Menaces sur le verrou de Bercy ?

Publié le 20/06/2018

Les conclusions de la mission d’information sur les procédures de poursuite des infractions fiscales concluent à la supression du monopole réservé à Bercy dans les poursuites pour infractions fiscales. Le ministre de l’Action et des Comptes publics se mobilise pour défendre le dispositif.

La rapporteure de la mission d’information commune sur les procédures de poursuite des infractions fiscales Émilie Cariou, députée LREM, et son président, Éric Diard, député LR, président de la mission, viennent de présenter leur conclusions et proposent un changement systémique pour moderniser le mécanisme de verrou qui permet à Bercy d’exercer un monopole des poursuites pénales en cas de fraude fiscale. Cette réforme passerait par l’instauration d’une coopération entre le parquet et l’administration fiscale.

Le monopole des poursuites de l’administration fiscale

Par dérogation au droit commun de la procédure pénale, et en application de l’article L. 228 du Livre des procédures fiscales (LPF), les infractions fiscales ne peuvent être poursuivis par l’autorité judiciaire que suite à un dépôt de plainte de l’administration fiscale. Un avis favorable de la Commission des infractions fiscale (CIF) est nécessaire pour que cette plainte soit déposée, conformément à l’article 228 § 2 du LPF. Cette prérogative est justifiée par la nature particulière du délit de fraude fiscale. L’administration fiscale reste ainsi juge de l’opportunité des poursuites, sous le contrôle de la CIF. L’avis de la commission est notifié par son président au ministre chargé du Budget. Le contribuable est informé de l’avis par le secrétariat de la CIF s’il est défavorable à l’engagement des poursuites ou, le cas échéant, par l’administration fiscale à l’occasion du dépôt de plainte. L’avis de la commission est un avis conforme, qui place le ministre dans une situation de compétence liée. Lorsque l’avis est favorable, les plaintes sont déposées par le service chargé de l’assiette ou du recouvrement de l’impôt territorialement compétent, c’est-à-dire en pratique le directeur départemental des finances publiques. La CIF, qui connu deux réformes successives, en 2009 et 2013, se prononce exclusivement sur l’opportunité des poursuites pénales. En 2016, la CIF a examiné 1 063 dossiers de propositions de poursuites correctionnelles pour fraude fiscale (Rapport d’activité 2016 de la CIF). Le taux de rejet des dossiers transmis est de 6,2 %, un chiffre supérieur aux années précédentes. La moyenne des droits fraudés est de 350 494 euros par dossiers. Une grande majorité de ces dossiers (77 %) porte sur une fraude à la TVA généralement associée avec une fraude à l’impôt sur les sociétés et à l’impôt sur le revenu. La CIF cible les dossiers à forts enjeux et les cas de fraudes fiscales particulièrement graves.

Le visa du Conseil constitutionnel

Dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionalité, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la légalité de l’article 228 du LPF. Il s’agissait de vérifier si ce mécanisme est susceptible de porter une atteinte injustifiée aux principes d’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs, en privant le ministère public de la plénitude de son pouvoir d’apprécier l’opportunité des poursuites au bénéfice du ministère chargé du Budget. Le Conseil constitutionnel a validé le principe de la subordination de la mise en mouvement de l’action publique en matière d’infractions fiscales (Cons. const., 22 juill. 2016, n° 2016-555 QPC, M. Karim B). Le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions contestées, telles qu’interprétées par la Cour de cassation, ne portent pas une atteinte disproportionnée aux principe de séparations des pouvoirs et de l’indépendance des autorités judiciaires. En effet, une fois la plainte déposée par l’administration, le procureur de la République dispose de la faculté de décider librement de l’opportunité d’engager des poursuites. En outre, les infractions pour lesquelles une plainte de l’administration préalable aux poursuites est exigée concernent des actes qui portent atteinte aux intérêts financiers de l’État et causent un préjudice principalement au Trésor public. Ainsi, dans l’hypothèse où l’administration, qui est à même d’apprécier la gravité des atteintes portées à ces intérêts collectifs protégés par la loi fiscale, ne dépose pas de plainte, l’absence de mise en mouvement de l’action publique qui en résulte ne constitue pas un trouble substantiel à l’ordre public. Enfin, la compétence pour déposer la plainte préalable obligatoire relève de l’administration qui l’exerce dans le respect d’une politique pénale déterminée par le gouvernement conformément à l’article 20 de la Constitution et dans le respect du principe d’égalité.

 

Un dispositif très critiqué

Ce monopole de l’administration fiscale fait dans les faits, l’objet de critiques récurrentes depuis plusieurs années. La Cour des comptes en a critiqué sévèrement l’efficacité, préconisant que les parquets puissent avoir la capacité de poursuivre, sans dépôt de plainte préalable par l’administration fiscale, certaines fraudes complexes afin de traiter un plus grand nombre de dossiers, intervenir plus rapidement et mieux assurer le recouvrement des sommes dues (Cour des comptes, rapport public annuel, février 2012, « le pilotage national du contrôle fiscal »). Lors des débats sur le projet de loi pour rétablir la confiance dans l’action publique en juillet dernier, un certain nombre de parlementaires ont également appelé à une levée partielle du verrou de Bercy. Des députés d’appartenances très différentes (communistes, insoumis, socialistes et centristes) ont joint leur voix pour que le ministère de l’Économie et des Finances n’ait plus seul l’exclusivité des poursuites judiciaires dans les dossiers d’infractions financières. Enfin, une proposition de loi a été déposée par des sénateurs socialistes afin de supprimer ce dispositif (Proposition de loi, n° 376 du 27 mars 2018, Sénat). Le paragraphe Ier de l’article premier supprime le verrou de Bercy pour renvoyer, comme pour n’importe quel délit, au procureur de la République le soin d’apprécier les suites à donner aux faits constitutifs de fraude fiscale. Le paragraphe 2e du même article complète ce dispositif en assurant la bonne information du procureur de la République par l’obligation de lui transmettre tout procès-verbal dressé par les agents assermentés de l’administration. Les autres dispositions de ce chapitre premier tirent les conséquences de la fin du verrou de Bercy, notamment en organisant la suppression de la commission des infractions fiscales. Examinée en séance publique le 16 mai dernier, la proposition a été rejetée par 227 voix contre et 116 pour.

