Les repas gratuitement fournis par une société de restauration à ses salariés doivent-ils être soumis à TVA ?

Publié le 30/05/2016

Si les salariés qui travaillent dans le secteur de la restauration et notamment dans les établissements qui servent des repas aux usagers des autoroutes sur les aires permettant l’accueil de ce public sont amenés à prendre leurs repas selon des horaires décalés, compatibles avec l’accueil de la clientèle, cette contrainte, inhérente aux métiers de la restauration, ne saurait être regardée, sauf circonstance exceptionnelle non réalisée en l’espèce, comme destinée à garantir la continuité du service dès lors que les repas sont pris à des heures où le personnel, qui n’est pas en contact avec la clientèle, peut se restaurer selon d’autres modalités.

La prise en charge de ces repas servis gratuitement au personnel par l’employeur constitue ainsi un avantage en nature destiné à faciliter les conditions de travail des salariés mais qui ne peut être regardé comme dispensé à des fins strictement professionnelles et satisfait donc des besoins privés.

La circonstance que la réglementation du travail en vigueur en France, alors fixée aux articles D. 1418 et suivants du Code du travail, imposait aux employeurs du secteur de la restauration de fournir un repas gratuit à leur personnel ne fait pas obstacle à ce que cette prestation gratuite soit regardée, sauf circonstance exceptionnelle qu’il convient d’apprécier principalement à partir des éléments de fait caractérisant l’activité et non réalisée en l’espèce, comme répondant à des commodités offertes aux salariés et satisfaisant les besoins privés de ceux-ci.

CAA Marseille, 14 janv. 2016, no 15MA03337, SAS Autogrill Côté France

Les sept affaires qui viennent d’être appelées ont trait à la déductibilité de la TVA pour les entreprises de restauration que sont la société SAS Autogrill concernant ses établissements situés dans les gares, aéroports et sur les aires d’autoroutes à Paris et Lyon, la SA de restauration Troyes Champagne1 ainsi que la SAS de gestion de restauration routière2 s’agissant des dépenses afférentes aux repas qu’elles ont gratuitement servis à leurs personnels au titre des années 2005 et 2006. La question à laquelle vous devez répondre est la suivante : la fourniture gratuite de repas à leurs salariés l’a-t-elle été à des fins étrangères à l’entreprise ? Dans les jugements lus le 15 mars 2001, le tribunal administratif de Marseille a fait droit à leurs demandes et admis que ces sociétés pouvaient obtenir la restitution de la TVA « volontairement » acquittée. La Cour de céans a confirmé cette position par autant d’arrêts lus le 5 avril 2013. Ces derniers ont cependant été annulés par le Conseil d’État par décisions du 31 juillet 20153 et les affaires renvoyées devant vous.

I – Le mécanisme de non-déduction de la TVA et de déclaration de celle-ci par les sociétés de restauration

Il vous faut apprécier dans quel intérêt sont fournis les repas gratuits par un employeur à ses salariés afin de déterminer si les éléments entrant dans leur composition peuvent ou non être assujettis à la TVA.

Selon l’article 257 du Code général des impôts, dans sa rédaction applicable aux années en litige, et telle que modifié par l’article 17 de la loi n° 93-1353 du 30 décembre 1993 de finances rectificative pour 1993, « Sont également soumis à la taxe sur la valeur ajoutée : (…) Les opérations suivantes assimilées, selon le cas, à des livraisons de biens ou à des prestations de services effectuées à titre onéreux. (…) Sont assimilées à des prestations de services effectuées à titre onéreux : (…) Les prestations de services à titre gratuit effectuées par l’assujetti pour ses besoins privés ou pour ceux de son personnel ou, plus généralement, à des fins étrangères à son entreprise. (… ) ». Les prestations offertes par l’assujetti pour les besoins de ses personnels sont considérées comme étant réalisées à titre onéreux et sont soumises à la TVA, même si la prestation est gratuite et que l’employeur ne reçoit aucune contrepartie. A contrario en va-t-il autrement si les prestations le sont dans l’intérêt de l’entreprise, ainsi que nous allons le voir ?

Cette disposition de droit interne se borne à reprendre les termes mêmes de l’article 6 § 2 de la 6e directive n° 77/388 du 17 mai 1977 en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires qui vise à éviter la non-imposition d’un bien d’entreprise utilisé à des fins privées et d’une prestation de services à titre gratuit effectuée par l’assujetti à des fins privées. Il prévoit à cet effet le paiement de la TVA pour les prestations destinées à des besoins privés ou utilisées à des fins étrangères à l’entreprise afin d’assurer une égalité de traitement avec un consommateur final utilisant le même type de services.

