Le mécanisme d’agrément prévu pour les fusions. La TUP internationale remise en cause par la CJUE
Le contrôle préalable des fusions transfrontalières par agrément est-il euro-compatible ? Le juge communautaire vient de répondre par la négative à cette question. Le législateur va devoir remanier ce dispositif.
La CJUE vient de préciser que les modalités et les critères de l’agrément retenus par l’article 210 B du CGI, requis en cas de fusion ou d’apport d’actifs à une société étrangère, ne sont pas compatibles avec le droit communautaire1. Cet arrêt est intervenu après trois décisions en date du 30 décembre 20152, dans lesquelles le Conseil d’État a interrogé la CJUE à propos de la compatibilité avec le droit de l’Union européenne de l’article 210 C du CGI qui régit les conditions d’application du régime spécial aux apports faits à des personnes morales étrangères par des personnes morales françaises. En principe, en application des dispositions combinées des articles 221 et 201 du Code général des impôts (CGI), la dissolution, la fusion ou la cessation d’une entreprise entraîne son imposition immédiate à raison de l’ensemble des bénéfices non encore taxés qu’elle a réalisés, y compris des plus-values constatées et des provisions non encore réintégrées. Toutefois, un régime spécial défini aux articles 210 A à C du CGI a été instauré qui permet, en cas de fusion, de surseoir à cette imposition sous certaines conditions. Ce régime fiscal de faveur en cas d’opération de fusion ou d’apport partiel d’actif peut-il être soumis à un agrément préalable lorsque l’opération est effectuée par une société résidente d’un autre État membre de l’Union européenne (UE) ou de l’Espace économique européen (EEE) au regard des principes du droit communautaire ?
Le mécanisme d’agrément
En application de l’article 210 C du CGI, les apports faits à une société étrangère par une société française peuvent bénéficier du régime de faveur des fusions sous réserve de l’obtention d’un agrément préalable, qui est délivré conformément aux dispositions de l’article 210 B du CGI. L’agrément est de droit lorsque trois conditions sont réunies. Ces conditions sont les suivantes : l’opération est justifiée par un motif économique, se traduisant notamment par l’exercice par la société bénéficiaire de l’apport d’une activité autonome ou l’amélioration des structures, ainsi que par une association entre les parties, lorsque l’opération n’a pas comme objectif principal ou comme l’un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales et lorsque les modalités de l’opération permettent d’assurer l’imposition future des plus-values mises en sursis d’imposition.
Une transmission universelle de patrimoine
En l’espèce, la fusion concernait une société de droit luxembourgeois Euro Park Service venant aux droits d’une SCI de droit français, la SCI Cairnbulg Rognac, objet d’un redressement fiscal opéré par l’administration fiscale française occasionnant des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et des contributions additionnelles sur cet impôt, ainsi que des pénalités. La société Euro Park Service a, en 2004, absorbé une SCI de droit français dont elle était l’actionnaire unique, dans le cadre d’une transmission universelle de patrimoine (TUP), régie à l’article 1844-5 du Code civil. Les dissolutions sans liquidation plus communément appelée TUP peuvent bénéficier du régime fiscal de faveur des fusions. En effet, lorsqu’une personne morale soumise à l’impôt sur les sociétés détient la totalité des titres d’une filiale qu’elle entend absorber, elle peut recourir à la dissolution sans liquidation qui entraîne le transfert de l’intégralité du patrimoine de la société filiale sans qu’il y ait lieu de procéder à une liquidation. La dissolution sans liquidation est particulièrement aisée : elle est réalisée par simple déclaration de l’associé unique. L’option pour le régime de faveur des fusions doit être expressément formulée dans la décision de dissolution dans laquelle l’associé unique doit souscrire l’engagement de respecter toutes les obligations visées à l’article 210 A du CGI. En l’espèce, la société Euro Park Service a opté pour le régime spécial des fusions prévu aux articles 210 et suivants du CGI sans demander d’agrément. Et elle n’a pas déclaré à l’impôt sur les sociétés, au titre de l’exercice clos le 26 novembre 2004, les plus-values nettes et