Quel bilan pour la Commission des infractions fiscales ?
La Commission des infractions fiscales a pour mission principale d’émettre un avis contraignant sur les projets de poursuites pénales pour fraude fiscale de l’administration fiscale. Elle vient de publier son rapport annuel. L’occasion de faire le point sur le verrou de Bercy.
Quel bilan pour la Commission des infractions fiscales (CIF) ? Par dérogation au droit commun de la procédure pénale, et en application de l’article L. 228 du Livre des procédures fiscales (LPF), les infractions fiscales ne peuvent être poursuivies par l’autorité judiciaire que suite à un dépôt de plainte de l’administration fiscale. Un avis favorable de la CIF est nécessaire pour déposer plainte. En 2016, la CIF a examiné 1 063 dossiers, un chiffre en baisse par rapport aux années précédentes1. En 2015, la CIF avait examiné 1 086 dossiers de propositions de poursuites correctionnelles pour fraude fiscale dont 1 027 ont donné lieu à un avis favorable au dépôt d’une plainte. En 2016, elle n’a reçu que 944 dossiers de saisine, son plus faible taux de saisine depuis les années 2000. Rappelons que la moyenne des saisines avoisinait les 1 000 affaires au cours des 10 dernières années. « Cette situation, qui ne manque pas d’être problématique pour le fonctionnement régulier de la Commission, résulte d’une chute sensible de l’approvisionnement, de surcroît concentré sur les mois de novembre et décembre (249 dossiers, soit – 26 %) alors que le rythme d’examen des affaires a été maintenu », souligne le rapport. Le nombre de propositions relevant de la procédure de l’enquête fiscale a connu une baisse sensible (70 propositions), contrastant avec sa progression sensible depuis la création de cette procédure en 2010 (de 44 propositions en 2010 à 100 propositions en 2015).
Prédominance de la fraude à la TVA
Une grande majorité de ces dossiers (77 %) porte sur une fraude à la TVA généralement associée à une fraude à l’impôt sur les sociétés et à l’impôt sur le revenu. Cette situation présente une relative constance depuis la création de la Commission. 47 % des poursuites se concentrent dans trois secteurs, le bâtiment et les travaux publics, les services et l’automobile. L’un des types de fraude le plus fréquemment rencontré réside dans la création d’entreprises éphémères dédiées à la réalisation d’importants volumes d’affaires en totale franchise d’impôt et la comptabilisation de fausses factures pour permettre la récupération de la TVA indûment facturée, avec pour finalité le financement du recours à une main-d’œuvre clandestine. « Ces situations constituent des exemples révélateurs de la réalité économique de certains secteurs d’activité au sein desquels le respect de la légalité fiscale demeure un enjeu fortement battu en brèche », résume le rapport. Le secteur des services (intérim, profession comptable, conseil en gestion…) représente suivant les années entre 10 % et 13 % des affaires portées devant la CIF. Les professions libérales représentent, quant à elles, entre 5 et 6 % des plaintes déposées. Enfin, les 116 plaintes déposées relatives à la mise en cause de la responsabilité pénale des dirigeants concernent des dissimulations de revenus résultant soit de l’appréhension directe de recettes sociales, soit de la prise en charge par l’entreprise de dépenses à caractère personnel. Elles concernent également, dans un nombre significatif de cas, des fraudes à caractère ponctuel commises à l’occasion de la réalisation de plus-values non déclarées suite à des cessions immobilières ou de valeurs mobilières. Ces fraudes, particulièrement difficiles à détecter, dès lors qu’elles concernent fréquemment une opération unique souvent assortie d’un respect apparent des obligations déclaratives, portent généralement sur des sommes très importantes (supérieure à 1 million d’euros). La nature fortement répréhensible de tels agissements, ainsi que l’ampleur de la soustraction à l’impôt qu’ils induisent, justifient une répression exemplaire à l’origine d’un accroissement notable du nombre de plaintes déposées à ce titre », souligne le rapport.
