Le principe des doubles poursuites pénales et fiscales bientôt remis en cause ?
Deux questions prioritaires de constitutionnalité interrogent la validité du principe des doubles poursuites pénales et fiscales. Une troisième question prioritaire de constitutionnalité tente de remettre en cause le monopole de Bercy sur le déclenchement des poursuites pénales.
Les infractions à la loi fiscale sont sanctionnées par des pénalités et des sanctions fiscales, soit les intérêts de retard, les majorations de droit et les amendes. Ces pénalités sont déterminées par l’Administration elle-même sous le contrôle du juge de l’impôt. À ces pénalités peuvent venir s’ajouter, pour les infractions les plus graves, des sanctions pénales, prononcées par les tribunaux correctionnels, à l’initiative de l’Administration fiscale. Ce principe des doubles poursuites fiscales et pénales est-il menacé ? Deux questions prioritaires de constitutionnalité ont été transmises dans le cadre des affaires Wildenstein1 et Cahuzac2, qui comme beaucoup d’affaires très médiatisées, possèdent à la fois un volet fiscal et un volet pénal. Pour Me Marc Bornhauser, avocat fiscaliste installé à Paris, administrateur de l’Institut des avocats conseils fiscaux (IACF), « ces doubles poursuites aboutissent quelques fois à des situations parfaitement absurdes. Dans la mesure où ces procédures sont indépendantes l’une de l’autre, il arrive qu’un contribuable soit condamné devant le tribunal correctionnel alors même que le redressement fiscal est annulé par la suite par le juge administratif. Dans d’autres cas, le contribuable voit son redressement fiscal être confirmé par le juge administratif pour être relaxé par la suite par le juge pénal des faits de fraude fiscale ».
Focus sur l’affaire Wildenstein
À l’origine de l’affaire Wildenstein, une succession orageuse, celle du marchand d’art mondialement connu Daniel Wildenstein qui s’est soldé par un déchainement de plaintes et de redressements fiscaux. Ce sont d’abord les héritiers qui se sont déchirés. Puis Bercy est entré en scène et en 2011, l’administration fiscale a réévalué le montant de la succession, prononcé un premier redressement fiscal et déposé plainte pour fraude fiscale. En 2012, après avoir lancé un nouveau redressement fiscal, l’administration fiscale a déposé une seconde plainte pour fraude fiscale concernant une autre succession, celle d’Alec Wildenstein, le fils de Daniel Wildenstein. En 2012, Guy Wildenstein, le fils aîné de Daniel Wildenstein a été mis en examen pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale, avec trois de ses conseils ainsi que deux établissements bancaires mis en examen pour leur participation à l’élaboration de la fraude fiscale présumée.
Une première question prioritaire de fiscalité
Lorsque l’instance s’est ouverte en janvier 2016 devant le tribunal correctionnel de Paris, Mes Éric Dezeuze et Hervé Temime, les avocats de Guy Wildenstein ont soulevé la question de la constitutionnalité de cette double poursuite. Le tribunal correctionnel de Paris a transmis leur question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation. Cette question prioritaire de constitutionnalité est relative aux articles 1729 et 1741 du Code général des impôts (CGI), dans leurs versions applicables à la date des faits, qui permettent en raison des mêmes faits et à l’encontre d’une même personne, le cumul des poursuites ou de sanctions fiscales et pénales. Ces articles portent-ils atteinte aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines ? Le 30 mars 2016, la Cour de cassation a transmis à son tour cette question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Le Conseil constitutionnel a trois mois pour rendre sa décision. Pour Me Marc Bornhauser, « d’un point de vue stratégique, cette question prioritaire de constitutionnalité posée par les avocats de Guy Wildenstein est tout à fait judicieuse. Et sur le fond du droit, elle est loin d’être dénuée d’intérêt ».
L’affaire Cahuzac à l’origine d’une deuxième QPC
Dans l’affaire Cahuzac, Jérôme et Patricia Cahuzac, aujourd’hui séparés, étaient notamment poursuivis pour fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale et minoration de la déclaration de patrimoine de Jérôme Cahuzac. Après s’être acquittés de 2,5 millions d’euros de redressement et pénalités fiscales, ils risquent jusqu’à 7 ans de prison et 2 millions d’euros d’amende pénale. Un mois après l’ouverture du procès Wildenstein, lorsque leur procès s’est ouvert, Mes Jean Veil, Jean-Alain Michel, Sébastien Schapira et Marion Grégoire, les avocats des ex-époux Cahuzac, ont soulevé devant la 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité relative cette fois aux doubles poursuites en matière d’impôt de solidarité sur la fortune et de contribution exceptionnelle sur la fortune. Les articles 1729 et 1741 du CGI, dans leurs versions applicables à la date des faits, en ce qu’ils autorisent, à l’encontre de la même personne et en raison des mêmes faits, le cumul des procédures ou des sanctions fiscales, portent-ils atteinte aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité́ des délits et des peines découlant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ?, ont-ils interrogé. Le 10 février 2016, la 32e chambre correctionnelle a transmis cette question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, laquelle l’a, à son tour transmise au Conseil constitutionnel conjointement avec la question prioritaire de constitutionnalité posée par les avocats de Guy Wildenstein. Le procès a alors été renvoyé au 5 septembre 2016. « Il est évident que dans les autres affaires de fraude fiscale, la stratégie des avocats va consister à systématiquement déposer des questions prioritaires de constitutionnalité, ce qui leur permettra d’obtenir des renvois dans ces instances », décrypte le fiscaliste.