S’agissant de cette qualification, la cour administrative d’appel de Paris a eu l’occasion de juger dans un arrêt du 20 mars 1990, Restaurant du Havre4, que « la fourniture de repas gratuits par l’exploitant d’un restaurant à son personnel entre bien dans le champ d’application de l’article 257-8° du Code général des impôts tel que précisé par l’article 178-A de l’annexe II audit code ; qu’en tout état de cause la société ne saurait utilement invoquer, pour échapper à l’application des dispositions de l’article 257-8°, celles de l’article 236 de l’annexe II au code ; que, d’autre part et en tout état de cause, le non-assujettissement à la taxe des opérations litigieuses aurait bien eu pour effet contrairement à ce que soutient également la société, d’entraîner une inégalité dans les conditions de la concurrence ».

La question s’avère cependant à notre sens quelque peu plus délicate s’agissant de la restauration des personnels d’une société dans ses établissements situés dans une gare ou sur une aire d’autoroute.

La position initiale était que la fourniture de repas par un employeur à ses salariés l’était dans le seul intérêt de ces derniers et répondait dès lors à des fins étrangères à l’entreprise. C’est en ce sens que la documentation administrative de base 3A-1221 relative aux opérations imposables à la TVA relatives à des livraisons de biens ou des prestations de services effectuées à titre onéreux précisait que « Sont assimilées à des prestations de services effectuées à titre onéreux : l’utilisation d’un bien affecté à l’entreprise pour les besoins privés de l’assujetti ou ceux de son personnel ou, plus généralement, à des fins étrangères à son entreprise, lorsque ce bien a ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA ; les prestations de services à titre gratuit effectuées par l’assujetti pour ses besoins privés ou ceux de son personnel ou, plus généralement, à des fins étrangères à son entreprise ». C’est justement pour permettre l’assujettissement à la TVA de ces repas, ou plus exactement des éléments servant à leur élaboration, que l’instruction 3 D-7-88 du 25 avril 19885, reprise dans la documentation de base DB 3 A-1221 n° 10 du 20 octobre 1999, réfutait la possibilité de déduire la TVA, énonçant que « les entreprises qui nourrissent gratuitement leur personnel ne sont pas autorisées à déduire la taxe sur la valeur ajoutée supportée à cette occasion (art. 236 et 238 de l’annexe II au CGI) ». Aussi la TVA acquittée devait-elle être réintégrée dans les bases imposables. C’est sur le fondement de cette doctrine que les entreprises de restauration, à l’instar de la société Autogrill, la SAS de restauration Troyes Champagne et la SAS de gestion de restauration routière, ont réintégré dans leurs déclarations la TVA afférentes aux achats de denrées et boissons destinés à la confection des repas qu’elles ont distribués à leurs employés. C’est ce système mis en place par l’État qui a été respecté par les sociétés requérantes qui le contestent aujourd’hui.

II – L’intervention de la décision Danfoss et la demande de restitution de la TVA acquittée

Les trois sociétés de restauration considèrent désormais, à l’instar d’ailleurs d’une partie de la doctrine, que ce système n’est en réalité pas conforme au droit de l’Union européenne et qu’elles peuvent légalement déduire la TVA grevant l’achat de ces denrées et boissons utilisées pour la préparation des repas offertes à leurs personnels en se fondant sur la décision de la Cour de justice des Communautés européennes du 11 décembre 2008, Danfoss A/S et AstraZeneca A/S6. Cette décision admet en effet, mais dans des conditions très restrictives il faut le préciser, la possibilité de déduire la TVA lorsque la fourniture de repas par un employeur à ses employés répond à des fins strictement professionnelles. Les sociétés contribuables estiment être dans cette même situation. Elles considèrent que cette décision a révélé la non-conformité des éléments doctrinaux contenus dans le paragraphe 10 de la documentation administrative de base 3A 1221, à jour au 20 octobre 1999, à la 6e directive 77/388/CEE du 17 mai 1977.

S’étant volontairement acquittées du paiement de la TVA sur le fondement de la doctrine à raison des dépenses liées aux repas servis gratuitement à leur personnel au cours des années 2005 et 2006, elles sollicitent la restitution des sommes correspondant aux montants de la TVA. Après le rejet de leurs réclamations, elles ont saisi le tribunal administratif de Marseille, lequel leur a donné raison par jugement du 15 mars 2011.

