« Il faut sortir d’une vision des finances publiques à courte vue »

Publié le 24/04/2020

Depuis le début de la crise sanitaire, les français découvrent l’état de l’hôpital public et s’interrogent : où va l’argent des impôts ?

Dans le cadre des Grands entretiens  de la crise, qui visent à examiner l’impact de celle-ci dans chaque domaine du droit et de la justice, Actu-Juridique a posé la question à un spécialiste des finances publiques, Michel Bouvier.

Professeur des universités, président du Think tank  Fondafip, directeur de la Revue Française de Finances Publiques, il déplore le fait que la gestion soit devenue une idéologie au sein de l’administration avec tous les excès qui s’y attachent.  Pour lui, on a perdu de vue l’intérêt public. Michel Bouvier est notamment l’auteur de  « L’impôt sans le citoyen ? » aux éditions LGDJ.

Actu-Juridique : Dans votre dernier ouvrage, vous expliquez que l’impôt est désormais considéré comme le prix d’un service pour un contribuable qui se pense comme un client. Or, les contribuables constatent avec la crise sanitaire que le service n’est pas au rendez-vous. Que se passe-t-il ?

 Michel Bouvier : Répondre à votre question implique au préalable de mettre au clair un certain nombre de concepts de base car les finances publiques demeurent une matière peu connue. On confond souvent finances publiques et finances de l’Etat. L’argent public englobe trois postes : la sécurité sociale qui pèse environ 670 milliards d’euros, l’Etat 450 milliards et enfin les collectivités locales 250 milliards. Ces chiffres sont en évolution permanente actuellement à cause de la crise. Quand on évoque la nécessité de limiter la dette ou de contenir le déficit public, c’est cette trilogie que l’on désigne. Précisons encore que les collectivités locales financent près des ¾ des investissements publics civils. On sous-estime souvent leur importance alors que lorsqu’on circule à l’extérieur de chez soi il y a plus de chances d’utiliser des équipements financés par la commune, un groupement de communes, le département ou la région que par l’Etat.

« Il faut sortir d’une vision des finances publiques à courte vue »
Photo : ©Gérard Bottino/AdobeStock

La perte estimée de 6 points de croissance consécutive à la crise ainsi que les mesures prises pour contenir la crise vont avoir pour conséquences une augmentation des dépenses et une diminution des recettes ce qui remet en question la loi de finances initiale (le budget de l’Etat) votée en fin d’année. La dernière loi de finance rectificative (il s’agit du second budget rectificatif) prévoit que le déficit de l’Etat va s’élever à environ 180 milliards contre 93 dans la loi de finances initiale. Et il est fort possible qu’une troisième loi rectificative constate une nouvelle aggravation du déficit. L’Etat a dû contracter de nouveaux emprunts dont le remboursement pourrait peser lourd sur les budgets futurs si la croissance n’est pas au rendez-vous. D’ores et déjà il faut préciser que les dépenses publiques représentent plus de 50% du PIB. C’est pourquoi, si jusqu’à présent la France fait partie des pays riches on peut se demander d’où provient la pénurie que l’on dénonce en ce moment à l’hôpital et dans d’autres services publics comme la justice.  Cette pénurie relève à mon sens tout à la fois d’une culture du court terme et d’une approche en silos qui ne permettent pas d’effectuer des choix politiques pertinents. Autrement dit, d’une part un défaut de projection sur le moyen et surtout le long terme, d’autre part une impossibilité à raisonner en termes d’interrelations entre les domaines concernés.

Actu-Juridique : Pourtant la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) adoptée en 2001 se fixait précisément pour objectif d’améliorer la gestion de l’argent public en introduisant des techniques inspirées de l’entreprise….

 MB : L’objectif de la LOLF, qui n’a concerné que le budget  de l’Etat,  consistait à maitriser les dépenses, à réduire voire même à supprimer les déficits et donc à limiter l’emprunt. Un élément majeur est qu’elle a introduit de la transparence dans la présentation du budget de l’Etat car, jusque là, il était particulièrement opaque. Elle a institué des programmes définissant des  politiques publiques avec des objectifs associés à des indicateurs de performance. Le deuxième point fort a été de responsabiliser les acteurs, les gestionnaires et les politiques.  En ce qui concerne les gestionnaires, il a été décidé de mettre en place des responsables de programmes, généralement le directeur général d’une administration centrale, puis de découper les programmes en budgets opérationnels de programmes (BOP), avec à leur tête un responsable, un chef de service. Ce responsable peut utiliser ses crédits comme il le souhaite pour réaliser les objectifs qu’il doit réaliser. Il peut lui-même découper son programme en plusieurs budgets qu’on appelle des unités opérationnelles à la tête desquels sont placés des responsables. On a donc affaire à une chaine de responsabilités. Les résultats seront ensuite évalués en fonction d’indicateurs chiffrés.

Actu-Juridique : Tout ceci semble parfaitement cohérent et efficace…

MB. : Le problème c’est que l’on a perverti l’esprit de la LOLF et de la nouvelle gestion publique en général qui prétendait insuffler une dynamique fondée sur la responsabilisation. Le besoin légitime de moderniser une gestion publique archaïque a conduit à transposer aux collectivités locales et à l’Etat les outils de gestion de l’entreprise en favorisant dans le secteur public une culture gestionnaire, qui assurément, était nécessaire. Si elle est parvenue à s’imposer avec pour raison d’être affichée la nécessité de maîtriser la dépense publique, cette culture s’est hélas trop souvent transformée en une véritable idéologie avec les préjugés, les excès et finalement l’intransigeance qui caractérisent tous les idéologues. Les modes de gestion les plus sophistiqués se sont épanouis tout au long de ces dernières années. C’est à corps perdu que s’y sont jetés nombre de responsables des administrations publiques, mettant toute leur énergie et leur intelligence dans la recherche de la perfection technique, pensant de bonne foi œuvrer ainsi pour le bien public.

