32295) a été confirmé en 1989 dans un arrêt rendu en formation plénière (CE, 21 juill. 1989, n° 59970, Bendjador) et a été mis en œuvre régulièrement depuis. L’enjeu de la requalification opérée par le juge est l’annulation même de la procédure de redressement fiscal eu égard au non-respect des garanties dont est entourée la mise en œuvre de la procédure de répression des abus de droit. Ce moyen ne peut cependant être soulevé d’office par le juge, car il a le caractère d’un moyen de procédure puisqu’il est tiré de la méconnaissance des garanties légales attachées à l’article L. 64 du LPF.
Un acte anormal de gestion
Pour la cour administrative d’appel de Versailles, les dispositions de l’article L. 64 du LPF ne sont pas applicables, alors même que l’une de ces conditions permettant d’y recourir serait remplie, lorsque le redressement est justifié par l’existence d’un acte anormal de gestion. Il résulte de l’instruction, et notamment de la proposition de rectification du 18 décembre 2012, que l’administration fiscale a refusé de regarder les sommes versées par la SAS Les Laboratoires B. à Mme A. comme des salaires, au motif qu’en versant un salaire sans justifier en contrepartie d’un travail effectif, la société avait commis un acte anormal de gestion. Le moyen tiré de ce que l’administration se serait implicitement fondée sur l’article L. 64 du LPF doit par suite être écarté.
Trois abus de droit
Désormais, la notion d’abus de droit a été élargie. Surtout plusieurs dispositifs anti abus de droit coexistent désormais. La portée pratique de cet arrêt en est renforcée. L’article L. 64 du LPF a été plusieurs fois remanié afin d’en élargir la portée. Le législateur, dans le cadre de la loi de finances rectificative pour 2008, y a inclut la notion de fraude à la loi, c’est-à-dire les actes qui sont motivés par le seul but d’éluder ou d’atténuer la charge fiscale. Ce texte récemment a été renforcé. Les dossiers d’abus de droit sont automatiquement transmis au parquet depuis l’entrée en vigueur de l’article L. 228 du LPF issu de la loi du 23 octobre 2018. Autre nouveauté : la modification de la charge de la preuve actée dans le cadre de la loi de finances pour 2019. À compter des rectifications notifiées à partir 1er janvier 2019, l’avis du Comité de l’abus de droit fiscal n’a plus, en principe, d’effet sur la charge de la preuve. Le législateur a supprimé l’article L. 64 LPF pour aligner le régime de la charge de la preuve applicable en cas de saisine du Comité de l’abus de droit fiscal sur celui prévu par l’article L. 192 du LPF en cas de saisine des commissions des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires. Dans le cadre de la loi de finances pour 2019, une nouvelle règle anti abus a été créée, codifiée à l’article L. 64 A du CGI et qui vient compléter le dispositif codifié à l’article L. 64 du LPF, instituant un dispositif anti abus à deux étages. Ce nouvel article s’applique à toutes les impositions. Il est réservé aux rectifications notifiées à compter du 1er janvier 2021 portant sur des actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020. Ce nouveau texte a pour objectif d’étendre la procédure de l’abus de droit aux opérations qui ont un motif principalement fiscal, et non plus exclusivement fiscal. La majoration de 80 % n’est pas applicable à ces montages à but principalement fiscal. Aucun mécanisme de transmission au parquet n’est prévu. Le législateur a en outre créé une clause anti-abus générale en matière d’impôt sur les sociétés codifié à l’article 205 A du CGI (art. 48 du projet de loi de finances pour 2019). Cette nouvelle règle anti-abus prévoit que pour l’établissement de l’impôt sur les sociétés, il n’est pas tenu compte d’un montage ou d’une série de montages qui, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents. Elle est applicable aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019.
La charge de la preuve repose sur l’administration fiscale
La requérante avance que le tribunal inverse la charge de la preuve en s’abstenant d’apporter le moindre élément établissant le caractère non-effectif du travail fourni par la requérante, alors même qu’il appartient toujours à l’administration d’établir l’existence d’un acte anormal de gestion. Elle précise en outre que son travail au sein des laboratoires B. était réel, ajoutant que le Code du travail n’exige pas la conclusion d’un contrat écrit pour les CDI à temps complet. En produisant un certificat de travail, daté du 7 novembre 1978, une lettre d’embauche valant contrat de travail, datée du 23 octobre 1978, ainsi que deux avenants au contrat de travail signés les 1er mars 2002 et 21 novembre 2005, elle apporte bien la preuve qu’elle a été embauchée au sein de la société entre 1978 et 2012 afin d’y exercer un travail effectif. Il résulte de l’instruction que les sommes que la SAS Les Laboratoires B. a versées au cours des exercices 2009 à 2011 à Madame A., pour les montants respectifs de 298 805 €, 297 428 € et 189 669 €, que cette dernière a déclarées comme salaires, ont été regardées par l’administration fiscale comme payées sans la contrepartie d’aucun travail et, par suite, comme constituant des revenus de capitaux mobiliers au sens des dispositions des articles 109 à 111 du Code général des impôts. Madame A. ayant fait connaître son désaccord à la suite de la notification des redressements litigieux, il appartient à l’administration d’apporter la preuve de l’absence de travail effectif de Madame A.
Pour apporter cette preuve, l’administration fait valoir que, lors de la vérification de comptabilité de la SAS Les Laboratoires B., la société a indiqué au vérificateur que Madame A., docteur en anthropologie, exerçait une fonction de conseiller parallèle » en matière de ressources humaines auprès de son père, le docteur Jacques B., avec pour mission de favoriser les relations humaines au sein de la société, et ce hors hiérarchie des directions du groupe, ce qui aurait débouché sur la signature, en 2007 et 2010, d’un certain nombre d’accords. Toutefois, le vérificateur, constatant que la société n’avait pu apporter aucun élément relatif au travail de l’intéressée, les accords en cause ne faisant apparaître ni son nom ni sa signature, ni une quelconque implication de sa part, a estimé que le caractère effectif de son travail au sein de la société n’était pas établi.
En se bornant à produire un certificat de travail rédigé à l’en-tête de la Société nouvelle de prospective et méthodes, en date du 7 novembre 1978, une lettre d’embauche en qualité de cadre administratif au sein de la SARL Science Union, datée du 23 octobre 1978, un avenant du 22 février 2002, signé du Laboratoire B. pour une reprise d’activité à temps partiel pour un salaire mensuel brut de 3 830,68 €, et un autre avenant du 21 novembre 2005 pour une reprise d’activité à temps complet pour un salaire mensuel brut de 18 510 €, la requérante ne conteste pas utilement les constatations du vérificateur. L’administration doit ainsi être regardée comme apportant la preuve de l’absence de travail effectif de Madame A.
Aux termes de l’article 1729 du Code général des impôts, les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’impôt entraînent l’application d’une majoration de 40 % en cas de manquement délibéré. Eu égard à l’importance des sommes versées à Madame A…, et à la circonstance que l’intéressée ne pouvait ignorer qu’elle n’accomplissait aucun travail effectif en contrepartie de ces versements, l’administration a pu à bon droit assortir les impositions litigieuses de la majoration de 40 % prévue par ces dispositions. La contribuable n’est donc pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté sa demande. Par voie de conséquence, les conclusions présentées au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative doivent être rejetées.