A – Les sommes en litige

Les litiges portent sur la TVA relative à des droits à déduction non exercés sur les achats de denrées et boissons afférents aux repas fournis gratuitement au personnel sur les sommes, respectivement pour 2005 et 2006, de :

– 93 268 € et 93 268 € pour les établissements de restauration situés sur le réseau autoroutier français7 dans le cadre de la requête 15MA03337 ;

– 2 856 € et 3 205 € pour des établissements de restauration situés dans l’aéroport de Marseille-Provence8 dans le cadre de la requête 15MA03338 ;

– 8 365 € et 8 417 € des établissements de restauration situés dans les gares de Roissy, Massy, Chessy, Nevers, Tours, Saint-Pierre-des-Corps, Châteauroux, Grenoble, Annecy et Toulon9 dans le cadre de la requête 15MA03339 ;

– 31 327 € et 28 597 € des établissements de restauration situés dans les gares de Paris-Est, Paris-Nord, Paris Saint-Lazare, Lyon Part-Dieu et Lyon Perrache10 dans le cadre de la requête 15MA03340 ;

– 5 415 € et 5 680 € des établissements de restauration situés dans les gares d’Avignon TGV, Le Mans, Lille-Europe, Lille-Flandres et, depuis sa fusion avec la société Autogrill Gares Provinces, ceux situés dans les gares de Roissy, Massy, Chessy, Nevers, Tours, Saint-Pierre-des-Corps, Châteauroux, Grenoble, Annecy et Toulon11 dans le cadre de la requête 15MA00341 ;

– 3 122 € et 3 107 € des établissements de restauration situés sur l’autoroute A5, aire de Troyes-Fresnoy exploité par la société de restauration Troyes-Champagne12 dans le cadre de la requête 15MA03342 ;

– 6 239 € et 6 244 € s’agissant des établissements de restauration situés sur le réseau autoroutier français par la société de gestion de restauration routière SAS13 dans le cadre de la requête 15MA03343.

B – La position adoptée par les juridictions du fond

La juridiction de première instance marseillaise a considéré que ces sociétés étaient fondées à solliciter la restitution de la TVA d’amont volontairement acquittée, mais à tort, qu’elles auraient pu déduire, en estimant que « la fourniture gratuite, par un assujetti, de repas à ses salariés, s’analyse en une prestation assurée pour les besoins du personnel sauf dans les cas où cette prestation a, de manière prédominante, pour objet et pour effet de préserver la continuité du travail, auquel cas elle est regardée comme consentie dans le seul intérêt de l’entreprise ; que la fourniture gratuite de repas à ses salariés par une entreprise de restauration ne relève pas de cette seconde hypothèse, cette fourniture sur place, outre l’avantage en nature qu’elle représente pour ces salariés, ne constituant en réalité qu’une simple commodité pour les deux parties eu égard à l’interruption de service que suppose nécessairement la prise du repas de midi ; qu’il n’est pas allégué, et encore moins démontré par l’Administration que les salariés en cause ne pourraient déjeuner ailleurs sans mettre en cause la continuité du service auprès de la clientèle ; qu’enfin, ainsi que le relève, il est vrai à fronts renversés, la société requérante, les articles D. 3231.8 et suivants du Code du travail imposent aux employeurs du secteur de la restauration de fournir à leurs employés des repas à titre gratuit, indépendamment par suite de l’intérêt que ces employeurs pourraient trouver à une telle fourniture ; que, par suite, la SARL Autogrill Gares Métropoles est fondée à soutenir qu’elle pouvait déduire la TVA payée sur les denrées et boissons utilisées pour la confection des repas servis à ses employés, sur le fondement des dispositions de l’article 257-8° du Code général des impôts, et à demander par voie de conséquence la restitution des sommes versées à tort »14. Le tribunal a fait droit aux demandes des contribuables après avoir écarté la fin de non-recevoir tirée de la tardiveté des requêtes au motif que la non-conformité de la pratique en litige à une norme de droit supérieure avait été révélée par l’arrêt susmentionné du 11 décembre 2008 rendu par la Cour de justice des Communautés européennes. Sur appel du ministre, la Cour de céans a confirmé ces jugements en reprenant ces raisonnements15.

III – L’irrecevabilité de la demande aux fins de restitution de la TVA « volontairement » acquittée par la société

Le ministre des Finances et des Comptes publics s’est pourvu en cassation contre les sept arrêts de la Cour en soutenant notamment que la réclamation était tardive au motif que le délai de deux ans à compter de la réalisation de l’événement qui motive la réclamation prévue par l’article R. 196-1, c) du Livre des procédures fiscales était expiré.

Il s’agissait pour la haute juridiction administrative de déterminer si l’intervention d’une décision de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), devenue Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), était de nature à interrompre le délai des articles L. 190-116 et R. 196-1, c) du Livre des procédures fiscales. Ce dernier texte cité précise que : « Pour être recevables, les réclamations relatives aux impôts autres que les impôts directs locaux et les taxes annexes à ces impôts, doivent être présentées à l’Administration au plus tard le 31 décembre de la deuxième année suivant celle, selon le cas : a) De la mise en recouvrement du rôle ou de la notification d’un avis de mise en recouvrement ; b) Du versement de l’impôt contesté lorsque cet impôt n’a pas donné lieu à l’établissement d’un rôle ou à la notification d’un avis de mise en recouvrement ; c) De la réalisation de l’événement qui motive la réclamation (…) ».