les profits dégagés sur les actifs dont elle a fait apport à la société Euro Park, apports qui, constitués de biens immobiliers, ont été évalués à leur valeur nette comptable, soit 1 035 062 €, dans l’acte notarié du 10 juin 2005 constatant la transmission universelle du patrimoine en faveur de l’absorbante, la société Euro Park Service. La société a cédé le 10 juin 2005 ces mêmes biens immobiliers à la SCI IBC Ader au prix de 11 444 000 €, la valeur vénale que ces éléments d’actif avaient acquise ayant été estimée à 9 372 460 €. Dans le cadre d’un contrôle fiscal, l’administration fiscale a remis en cause le bénéfice du régime spécial des fusions au profit de la SCI. Pour l’administration fiscale, la SCI Cairnbulg Rognac n’avait pas sollicité l’agrément ministériel prévu par l’article 210 C du CGI, agrément qui était requis dès lors que le bénéficiaire des apports, la société Euro Park Service, était une société étrangère. L’administration fiscale précise que cet agrément ne lui aurait d’ailleurs pas été accordé puisque l’opération en cause ne pouvait se justifier par des raisons économiques mais poursuivait un but de fraude ou d’évasion fiscale. Tirant les conséquences de son analyse, l’administration fiscale a remis en cause l’application du régime spécial des fusions prévu à l’article 210 A du CGI, issu de la directive européenne du 23 juillet 1990 susvisée, et a rehaussé l’assiette de l’impôt sur les sociétés et de la contribution additionnelle de la SCI Cairnbulg Rognac, aux droits et obligations de laquelle vient la société Euro Park Service, d’un montant de 8 337 398 €. Ce montant, correspondant à la différence entre celui de 9 372 460 €, valeur vénale de l’actif immobilier en cause au 26 novembre 2004, et celui de 1 035 062 €, valeur nette comptable pour laquelle cet actif était inscrit à la même date, représentait pour l’administration fiscale, la plus-value immobilière que la SCI aurait dû constater et déclarer le 26 novembre 2004, date de clôture de l’exercice en cause.
La société Euro Park Service a porté cette affaire devant le juge administratif. Dans trois arrêts3, la cour administrative d’appel de Paris a confirmé la position de l’administration fiscale. Elle a considéré que les articles 210 B et 210 C du Code général des impôts subordonnant le report d’imposition à l’obtention d’un agrément ne sont pas incompatibles avec l’article 4 de la directive n° 90/434/CEE du 23 juillet 1990 du Conseil de l’Union européenne, modifiée par la directive n° 2005/16/CE du 17 février 2005 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusion-scission, apport d’actif et échange d’actions entre sociétés d’États membres. En application de l’article 11 de cette directive, un État membre peut refuser le bénéfice de l’article 4 précité, emportant dispense de taxation des plus-values, dès lors que l’opération a eu pour objectif la fraude ou l’évasion fiscale, précise la Cour. Dès lors qu’il est constant que la SCI Cairnbulg Rognac n’a pas obtenu, ni même d’ailleurs sollicité l’agrément susmentionné, l’Administration était fondée, pour ce seul motif, à remettre en cause le bénéfice du régime spécial des fusions dont cette société avait spontanément fait application, décident les juges du fond. En tout état de cause, l’opération sus-décrite ne répondant pas, comme l’a relevé l’Administration, à un motif économique, mais poursuivant un objectif principal, voire exclusif de fraude ou d’évasion fiscale, les conditions de délivrance de l’agrément et donc d’éligibilité au régime spécial d’imposition défini à l’article 210 A du Code général des impôts n’étaient pas satisfaites. La société Euro Park Service s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’État pour obtenir l’annulation de ces trois arrêts. Le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la CJUE sur la compatibilité du dispositif d’agrément préalable au droit de l’Union européenne. Le Conseil d’État considère en effet qu’il est nécessaire de savoir, notamment, si le principe de liberté d’établissement prévu par l’article 49 TFUE s’oppose à une législation nationale qui, dans le but de lutter contre la fraude et l’évasion fiscale, subordonne, d’une manière systématique, le bénéfice du régime fiscal commun applicable aux fusions et opérations assimilées, à une procédure d’agrément préalable par les seuls apports faits à des personnes morales étrangères.
