Opérations immobilières et TVA sur marge : le feuilleton continue
En matière de TVA sur marge sur des cessions de terrains à bâtir, le Conseil d’État a entériné une doctrine assez critiquée de Bercy et pris une position susceptible de constituer un frein aux opérations d’aménagement. Une question préjudicielle posée au juge communautaire pourrait rebattre les cartes.
Depuis la réforme de la TVA immobilière de 2010, les ventes d’immeubles soumises à TVA relèvent d’une TVA calculée, soit sur le prix de cession, soit sur la marge. L’article 268 du Code général des impôts (CGI) prévoit ainsi, de plein droit pour les cessions de terrains à bâtir et sur option sur les cessions d’immeubles achevés depuis plus de 5 ans, un régime de TVA sur la marge réalisée par le cédant lorsque l’acquisition initiale réalisée par ce dernier n’a pas ouvert droit à déduction de TVA. Cette règle correspond à la transposition en droit interne de l’article 392 de la directive communautaire du 28 novembre 2006 relative au système commun de TVA, qui prévoit que les États membres peuvent choisir que, pour les livraisons de bâtiments et de terrains à bâtir achetés en vue de la revente par un assujetti qui n’a pas eu droit à déduction à l’occasion de l’acquisition, la base d’imposition est constituée par la différence entre le prix de vente et le prix d’achat, ce qui a été le cas de la France. « Le champ d’application de ce régime dérogatoire de la TVA sur marge comporte nombre d’incertitudes. Et les difficultés se concentrent principalement sur les cessions de terrains à bâtir », commente Philippe Tournès, avocat, associé au sein du département TVA chez CMS Francis Lefebvre Avocats.
La doctrine exigeante de Bercy
Le législateur, pour déterminer le périmètre afférent à chacun de ces deux modes de calcul, a opté pour un critère unique, relatif au régime fiscal appliqué lors de l’acquisition initiale des biens. « Cette disposition législative devait permettre une large application de la TVA sur marge pour les ventes de terrains à bâtir intervenant dans le cadre d’opérations d’aménagement », analyse l’association des Maires de France qui, le 15 juin dernier, a fait part à Bercy de ses inquiétudes au regard de la récente évolution jurisprudentielle intervenue sur les règles de TVA applicables aux cessions immobilières. « L’administration fiscale, a dans sa doctrine, ajouté une condition pour l’application du régime de la TVA sur marge, en exigeant que la qualification juridique et physique des biens ne soit pas modifiée entre leur acquisition et leur revente », commente Philippe Tournès. Ainsi, pour Bercy, lorsque des parcelles bâties sont transformées, après démolition, en terrains à bâtir, la cession de ces terrains relève de la TVA établie sur le prix total de vente. Cette position de l’administration fiscale est constante et a été réaffirmée dans une série de réponses ministérielles de 2016 (Rép. min., n° 9406, JOAN, 30 août 2016, L. de La Raudière ; Rép. min., n° 91143, JOAN, 30 août 2016, O. Carré ; Rép. min., n° 96679, JOAN, 20 sept. 2016, D. Bussereau ; Rép. min., n° 94538, JOAN, 20 sept. 2016, G. Savary). Pour l’administration fiscale, dans la mesure où le régime de la TVA sur marge est dérogatoire, il est nécessaire que le bien revendu soit identique au bien acquis. « Pour Bercy, l’application du régime de la TVA sur marge suppose nécessairement que le bien revendu soit identique au bien acquis quant à ses caractéristiques physiques et sa qualification juridique », explique Philippe Tournès. Une réponse ministérielle de 2018 a témoigné d’un assouplissement de la position de l’administration fiscale (Rép. min., n° 04171, JO Sénat, 17 mai 2018, Vogel). « Avec cette réponse ministérielle l’administration fiscale admet par tolérance l’application du régime de la marge à la revente d’un bien acquis sans ouvrir droit à déduction par un lotisseur ou un aménageur qui procède ensuite à sa division en vue de la revente en plusieurs lots », explique le fiscaliste. Avec cette nouvelle prise de position, l’administration fiscale se contente désormais d’exiger un critère d’identité juridique du bien, renonçant par là même au critère d’identité physique. Dans la mesure où l’opération d’achat-revente doit nécessairement porter sur un bien de même qualification juridique, pour l’administration fiscale, la transformation d’un terrain bâti en terrain à bâtir, rend impossible l’application du régime d’exception de la TVA sur marge. En 2019, cette solution a été réaffirmée dans une nouvelle réponse ministérielle (Rep. min. O. Folarni, JOAN du 24 septembre 2019, n° 01835).