Ainsi que l’a jugé le Conseil d’État dans l’arrêt Société Rallye du 30 décembre 2013, rendu quelques mois après les arrêts de la cour de Marseille, « s’agissant des décisions et avis rendus au contentieux par le Conseil d’État, la Cour de cassation, le Tribunal des conflits et la Cour de justice de l’Union européenne, seuls ceux qui révèlent directement l’incompatibilité avec une règle de droit supérieure de la règle de droit dont il a été fait application pour fonder l’imposition en litige sont de nature à constituer le point de départ du délai dans lequel sont recevables les réclamations motivées par la réalisation d’un événement au sens du c) de l’article R. 196-1 du Livre des procédures fiscales ainsi que de la période sur laquelle l’action en restitution peut s’exercer en application de l’article L. 190 du même livre ; que si, en principe, tel n’est pas le cas d’un arrêt de la Cour de justice concernant la législation d’un autre État membre, une telle décision constitue également un événement de nature à motiver une réclamation portant sur cette période dans l’hypothèse où elle révèle, par l’interprétation qu’elle donne d’une directive, la transposition incorrecte de cette dernière en droit français ; qu’en revanche, une décision ou un avis qui se borne à retenir une interprétation des dispositions du droit de l’Union ou du droit national dont il a été fait application pour fonder l’imposition contestée différente de celle jusqu’alors formellement admise par l’Administration dans ses instructions ne peut constituer le point de départ de ce délai et de cette période, dès lors que l’imposition ne saurait être fondée sur l’interprétation de la loi fiscale que l’Administration exprime dans ses instructions »17.

Telle est la position qu’a réaffirmé le Conseil d’État dans les arrêts rendus le 31 juillet 2015 à l’origine des renvois dont vous êtes aujourd’hui saisis : il a donné raison à l’Administration en jugeant que la Cour avait commis une erreur de droit en estimant qu’une décision de la Cour de justice était de nature à constituer la réalisation d’un événement ouvrant, au sens et pour l’application du c) de l’article R. 196-1 du Livre des procédures fiscales, un délai dans lequel pouvait être présentée une demande tendant au bénéfice d’un droit de restitution de cotisations de TVA. Les réclamations ont été regardées comme n’ayant pas trait à l’application de la loi fiscale, mais de la doctrine. Ces arrêts ont été annulés et les affaires renvoyées devant vous. Aussi, et ainsi que l’a jugé la haute juridiction administrative, les demandes de restitution ne sont pas recevables puisque les sociétés Autogrill et autres ne peuvent se prévaloir utilement du délai de l’article R. 196-1 du LPF dès lors que cette disposition n’a pas trait aux impositions fondées sur l’interprétation de la loi fiscale que l’Administration exprime dans ses instructions. La CJUE a interprété la 6e directive, laquelle a été reprise en droit interne et sans modification de texte par l’article 257 du Code général des impôts, mais sans que cela ne révèle une non-conformité constitutive d’un événement qui aurait interrompu la prescription. Enfin, s’agissant des articles 236 et 238 de l’annexe II au CGI, leur non-conformité ne résulte aucunement, ainsi qu’il est soutenu, de l’arrêt de la CJUE, mais de l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État du 3 octobre 1989, Alitalia18.

Eu égard aux dates des réclamations effectuées, sont concernées par la prescription les déclarations effectuées de janvier 2005 à novembre 2006. Aussi, seuls les montants de TVA déduits au cours du mois de décembre 2006 restent en litige. Vous devrez ainsi répondre à la question de fond posée et nous vous proposons de donner satisfaction aux requêtes d’appel du ministre, lesquelles sont recevables, le moyen tiré de qualité de signataire pour interjeter appel manquant en droit19.

IV – Les repas fournis aux salariés ont-ils pour objet de garantir la continuité du travail ?

La prise de repas répond en principe à la satisfaction d’un besoin privé, et non à l’intérêt professionnel de l’employeur. Toutefois, selon les conditions dans lesquels sont pris ces repas, leur fourniture peut l’être à des fins qui ne sont pas étrangères à l’intérêt de l’entreprise au sens de la 6e directive et de l’article 257 du Code général des impôts. La SAS Autogrill et les deux autres sociétés de restauration, qui supportent la charge de la preuve, essaient de vous convaincre que tel est le cas, que cette fourniture répond à une fin strictement professionnelle, et le ministre du Budget soutient le contraire. Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’étudier l’environnement juridique et matériel des conditions de travail des salariés ainsi que l’a énoncé à plusieurs reprises la Cour de justice.