Une question préjudicielle
Les questions posées à la CJUE étaient les suivantes. Lorsqu’une législation nationale d’un État membre utilise en droit interne la faculté offerte par le 1 de l’article 11 de la directive n° 90/434/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990 modifiée, concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’États membres différents, y a-t-il place pour un contrôle des actes pris pour la mise en œuvre de cette faculté au regard du droit primaire de l’Union européenne. En cas de réponse positive à la première question, les stipulations de l’article 43 du traité instituant la Communauté européenne, devenu l’article 49 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, doivent-elles être interprétées comme faisant obstacle à ce qu’une législation nationale, dans un but de lutte contre la fraude ou l’évasion fiscales, subordonne le bénéfice du régime fiscal commun applicable aux fusions et opérations assimilées à une procédure d’agrément préalable en ce qui concerne les seuls apports faits à des personnes morales étrangères à l’exclusion des apports faits à des personnes morales de droit national.
Les conclusions de l’avocat général
Les conclusions de l’avocat général Melchior Wathelet présentées le 26 octobre 20164 avaient invité la Cour à conclure à l’incompatibilité au droit de l’Union européenne de l’agrément préalable, prévu par l’article 210 C du CGI, auquel est subordonné le bénéfice du régime de faveur en cas de fusion transfrontalière, tant au regard de l’article 11 de la directive n° 90/434 du 23 juillet 1989, dite directive Fusions ni avec la liberté d’établissement garantie à l’article 49 du TFUE. Pour l’avocat général, les conditions posées pour l’obtention de l’agrément vont au-delà de ce que permet la directive Fusions. En effet, elles instaurent une présomption générale de fraude ou d’évasion fiscales contraire aux objectifs de la directive. Compte tenu de cette présomption, l’avocat général considère que la différence de traitement ainsi opérée entre les opérations internes et les opérations transfrontalières n’est pas justifiée par l’objectif de lutter contre la fraude ou l’évasion fiscales et porte atteinte à la liberté d’établissement. « L’article 49 TFUE et l’article 11, paragraphe 1, sous a), de la directive n° 90/434/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’État membres différents s’opposent à ce qu’une législation nationale, dans un but de lutte contre la fraude ou l’évasion fiscales, subordonne le bénéfice du régime fiscal commun applicable aux fusions et aux opérations assimilées à une procédure d’agrément préalable telle que celle en cause, qui s’applique aux seuls apports faits à des personnes morales étrangères à l’exclusion des apports faits à des personnes morales de droit national et impose systématiquement au contribuable de justifier la réalité et la sincérité d’une opération, même en l’absence du moindre indice de fraude ou d’évasion fiscales », résume l’avocat général à propos de cette affaire.
La solution de la CJUE
Pour la Cour, dans la mesure où l’article 11, paragraphe 1, sous a), de la directive n° 90/434/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’États membres différents, n’opère pas une harmonisation exhaustive, le droit de l’Union permet d’apprécier la compatibilité d’une législation nationale, telle que celle en cause au principal, au regard du droit primaire, alors que cette législation a été adoptée pour transposer en droit interne la faculté offerte à cette disposition. Et, poursuit la Cour, « l’article 49 TFUE et l’article 11, paragraphe 1, sous a), de la directive n° 90/434 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, qui, dans le cas d’une opération de fusion transfrontalière, soumet l’octroi des avantages fiscaux applicables à une telle opération en vertu de cette directive, en l’occurrence le report de l’imposition des plus-values afférentes aux biens apportés à une société établie dans un autre État membre par une société française, à une procédure d’agrément préalable dans le cadre de laquelle, pour obtenir cet agrément, le contribuable doit démontrer que l’opération concernée est justifiée par un motif économique, qu’elle n’a pas comme objectif principal ou comme l’un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales et que ses modalités permettent d’assurer l’imposition future des plus-values mises en sursis d’imposition, alors