Des avancées jurisprudentielles
« Le Conseil constitutionnel3 tend jusqu’ici à considérer que les doubles poursuites, fiscales et pénales, sont possibles dès lors que le montant global des sanctions infligées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des amendes encourues, conformément au principe de proportionnalité des peines », analyse Me Marc Bornhauser. Dans la mesure où la nature et la cause juridiques des poursuites administratives et pénales sont différentes, le cumul des poursuites et des sanctions pénales et fiscales est légalement possible. La Cour de cassation et le Conseil d’État ont adopté la même position.
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a remis en cause le principe des doubles poursuites dans le cas d’un cumul de sanctions pénales et administratives pour une infraction boursière au nom du principe « non bis in idem » dans une affaire relative à la législation italienne4. Les requérants se sont fondés sur l’article 4 du Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Depuis, la CEDH a rendu une autre décision en ce sens en matière fiscale5. Pour les juges, l’article 4 du Protocole n° 7 ne vise pas seulement l’interdiction du cumul des sanctions, mais également l’interdiction du cumul des poursuites pour une même infraction. « Les différentes cours suprêmes dialoguent, rappelle Marc Bornhauser, il est donc possible que cette jurisprudence de la CEDH conduise le Conseil constitutionnel à infléchir sa jurisprudence ».
Les avocats des prévenus se sont en outre notamment fondés sur une récente décision du Conseil constitutionnel rendue en matière de droit boursier à l’occasion de l’affaire EADS6. Le Conseil constitutionnel, saisi de trois questions prioritaires de constitutionnalité en matière de répression des abus de marché, sans pour autant faire référence au principe « non bis in idem », a jugé dans cette affaire de délit d’initié que le cumul des poursuites pouvait, être contraire au principe de nécessité des délits et des peines. « Certes, avec l’affaire EADS, le Conseil constitutionnel a ouvert une brèche dans sa jurisprudence relative au cumul des poursuites et des sanctions, analyse Me Marc Bornauser. Mais cette solution est isolée. Depuis, il n’a eu de cesse de refuser de se prononcer dans le même sens, ce qui tend à faire de la décision de mars 2015 une décision d’espèce ».
La fin du verrou de Bercy
Une autre question prioritaire de constitutionnalité risque de transformer en profondeur notre droit fiscal. En effet, le 24 mai dernier, la Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel une autre question prioritaire de constitutionnalité relative à la légalité de l’article 228 du LPF, le fameux verrou de Bercy7. L’article L. 228 du Livre des procédures fiscales (LPF) précise que, sous peine d’irrecevabilité, les plaintes tendant à l’application de sanctions pénales en matière fiscale sont déposées par l’Administration sur avis conforme de la Commission des infractions fiscales (CIF). La CIF instaurée en 1977 a pour mission principale d’émettre un avis contraignant sur le projet de poursuites pénales pour fraude fiscale que l’administration fiscale a conçu. Ce mécanisme est-il susceptible de porter une atteinte injustifiée aux principes d’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs, en privant le ministère public de la plénitude de son pouvoir d’apprécier l’opportunité des poursuites au bénéfice du ministère chargé du Budget ? Pour Me Marc Bornhauser, « ce monopole de l’administration fiscale est ancien et il peut être critiqué. L’Administration n’hésite pas à se servir de la menace de la plainte au pénal pour persuader les contribuables à accepter les redressements qu’elle initie ».
Un verrou très critiqué
Pour être constitué, le délit de fraude fiscale doit comporter un élément intentionnel : la soustraction à l’établissement ou au paiement de l’impôt doit être intentionnelle et doit avoir été animée par une volonté de fraude. Il revient donc au ministère public et à l’Administration d’apporter la preuve du caractère intentionnel de la soustraction. À la différence des autres délits, le délit de fraude fiscale n’est pas poursuivi d’office par le procureur de la République. Ce dernier ne peut mettre en mouvement l’action publique que si l’Administration a préalablement déposé une plainte, une prérogative justifiée par la nature particulière du délit de fraude fiscale. L’administration fiscale reste juge de l’opportunité des poursuites, sous le contrôle de la Commission des infractions fiscales. Ce monopole attribué à l’administration fiscale pour engager des poursuites pour fraude fiscale est très critiqué. Ainsi la Cour des comptes estime qu’il s’avère particulièrement préjudiciable en matière internationale, regrettant que les plaintes soient « peu nombreuses, mal ciblées et tardives »8. Dans le cadre du débat sur le récent projet de loi relatif à la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, un amendement a proposé sa suppression. La commission mixte paritaire du 11 mai 2016 l’a rétabli. « Supprimer le verrou de Bercy reviendrait à ouvrir très largement le champ du pénal. Une situation qui pourrait pénaliser l’activité de régularisation du Service de traitement des déclarations rectificatives (STDR). La plupart des contribuables qui régularisent le fond par crainte d’une procédure pénale. L’assurance qu’ils ont actuellement qu’aucune plainte ne sera déposée contre eux dans la mesure où ils saisissent ce service pour régulariser leurs comptes non déclarés à l’étranger est capitale. Privés de cette assurance, ils peuvent préférer ne rien faire en espérant limiter la casse selon le principe de pas vu, pas pris », conclut l’avocat.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90001, Wildenstein.
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2.
Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90005, Cahuzac.
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3.
Cons. const., 28 juill. 1989, n° 89-260 DC.
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4.
CEDH, 4 mars 2014, nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, Grande Stevens c/ Italie.
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5.
CEDH, 27 nov. 2014, n° 7356/10, Lucky Dev c/ Suède.
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6.
Cons. const., 28 mars 2015, nos 2014-453/454 DC et 2015-462 QPC.
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7.
Cass. crim., 19 mai 2016, n° 16-81857.
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8.
Cour des comptes, Rapport public annuel, févr. 2012, « Le pilotage national du contrôle fiscal ».