A – Les positions adoptées par la CJUE

1. L’arrêt Danfoss et la continuité du travail imposé par les spécificités propres à l’entreprise

Dans le cadre d’une question préjudicielle, la CJUE a estimé dans l’arrêt du 15 avril 2010 Danfoss déjà cité20 que « L’article 6, paragraphe 2, de la sixième directive 77/388 doit être interprété en ce sens que cette disposition, d’une part, ne vise pas la fourniture à titre gratuit de repas dans les cantines d’entreprises à des relations d’affaires à l’occasion de réunions qui se tiennent dans les locaux de ces entreprises, dès lors qu’il ressort de données objectives – ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier – que ces repas sont fournis à des fins strictement professionnelles. D’autre part, ladite disposition vise en principe la fourniture à titre gratuit de repas par une entreprise à son personnel dans ses locaux, à moins que – ce qu’il appartient également à la juridiction de renvoi d’apprécier – les exigences de l’entreprise, telles que celle de garantir la continuité et le bon déroulement des réunions de travail, ne nécessitent que la fourniture de repas soit assurée par l’employeur »21. Il s’agissait dans cette affaire de déterminer si les repas servis à titre gratuit dans le cadre de réunions de travail ou de réunions d’affaires devaient être considérés comme imposables à la TVA. La Cour rappelle le principe selon lequel il appartient normalement à l’employé de choisir la nature, l’heure exacte, voire le lieu de ses repas (§ 57).

Cependant, dans l’affaire qui lui était soumise, les faits particuliers portaient sur des repas consistant en des sandwiches et assiettes froides servis par l’employeur à ses employés dans la salle de réunion et ce, dans le cadre de réunions d’employés, lesquels étaient venus de plusieurs États pour se rendre au siège de l’entreprise (§ 59 et 60). Il ne s’agit donc pas de circonstances habituelles, mais de réunions de travail imposées dans un lieu particulier également imposé afin d’éviter toute perte de temps en limitant les déplacements. Ce sont ces circonstances qui expliquent que, après avoir relevé que « les employés n’ont le choix ni de l’endroit, ni de l’heure, ni de la nature des repas, l’employeur étant lui-même responsable de ce choix » (§ 61), la Cour en déduit que, « dans de telles circonstances particulières, la fourniture de repas aux employés par l’employeur ne vise pas la satisfaction des besoins privés de ces derniers et est effectuée à des fins qui ne sont pas étrangères à l’entreprise. L’avantage personnel que les employés en tirent n’apparaît que comme étant accessoire par rapport aux besoins de l’entreprise » (§ 62). Aussi, « Les spécificités propres à l’organisation de l’entreprise constituent donc un indice selon lequel les prestations consistant en des repas fournis à titre gratuit aux employés sont effectuées à des fins qui ne sont pas étrangères à l’entreprise » (§ 63).

C’est également ce que souligne l’avocat général Sherpston sur l’arrêt Danfoss : « la fourniture gratuite de nourriture et de boissons aux employés ne relève normalement pas de l’activité de l’entreprise. Normalement, la nourriture et les boissons satisfont des besoins privés des employés. Lorsqu’ils mangent et boivent, ils font habituellement un certain choix comparable à ceux des habits qu’ils portent ou du moyen de transport qu’ils empruntent entre leur domicile et leur lieu de travail. Mais ici encore, dans certaines circonstances, les exigences spécifiques liées à l’emploi peuvent priver l’employé de ce choix et peuvent en réalité le contraindre, notamment, à manger un repas spécifique ne correspondant peut-être pas entièrement à son goût, sur son lieu de travail et en compagnie de relations d’affaires avec lesquelles il participe à une réunion ou en compagnie de collègues avec lesquels il suit une formation. Dans un tel cas, l’employé se conforme à des exigences spéciales qui satisfont bien plus les intérêts de son employeur que ses intérêts personnels. Dès lors, la fourniture de repas gratuits par un employeur ne doit pas être traitée comme un prélèvement pour des besoins privés » (§ 53).

2. L’arrêt Filibeck Söhne et la difficulté de disposer d’offres autres

La Cour avait déjà eu l’occasion d’adopter un raisonnement similaire s’agissant du transport par un employeur à ses frais de ses personnels dans un arrêt antérieur du 16 octobre 1997, Fillibeck Söhne22. Dans cette affaire, la juridiction luxembourgeoise rappelle le principe selon lequel les prestations de services de transport offertes aux salariés satisfont les besoins privés du salarié. Elle interprète alors l’article 6, § 2 de la 6e directive en ce sens que le transport gratuit des salariés, assuré par l’employeur entre leur domicile et leur lieu de travail, au moyen d’un véhicule affecté à l’entreprise, satisfait en principe des besoins privés des salariés et sert donc des fins étrangères à l’entreprise. Mais elle admet également que, par exception, cette disposition ne trouve pas à s’appliquer lorsque les exigences de l’entreprise, eu égard à certaines circonstances particulières telles que la difficulté de recourir à d’autres moyens de transport convenables et les changements de lieu de travail, commandent que le transport des salariés soit assuré par l’employeur et que, dans ces conditions, cette prestation n’est pas effectuée à des fins étrangères à l’entreprise (§ 34). À cet effet, il est nécessaire de prendre en considération les spécificités propres aux entreprises dont il s’agit (§ 32). La Cour se fonde également sur ce point sur les contraintes inhérentes aux conditions de travail des salariés.