que, dans le cas d’une opération de fusion interne, un tel report est accordé sans que le contribuable soit soumis à une telle procédure ». Le recours à un agrément préalable pour appliquer le régime de faveur des fusions aux opérations transfrontalières entre sociétés établies au sein de l’Union européenne est donc contraire à la liberté d’établissement garantie par les traités communautaires. Précisons que la CJUE a rappelé que, conformément à sa jurisprudence antérieure, une opération de fusion transfrontalière constitue l’une des modalités d’exercice de la liberté d’établissement. Le juge communautaire souligne en outre l’insécurité juridique qui entoure cette procédure d’agrément. Ses « modalités n’apparaissent pas suffisamment précises, claires et prévisibles pour permettre aux contribuables de connaître avec exactitude leurs droits, d’autant plus que certaines d’entre elles au moins restent susceptibles d’être modifiées au gré de l’administration fiscale », précise la CJUE. Si les décisions de refus sont motivées, une absence de réponse pendant quatre mois vaut décision de refus et cette décision implicite de refus n’est dans un tel cas motivé que si le contribuable le demande. Or, conformément à la jurisprudence de la CJUE, pour que le contribuable puisse apprécier avec exactitude l’étendue des droits et des obligations qu’il tire de la directive n° 90/434 et prendre ses dispositions en conséquence, une décision de l’administration fiscale refusant à ce contribuable le bénéficie d’un avantage fiscal au titre de cette directive doit toujours être motivée afin que ce dernier puisse vérifier le bien-fondé des motifs qui ont conduit cette administration à ne pas lui accorder l’avantage prévu par ladite directive et, le cas échéant, faire valoir son droit devant les juridictions compétentes. « Dans ces conditions, il apparaît que les modalités procédurales en cause au principal méconnaissent l’exigence de sécurité juridique et, partant, que cette législation ne respecte pas le principe d’effectivité », conclue le juge communautaire. Enfin, relève la CJUE, ces dispositions pour accorder le bénéfice du report de l’imposition des plus-values en vertu de la directive n° 90/434 d’une manière systématique et inconditionnelle, exigent que le contribuable démontre que l’opération concernée est justifiée par un motif économique et qu’elle n’a pas comme objectif principal ou l’un de ses objectifs principaux, la fraude ou l’évasion fiscale, sans que l’administration fiscale soit tenue de fournir ne serait-ce qu’un commencement de preuve de l’absence de motifs économiques valables ou d’indices de fraude ou d’évasion fiscales. Dès lors, cette législation instaure une présomption générale de fraude ou d’évasion fiscales.
Quelles sont les conséquences d’une telle décision rendue par la CJUE ? La France devrait vraisemblablement substantiellement modifier la procédure de l’agrément préalable. Il est probable que les conditions tenant à la justification économique de l’opération et aux modalités permettant d’assurer l’imposition future des plus-values mises en sursis d’imposition doivent être remaniées. Précisons que la société Euro Park Services a soutenu devant la Cour que la troisième condition conduisait la société à maintenir un établissement stable sur le territoire français. À cet égard, l’avocat général a précisé que lors de l’audience et à la suite d’une question posée par la Cour, le gouvernement français n’était pas en mesure de confirmer l’objectif de cette troisième condition. Reste à savoir comment le législateur réformera les textes existants. Première option, la France peut supprimer tout agrément préalable sur les opérations transfrontalières. Deuxième option, elle peut étendre cette procédure d’agrément préalable aux opérations purement nationales qui relèvent aujourd’hui du régime de faveur de plein droit.
Notes de bas de pages
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1.
CJUE, 8 mars 2017, n° C‑14/16.
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2.
CE, 30 déc. 2015, n° 369311 ; CE, 30 déc. 2015, n° 369316 ; CE, 30 déc. 2015, n° 369317.
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3.
CAA Paris, 11 avr. 2013, n° 11PA03447 ; CAA Paris, 11 avr. 2013, n° 11PA03448 ; CAA Paris, 11 avr. 2013, n° 11PA03449.
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4.
Conclusions Wathelet M. présentées le 27 octobre 2016 dans l’affaire n° C-14/16.