Par ailleurs, un des axes majeurs de la LOLF, la responsabilisation des gestionnaires, avec pour outil essentiel la fongibilité des crédits, s’est peu à peu estompé et l’on est revenu à la pratique des crédits fléchés. La dynamique de gestion a disparu et ce qui a contribué à scléroser le fonctionnement de l’Etat.

Actu-Juridique : Comment se sortir de ce piège ?

 MB : L’un des problèmes réside dans le fait, je l’ai dit, qu’on raisonne en silo. Aujourd’hui, l’Etat, la sécurité sociale et les collectivités locales n’ont pas suffisamment de rapports. Il conviendrait de créer des structures de concertation. Autrement dit, il s’agirait de coordonner l’action de l’Etat, des collectivités locales et de la sécurité sociale.

Il est également indispensable de concentrer les efforts sur les fonctions essentielles et notamment sur les dépenses d’avenir comme la santé, l’éducation, la recherche, l’environnement ainsi que régaliennes comme par exemple la justice et la défense. Si ces grands domaines ne fonctionnent pas ou mal, alors la situation va  aller en se dégradant  et il ne restera plus d’autre choix que de privatiser ce qui peut l’être.

« Il faut sortir d’une vision des finances publiques à courte vue »
Photo : © Yabresse/AdobeStock

Actu-Juridique : Quels sont les défis à relever ?

 MB : Il va déjà falloir répondre au choc sanitaire qui va entraîner une augmentation très importante des dépenses sociales. Mais au-delà de ce problème à court-terme, le choc démographique doit également être pris en considération dès maintenant ; la métropolisation  va peser sur les finances publiques. En 1950, la population dans le monde était à 70% rurale. La répartition est en train de s’inverser ce qui impose de revoir toute l’organisation des services publics, notamment les transports, la voirie, l’assainissement, la distribution des eaux etc.

Par ailleurs, nous devons aussi anticiper les conséquences du réchauffement climatique tant en ce qui concerne la réduction de la production de dioxyde de carbone que de la submersion annoncée de certains territoires. Sans compter le financement des dispositifs nécessaires pour la réalisation des territoires intelligents. Cela coûte très cher, en investissements et en entretien. Il va falloir trouver les financements nécessaires sans le faire au détriment de fonctions qui sont tout aussi indispensables. Il conviendra de trouver des financements alternatifs, notamment du côté du secteur privé.

D’autant plus que les Etats perdent des sommes phénoménales en raison de l’évasion fiscale pratiquée par les entreprises du numérique comme les GAFA. L’économie numérique combinée à la mondialisation menace la fiscalité, excepté peut-être les impôts fonciers. En fait les systèmes fiscaux reposent principalement sur des impôts créés dans la première moitié du siècle dernier dans un contexte tout à fait différent de celui d’aujourd’hui. Par ailleurs, le droit fiscal a peu évolué ; par exemple la notion d’établissement stable, qui permet de taxer les entreprises là où elles ont leurs activités perd tout son sens face à un modèle d’entreprise qui fonctionne sur la base de plateformes numériques.

Actu-Juridique : Cette réorganisation est-elle à l’agenda des réformes ?

MB : Pour ce qui est de la lutte contre l’évasion fiscale internationale l’OCDE travaille activement sur cette question, de même que l’Union européenne.

Pour le reste, il faut insister sur le fait que la crise actuelle n’implique pas qu’il faille abandonner les voies gestionnaire et politique de la bonne gouvernance financière publique. Le véritable enjeu est de parvenir à intégrer la culture gestionnaire dans un projet, dans un sens commun à donner à la société sur le long terme. Elle ne saurait se  limiter ou se résumer à gérer au mieux un partage des économies. C’est le futur qu’il convient de gérer. Dans cette perspective, il importe que la représentation politique définisse une stratégie de sortie de crise. Il ne s’agit pas pour l’Etat de renouer avec une attitude interventionniste qui, si elle a pu être efficace en son temps, ne relève plus aujourd’hui que d’un imaginaire sublimé. Cette stratégie doit prendre forme dans un cadre international et, dans l’immédiat dans le cadre européen.

Et puis il faut reconstruire le politique. L’Etat, il y a une quarantaine d’années, a entamé dans le monde occidental un processus de déconstruction qui n’a toujours pas atteint une forme stable. Il n’est pas parvenu notamment à établir des rapports suffisamment clairs avec un marché économique et financier que tantôt il prétend piloter, tantôt il laisse libre de se réguler.

Enfin, depuis plusieurs années on s’est satisfait de l’application de règles de bonne gestion tout en ayant le regard fixé sur les marchés financiers et sur les notes attribuées par les agences de notation. C’est une vision financière, donc à court-terme, dont on découvre à l’occasion de la crise actuelle les limites. Nous avons délaissé l’économie réelle pour une économie virtuelle. On voit le résultat !

L’heure n’est plus au bricolage ni au replâtrage dans le monde interconnecté d’aujourd’hui. Elle est à la création d’institutions solides et appropriées à ce monde. Or, nous manquons d’une construction théorique, cohérente capable d’aider à répondre aux problèmes sociaux, économiques, politiques qui se posent et vont se poser demain. La crise sanitaire actuelle, celle du coronavirus, en est hélas un parfait révélateur.

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