B – Le choix pour l’employeur-restaurateur de fournir des repas à ses salariés ou de leur accorder une indemnité compensatrice

Selon l’article D. 3231-13 du Code du travail issu du décret n° 2008-244 du 7 mars 2008 et reprenant les articles D. 141-5 et suivants du même code, « Pour le personnel des hôtels, cafés, restaurants et des établissements ou organismes dans lesquels des denrées alimentaires ou des boissons sont consommées sur place et pour le personnel de cuisine des autres établissements, qui en raison des conditions particulières de leur travail ou des usages, sont nourris gratuitement par l’employeur ou reçoivent une indemnité compensatrice, la nourriture calculée conformément aux dispositions de l’article D. 3231-10, n’entre en compte que pour la moitié de sa valeur ». L’origine de ce principe remonte à l’article 7 d’un arrêté du 22 février 1946. L’employeur dispose de la possibilité de choisir entre fournir gratuitement un repas à ses salariés ou les indemniser. Mais, eu égard à l’activité exercée, la fourniture de repas est le plus souvent prisée. En tout état de cause, cette possibilité de fournir gratuitement – du moins pour le salarié – ne constitue pour la Cour de justice qu’un élément d’appréciation dans le raisonnement plus global à tenir. Elle a en effet estimé dans son arrêt du 16 octobre 1997, Julius Fillibeck Söhne, que « Quant au fait que les prestations de transport sont fournies conformément à une convention collective, même si une telle obligation ne saurait par elle-même déterminer le caractère de ces prestations au sens de l’article 6 § 2 de la 6e directive, il constitue néanmoins un indice que le transport est assuré à des fins qui ne sont pas étrangères à l’entreprise » (§ 31).

C – Application aux restaurants concernés

En l’espèce, les deux critères cumulatifs que sont les spécificités propres à l’organisation de l’entreprise et l’absence d’offres autres ou alternatives ne sont aucunement justifiés par les sociétés contribuables, qui supportent pourtant la charge de la preuve. En effet, « un contribuable ne peut obtenir la restitution de droits de taxe sur la valeur ajoutée qu’il a déclarés et spontanément acquittés conformément à ses déclarations qu’à la condition d’en établir le mal fondé »23, contrairement à la rédaction du tribunal qui a relevé « qu’il n’est pas allégué, et encore moins démontré par l’Administration que les salariés en cause ne pourraient déjeuner ailleurs sans mettre en cause la continuité du service auprès de la clientèle ».

Les spécificités des entreprises concernées sont celles inhérentes à n’importe quelles sociétés de restauration. Le contraire n’est en tout cas pas démontré : les contribuables n’avancent pas à notre sens de point déterminant ou particulier sur leur situation dans ces endroits et espacés dédiés aux déplacements et voyages, lesquels sont bien différents selon qu’il s’agit d’une gare ou d’une aire d’autoroute. Les sociétés énoncent que cette fourniture leur permet de contrôler les denrées et boissons consommées et d’assurer ainsi de manière satisfaisante la continuité et le bon déroulement du service à table et d’imposer l’heure pour déjeuner afin que celle-ci ne corresponde pas aux heures d’affluence des usagers.

Afin de vérifier si nous sommes dans le cas des faits à l’origine de la décision Danfoss, il est nécessaire de déterminer si les salariés concernés sont ou non confrontés à des difficultés particulières pour pouvoir se sustenter. Peuvent-ils s’alimenter ailleurs que dans l’enseigne où ils sont employés ?

On pourrait en effet logiquement penser que la fourniture de ces repas l’est à des fins strictement professionnelles et nous pensons que les salariés, comme d’ailleurs les clients, sont en quelque sorte « captifs » de ces lieux en l’absence d’offres autres de repas. Tel peut être notamment le cas s’agissant des commerces situés dans des espaces fermés, à l’instar des stades, des gares, des aéroports et des aires d’autoroutes. Il en vrai qu’en général, il existe une offre de services plus importante s’agissant des gares ferroviaires, à l’extérieur de celles-ci, même si tout est affaire d’espèce car la situation n’est pas la même s’agissant des gares situées en centre-ville que celles accueillant les TGV situées en rase campagne auxquelles on ne peut accéder que grâce à un véhicule, particulier comme transports en commun. Il en va de même dans les aéroports qui sont par nature excentrés et dans des enceintes dédiées. La situation peut être identique sur les aires d’autoroutes, pour la plupart en tout cas, même si certaines, les plus grandes, disposent de plusieurs enseignes de restauration.