La jurisprudence Promialp
Alors qu’en première instance et en appel, le juge administratif a jugé à plusieurs reprises que l’appréciation du mode de calcul de la TVA doit dépendre de la seule condition fixée par la loi, indépendamment de tout changement potentiel de caractéristique du bien entre la date d’achat et celle de la revente, le Conseil d’État, dans une décision de mars 2020 (CE, 27 mars 2020, n° 428234) a confirmé la position de l’administration fiscale. « Cet arrêt du Conseil d’État a surpris nombre de praticiens », analyse Philippe Tournès. « En effet la position de l’administration a généré de nombreux rappels de TVA à l’origine de contentieux devant le juge administratif. Les tribunaux de première instance et les cours administratives d’appel ont infirmé à plusieurs reprises la doctrine issue des réponses de 2016. En cohérence avec l’assouplissement opéré par la réponse ministérielle Vogel, s’agissant de la condition d’identité physique, l’administration fiscale ne s’est pas pourvue en cassation mais elle a décidé de le faire s’agissant de la condition d’identité juridique du bien revendu par rapport au bien acheté ».
L’arrêt Promialp vise les opérations de densification réalisées par des marchands de biens ou des lotisseurs. En pratique, ces acteurs de l’immobilier acquièrent des biens bâtis avec des terrains attenants constructibles. Par la suite, les constructions sont le plus souvent démolies et des opérations de division parcellaire permettent de revendre plusieurs terrains à bâtir. In fine, les lotisseurs et les marchands de biens revendent les parcelles de terrains à bâtir issues de ces opérations à des particuliers. Dans l’affaire Promialp, le juge d’appel a validé l’application de la TVA sur la marge à la revente, considérant que la modification des caractéristiques physiques et de la qualification juridique du bien entre l’acquisition et la revente était sans incidence (CAA Lyon, 20 déc. 2018, n° 17LY03359). Le Conseil d’État a invalidé cette position. La règle codifiée à l’article 268 du Code général des impôts précité constitue la transposition en droit interne de l’article 392 de la directive communautaire du 28 novembre 2006 relative au système commun de TVA, précise le Conseil d’État, laquelle prévoit que les États membres peuvent choisir que, pour les livraisons de bâtiments et de terrains à bâtir achetés en vue de la revente par un assujetti qui n’a pas eu droit à déduction à l’occasion de l’acquisition, la base d’imposition est constituée par la différence entre le prix de vente et le prix d’achat, ce qui a été le cas de la France. Pour le Conseil d’État, il résulte de ces dispositions, lues à la lumière de celles de la directive dont elles ont pour objet d’assurer la transposition, que les règles de calcul dérogatoires de la taxe sur la valeur ajoutée qu’elles prévoient s’appliquent aux opérations de cession de terrains à bâtir qui ont été acquis en vue de leur revente et ne s’appliquent donc pas à une cession de terrains à bâtir qui, lors de leur acquisition, avaient le caractère d’un terrain bâti, quand le bâtiment qui y était édifié a fait l’objet d’une démolition de la part de l’acheteur-revendeur. « Il n’est donc pas possible d’appliquer le régime de la TVA sur marge lorsque le bien revendu ne répond pas à la même qualification juridique que celui qui avait été acquis, comme c’était le cas en l’espèce du fait de la démolition », résume le fiscaliste.
Des arrêts de confirmation
« Le Conseil d’État a confirmé sa position le 1er juillet dernier avec deux arrêts concernant des marchands de biens ayant cédé des parcelles de terrains à bâtir dans le cadre du régime de la TVA sur marge (CE, 1er juil. 2020, n° 431641, SARL Rumb et CE, 1er juil. 2020, n° 435463, EURL Immoxine) », précise Philippe Tournès. Pour les marchands de biens, ce régime se justifiait car les biens divisés en parcelles avaient été initialement acquis auprès de particuliers n’ayant pas la qualité d’assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée, et ne leur avait donc pas ouvert droit à déduction, une position remise en cause par l’administration fiscale. Les juges d’appel n’ont pas suivi la position de Bercy. Le Conseil d’État annule ces arrêts des juges du fond, dans le droit-fil de sa jurisprudence Promialp, conformément aux dispositions de l’article 268 du Code général des impôts, lues à la lumière de celles de la directive dont elles ont pour objet d’assurer la transposition : « les règles de calcul dérogatoires de la taxe sur la valeur ajoutée qu’elles prévoient s’appliquent aux opérations de cession de terrains à bâtir qui ont été acquis en vue de leur revente et ne s’appliquent donc pas à une cession de terrains à bâtir qui, lors de leur acquisition, avaient le caractère d’un terrain bâti ».