Des auditions contrastées

La commission a effectué un long travail d’audition. Au cours de ces auditions, des critiques assez marquées ont été émises, comme celles formulées par la procureur du parquet national financier, Éliane Houlette, pour qui « le verrou bloque toute la chaîne pénale. Il constitue un obstacle d’ordre théorique, juridique, constitutionnel, républicain en plus d’être un handicap sur le plan pratique ». Le procureur de la République de Paris, François Molins a, quant à lui souligné que la France était le seul pays européen à utiliser cette procédure que rien ne justifie, pas même l’efficacité puisque les parquets disposent aujourd’hui de capacités d’investigation plus importantes que l’administration. L’administration fiscale, a défendu avec vigueur le dispositif, rappelant que 87 à 95 % des dossiers remontés par les directions départementales à l’administration centrale sont envoyés à la CIF, laquelle donne un avis favorable dans 90 % des cas. Il a en outre précisé qu’aucun exemple n’avait pu être fourni d’une situation où l’administration fiscale aurait bloqué l’action de l’autorité judiciaire. Pour les défenseurs du dispositif actuel, ce mécanisme constitue une garantie importante pour le contribuable. Ils mettent également en avant l’expertise de l’administration fiscale en matière de calcul de l’impôt éludé et de recouvrement. Une position que Gérard Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics n’est pas loin de partager. Lors de son audition par la commission, il a fermement défendu le maintien du monopole réservé à Bercy dans les poursuites pour infractions fiscales, qui « doit continuer à exister pour des raisons d’efficacité », a-t-il précisé. Il a cependant admis que « la principale difficulté du dispositif, c’est le manque de transparence ». Afin d’améliorer ce dispositif il a indiqué souhaiter en donner les clés au Parlement, ce qui suppose que le législateur se prononce sur les critères de déclenchement d’une plainte pour fraude fiscale. Les trois critères utilisés actuellement ne sont pas formalisés dans le texte de loi. Il s’agit du montant des droits éludés qui doit excéder les 100 000 €, des agissements du contribuable et des circonstances de l’affaire, comme le devoir d’exemplarité attendu d’un membre du gouvernement par exemple. Autre proposition très commentée du ministre de l’Action et des Comptes publics, la possibilité de donner des sièges aux parlementaires au sein de la Commission des infractions fiscales (CIF).

Les conclusions de la Commission

Pour la commission, ce dispositif heurte le sentiment selon lequel la fraude fiscale constitue un problème pour toute la société, et non pour la seule administration. « La perception de la société a changé à l’égard des manquements fiscaux. La fraude fiscale, auparavant considérée comme une simple atteinte aux intérêts financiers de l’État, est aujourd’hui perçue comme un trouble public et une atteinte à l’égalité des citoyens devant la loi », pointe ainsi le rapport. Dans ce contexte, la conclusion s’impose sans ambiguïté : « conserver le système actuel dans lequel seule l’administration fiscale a la main sur les poursuites pénales ne paraît pas souhaitable ». La commission reconnaît cependant que « la justice ne peut instruire seule des dossiers d’une grande technicité en matière de droit fiscal ». C’est pourquoi elle prône un mécanisme de coopération associant les pôles pénaux régionaux de l’administration fiscale et les parquets compétents. « Il apparaît possible de faire évoluer la procédure dans le sens d’une plus grande coopération entre les autorités judiciaires et l’administration fiscale », souligne le rapport de la commission d’information. La rapporteuse Émilie Carriou, a à cet égard, souligné qu’« au lendemain des Panama papers, les directeurs du parquet national financier et du contrôle fiscal se sont réuni pour mettre au point un plan sur les actions de contrôle à mener. C’est ce type d’actions que nous aimerions généraliser », a-t-elle conclu. La proposition de Gérard Darmanin de faire entrer des parlementaires au sein de la CIF n’a pas convaincu, au motif que cette situation créerait un risque d’« introduire de la confusion sur le rôle respectif de l’autorité judiciaire, d’une part et des pouvoirs exécutifs et législatif, d’autre part », précise à cet égard le rapport. Dans l’hypothèse d’une suppression du verrou de Bercy, l’administration fiscale aura « l’obligation de présenter au procureur localement compétent l’ensemble des dossiers issus d’un contrôle fiscal achevé », ce qui permettrait d’instaurer un dialogue récurent et formalisé entre ces deux institutions, vraisemblablement avec un calendrier de fréquence trimestrielle. Les critères qui déclencheraient une plainte pour fraude fiscale seraient dans cette hypothèse fixés par le législateur. Il s’agirait notamment du montant de la fraude, vraisemblablement plus de 100 000 €, les cas d’enrichissement personnel (comptes occultes…), les circonstances aggravantes (élus, professions exposées) et les cas de récidive. Ces conclusions n’ont pas convaincu le ministre de l’Action et des Comptes publics. « C’est à l’État de décider s’il souhaite ou pas porter plainte, parce que cela dépend de la gravité de la situation. Si on multiplie les plaintes, on mettrait du temps à récupérer l’impôt », a-t-il martelé sur les ondes de BFMTV et RMC.

LPA 20 Juin. 2018, n° 136v2, p.3

Référence : LPA 20 Juin. 2018, n° 136v2, p.3

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