Mais, dans les sept affaires appelées, quelle que soit la situation des établissements de restauration, dans les gares, aéroports ou aires d’autoroutes, étant précisé que les prestations de restauration sur ces dernières sont constitutives d’activités de service public24, aucun élément n’est fourni par les sociétés concernées pour justifier que la fourniture de ces repas ne serait pas seulement une commodité offerte, proposée aux salariés et le serait à des fins strictement professionnelles. La continuité du service n’est pas justifiée d’autant que ces établissements assurent une continuité dans l’offre de services et que la prise de repas par les employés n’induit pas nécessairement une telle interruption. Il n’y a pas de spécificités propres aux emplois concernés. Les spécificités propres à l’entreprise ne résident pas dans l’organisation du travail, contrairement à l’arrêt Danfoss, mais à leur seule localisation dans une gare ou sur une aire.

Le débat pourrait exister et on pourrait tout à fait logiquement penser que ces salariés, notamment ceux des aéroports et petites aires d’autoroutes, sont captifs du fait de la localisation de leur lieu de travail. Dans ces enceintes en effet, soit il n’est guère pratique d’en sortir pour aller déjeuner en extérieur, soit sur place, il n’y a pas d’offres alternatives, faute d’établissement(s) de restauration autre(s), hormis le cas de certaines grandes aires d’autoroutes. On pourrait aisément comprendre qu’un salarié d’un établissement de restauration situé sur une aire d’autoroute et qui dispose d’un temps limité pour déjeuner ne puisse, faute de temps, prendre son véhicule pour aller manger sur une autre aire située à une dizaine de kilomètres ou plus de l’établissement géré par son employeur. Vous pourriez alors transposer le raisonnement de l’affaire soumise à la Cour de justice en 1997 s’agissant du transport de salariés et considérer que cette prestation n’est pas effectuée à des fins étrangères à l’entreprise, eu égard à la difficulté pour les salariés de recourir à d’autres moyens pour se sustenter, eu égard à la localisation et exigences de leur travail.

Ainsi que l’a jugé la Cour dans l’arrêt Filibeck Söhne, « Il appartient à la juridiction nationale d’établir, à la lumière des éléments d’interprétation donnés par la Cour, si les spécificités de l’espèce dont elle est saisie commandent, eu égard aux exigences de l’entreprise, que l’employeur assure le transport des salariés entre leur domicile et le lieu de travail » (§ 33). La difficulté ici est que les sociétés ne justifient pas de la réalité de ces exigences et spécificités et la situation très particulière de l’arrêt Danfoss ne saurait être étendue à toutes les entreprises fournissant des repas gratuits à leurs salariés. En l’absence de justifications apportées quant aux spécificités propres aux établissements concernés et d’une offre alternative, nous vous proposons de juger qu’il n’est pas justifié par les éléments fournis dans chacune de ces sept affaires que les repas servis aux salariés s’inscriraient dans une perspective strictement professionnelle au sens des dispositions précitées et que le droit à déduction n’est pas justifié. Ces repas sont donc fournis à des fins étrangères à l’entreprise et étaient soumis à TVA. Les sociétés contribuables ne peuvent ainsi prétendre à la restitution de la TVA acquittée. Si vous nous suivez, vous annulerez les jugements querellés et remettrez les sommes en litige à la charge des contribuables.

V – Une imposition fondée sur une instruction justifiant la demande de compensation