Limitation du périmètre de la TVA sur marge pour les opérations d’aménagement
La modification des caractéristiques du bien fait donc obstacle à l’application de la TVA sur marge. Cette évolution jurisprudentielle limite le périmètre de la TVA sur marge, particulièrement pour les opérations d’aménagement. L’AMF souligne que « du fait de la politique de sobriété foncière, l’ouverture à l’urbanisation de nouvelles zones se raréfie et les opérations d’aménagement comportent de plus en plus fréquemment des parcelles bâties, conduisant à calculer la TVA sur le prix de vente ». Ceci devrait générer deux effets négatifs principaux. « L’application de la TVA sur le prix total à un plus grand nombre d’opérations risque d’abord de renchérir les prix du foncier et de freiner l’action des différents acteurs intervenant dans les opérations d’aménagement, allant à l’encontre des politiques visant à favoriser l’accès au logement. Par ailleurs, la TVA sur prix implique le paiement de droits de mutation à titre onéreux (DMTO) à taux réduit, au lieu des DMTO dus à taux plein pour les opérations soumises à la TVA sur marge. Par conséquent, l’élargissement du périmètre de la TVA sur prix constitue un facteur de baisse des droits de mutation perçus par les départements et les communes , conclut le courrier adressé par les maires de France au Minefi. « C’est une vraie difficulté en matière de finances publiques », constate Philippe Tournès.
Cette source de fragilisation du budget des collectivités locales inquiète d’autant plus les principaux intéressés que les budgets locaux souffrent de la crise sanitaire et économique actuelle. En outre, ils voient dans cette évolution un frein potentiel aux opérations d’aménagement à l’heure où il est nécessaire de favoriser la reprise économique et appellent à une solution permettant de revenir à une application large de la TVA sur marge et de lever le frein que constitue une interprétation trop restrictive de la règle fiscale. Dans ce contexte, lors du vote de la loi de finances rectificatives pour 2020, le 17 juillet dernier, un amendement tendant à contrer cette jurisprudence a été présenté afin de prévoir explicitement que le régime fiscal appliqué lors de l’acquisition initiale constitue le seul critère d’appréciation a été présenté au Sénat. Le gouvernement a émis un avis défavorable sur cet amendement qui n’a pas été voté.
Le Conseil d’État relance le débat
Dans un schéma un peu différent mais concernant toujours une opération d’achat revente de biens immobiliers, en l’espèce, des terrains nus revendus après division parcellaire et travaux de viabilisation, le Conseil d’État, vient de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur l’interprétation des dispositions de l’article 392 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de TVA (CE, 25 juin 2020, n° 416727, SAS Icade Promotion Logement). « Ce litige qui oppose la société Icade Promotion Logement à l’administration fiscale, est suivi par notre cabinet », explique Philippe Tournès. « Cette affaire, dont les faits sont antérieurs à la réforme des règles de la TVA immobilière issues de la loi de finances rectificative n° 2010-237 du 9 mars 2010 précédemment évoquée, concerne le régime de TVA sur marge applicable à la revente à des particuliers, après leur division parcellaire et leur viabilisation, de terrains préalablement acquis auprès de particuliers », précise-t-il.
Le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer sur le pourvoi présenté par la SAS Icade Promotion Logement jusqu’à ce que la CJUE se soit prononcée sur deux questions préjudicielles.
Première question posée au juge communautaire : l’article 392 de la directive du 28 novembre 2006 doit-il être interprété comme réservant l’application du régime de taxation sur la marge à des opérations de livraisons d’immeubles dont l’acquisition a été soumise à la taxe sur la valeur ajoutée sans que l’assujetti qui les revend ait eu le droit d’opérer la déduction de cette taxe ? Ou bien cet article permet-il d’appliquer ce régime à des opérations de livraisons d’immeubles dont l’acquisition n’a pas été soumise à cette taxe, soit parce que cette acquisition ne relève pas du champ d’application de celle-ci, soit parce que, tout en relevant de son champ, elle s’en trouve exonérée ?
Deuxième question posée au juge communautaire : l’article 392 de la directive du 28 novembre 2006 doit-il être interprété comme excluant l’application du régime de taxation sur la marge à des opérations de livraisons de terrains à bâtir dans les deux hypothèses suivantes : d’une part, lorsque ces terrains, acquis non bâtis, sont devenus, entre le moment de leur acquisition et celui de leur revente par l’assujetti, des terrains à bâtir et, d’autre part, lorsque ces terrains ont fait l’objet, entre le moment de leur acquisition et celui de leur revente par l’assujetti, de modifications de leurs caractéristiques telles que leur division en lots ou la réalisation de travaux permettant leur desserte par divers réseaux (voirie, eau potable, électricité, gaz, assainissement, télécommunications) ? « C’est un tournant d’autant plus important que le Conseil d’État ne saisit la CJUE qu’avec beaucoup de mesure. Il a donc estimé qu’il était temps de faire la lumière sur l’application du régime de la TVA sur marge aux cessions de terrains à bâtir et in fine de conférer une plus grande sécurité juridique à ces opérations », conclut l’avocat.