La TVA dont se sont acquittés les contribuables est fondée sur une instruction. Or une imposition ne peut résulter que de la loi, ainsi que l’a jugé le Conseil d’État. C’est pourquoi, les sommes en litige doivent être remises à la charge des sociétés à la suite des dégrèvements opérés en application des jugements ordonnant la restitution. Faute de base légale, le ministre vous demande de prononcer la compensation sur le fondement de l’article L. 203 du Livre des procédures fiscales, selon lequel « Lorsqu’un contribuable demande la décharge ou la réduction d’une imposition quelconque, l’Administration peut, à tout moment de la procédure et malgré l’expiration des délais de prescription, effectuer ou demander la compensation dans la limite de l’imposition contestée, entre les dégrèvements reconnus justifiés et les insuffisances ou omissions de toute nature constatées dans l’assiette ou le calcul de l’imposition au cours de l’instruction de la demande ». Le Conseil d’État a ainsi jugé que « l’avantage en nature consenti par les redevables de la taxe sous la forme de fourniture gratuite de repas à des membres de leur personnel a le caractère d’une livraison à soi-même ; que cette livraison est imposable à la TVA à raison de sa valeur ; que sur cette imposition peut être imputée la taxe qui a grevé les achats des denrées et boissons utilisées pour la préparation des repas ; qu’enfin, ladite imposition n’est pas déductible de la taxe dont l’entreprise est redevable à raison de ses propres opérations »25. La livraison à soi-même que constitue la fourniture de repas aux personnels aurait dû être imposée et les montants correspondent. Aussi pourrez-vous faire droit à cette demande. Vous annulerez ainsi les articles 1er des jugements entrepris accordant la restitution de la TVA, remettrez à la charge des sociétés les sommes en litige et rejetterez le surplus des conclusions présentées. Tel est le sens de nos conclusions sur ces affaires.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Req. n° 15MA03342.
  • 2.
    Req. n° 15MA03343.
  • 3.
    Req. nOS 369059, 369057, 369045, 368979, 369056, 368976.
  • 4.
    CAA Paris, 20 mars 1990, n° 89PA02046 : RJF 6/90, n° 678.
  • 5.
    BOI 25 avr. 1988.
  • 6.
    CJCE, 11 déc. 2008, n° C-371/07 : Dr. fisc. 2008, n° 51, act. n° 372 ; RJF 4/2009, n° 419.
  • 7.
    TA Marseille, 15 mars 2011, n° 10001869.
  • 8.
    TA Marseille, 15 mars 2011, n° 1001866.
  • 9.
    TA Marseille, 15 mars 2011, n° 1004856.
  • 10.
    TA Marseille, 15 mars 2011, n° 1001868.
  • 11.
    TA Marseille, 15 mars 2011, n° 1001874.
  • 12.
    TA Marseille, 15 mars 2011, n° 1001875.
  • 13.
    TA Marseille, 15 mars 2011, n° 1001876.
  • 14.
    Req. n° 1001866 : Dr. fisc. 2011, nos 397 et 389.
  • 15.
    V. CAA Marseille, 5 avr. 2013, n° 11MA02920 : RD fisc. 2014, comm. n° 535, note J.-P. Darrieutort.
  • 16.
    V. É. Davoudet et O. El Arjoun, « Action en restitution de l’article L. 190 du LPF : deux réformes et de nombreuses interrogations » : Dr. fisc. 2014, nos 21 et 334.
  • 17.
    CE, Sect., 30 déc. 2013, n° 350100, Société Rallye, Rec., p. 360 : RD fisc. 2014, comm. n° 256, note O. Fouquet ; BJCF 2014, n° 36, concl. N. Escaut. Cette décision abandonne la jurisprudence du CE, 23 déc  2011, n° 330094, Société Keolis Cherbourg, Rec. tables, p. 824.
  • 18.
    Rec. p. 44 ; Dr. fisc. 1989, n° 10, comm. n° 492 ; JCP E 1989, I, p. 56 ; RFDA 1989, p. 391, concl. N. Chahid-Nourai, note O. Baud et L. Dubouis ; AJDA 1989, p. 387, note O. Fouquet ; RTD eur. 1989, p. 509, J. Verges ; RJF 3/1989, n° 299, concl. N. Chahid-Nouraï, p. 125 et chron. J. Turot, p. 115 ; LPA 1989, n° 149, note P. Derouin.
  • 19.
    Voir l’arrêté du 25 janvier 2011 portant délégation de signature en matière de contentieux fiscal.
  • 20.
    CJCE, 11 déc. 2008, n° C-371/07, Danfoss et AstraZeneca : Rec. CJCE 2008, I, p. 9549 ; Europe 2009, comm. n° 96, obs. A.-L. Mosbrucker.
  • 21.
    CJUE, 15 avr. 2010, n° C-538/08, X Holding BV – et n° C-33/09, Oracle Nederland BV : Dr. fisc. 2010, n° 16, act. n° 134 ; Europe 2010, comm. n° 214, note A.-L. Mosbrucker.
  • 22.
    CJCE, 16 oct. 1997, n° C-258/95, Fillibeck : Rec. CJCE 1997, I, p. 5577.
  • 23.
    Par ex. CE, 15 nov. 2006, n° 289805, ministre de l’Économie c/ M. Fievet,  : RJF 2/07, n° 152.
  • 24.
    Avis CE, ass., 16 mai 2002, n° 366305.
  • 25.
    Par ex. CE, 6 janv. 1984, n° 37957, ministre délégué auprès du ministre de l’Économie et des Finances chargé du budget c/ Louvigné – CE, 30 sept. 1987, n° 49544, Société en commandite simple « G. Thiol et Cie ».
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