Maintenir l’exemplarité de la sanction pénale
La CIF précise vouloir cibler les dossiers à forts enjeux et les cas de fraudes fiscales particulièrement graves. Il s’agit de veiller « à maintenir cette exemplarité de la sanction pénale en réservant les poursuites aux fraudes portant sur un quantum incontestablement significatif ». En 2016, la moyenne des droits fraudés est de 350 494 euros par dossiers, un chiffre en augmentation continue depuis 2013. Le taux de rejet des dossiers transmis est de 6,2 %, un chiffre supérieur aux années précédentes mais toujours en deçà du taux moyen de rejets enregistrés depuis la création de la Commission (6,8 %). En 2015, seuls 59 dossiers ont donné lieu à un avis défavorable, soit 5,4 % du total des dossiers transmis. Ce taux était de 8,6 % en 2010. Le nombre de plaintes autorisées s’est établi à 997, retombant pour la première fois depuis 2013 sous le seuil des 1 000.
Fonctionnement de la CIF
À la différence des autres délits, le délit de fraude fiscale n’est pas poursuivi d’office par le procureur de la République. Ce dernier ne peut mettre en mouvement l’action publique que dans la mesure où l’Administration a préalablement déposé une plainte. Cette prérogative est justifiée par la nature particulière du délit de fraude fiscale. L’administration fiscale reste ainsi juge de l’opportunité des poursuites, sous le contrôle de la CIF. Celle-ci, qui connut deux réformes récentes, en 20092 et 20133, se prononce exclusivement sur l’opportunité des poursuites pénales. Elle n’a pas à préciser les délits reprochés et la date de leur Commission. Elle rend son avis sur les faits qui lui sont soumis et non sur la situation des personnes désignées par l’administration fiscale comme ayant concouru à leur réalisation. L’article 13 de la loi du 6 décembre 2013 a modifié la composition de la CIF et son article 16 a renforcé la publicité de ses travaux en prévoyant notamment la remise au Parlement d’un rapport annuel portant sur l’activité de la CIF et sur le nombre de dossiers examinés. Depuis le 1er janvier 2015, la CIF est composée de :
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huit conseillers d’État, élus par l’assemblée générale du Conseil d’État ;
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huit conseillers maîtres à la Cour des comptes, élus par la chambre du conseil en formation plénière de la Cour des comptes ;
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huit magistrats honoraires à la Cour de cassation, élus par l’assemblée générale de la Cour de cassation ;
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deux personnalités qualifiées, désignées par le président de l’Assemblée nationale ;
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deux personnalités qualifiées, désignées par le président du Sénat.
La Commission comprend 4 sections comportant chacune 7 membres. Une affaire examinée en section peut être réexaminée en formation plénière, sur décision du président de la Commission qui est obligatoirement un conseiller d’État.
Le mécanisme du verrou de Bercy
Ce monopole attribué à l’administration fiscale pour engager des poursuites pour fraude fiscale est régulièrement critiqué. Pour la Cour des comptes, il s’avère préjudiciable particulièrement en matière internationale4, car les plaintes pour fraude fiscale sont peu nombreuses, mal ciblées et tardives. Les parquets devraient avoir la capacité de poursuivre, sans dépôt de plainte préalable par l’administration fiscale, certaines fraudes complexes « afin de traiter un plus grand nombre de dossiers, intervenir plus rapidement et mieux assurer le recouvrement des sommes dues ». Le 24 mai 2016, la Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative à la légalité de l’article 228 du LPF, afin de vérifier si ce mécanisme est susceptible de porter une atteinte injustifiée aux principes d’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs, en privant le ministère public de la plénitude de son pouvoir d’apprécier l’opportunité des poursuites au bénéfice du ministère chargé du Budget ? Le Conseil constitutionnel a jugé qu’il découle du principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire, à laquelle appartiennent les magistrats du parquet, un principe selon lequel le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, l’action publique devant les juridictions pénales5. Au cas particulier, le Conseil constitutionnel a toutefois jugé que les dispositions contestées, telles qu’interprétées par la Cour de cassation, ne portent pas une atteinte disproportionnée à ce principe en se fondant sur trois éléments. D’une part, une fois la plainte déposée par l’Administration, le procureur de la République dispose de la faculté de décider librement de l’opportunité d’engager des poursuites. D’autre part, les infractions pour lesquelles une plainte de l’Administration préalable aux poursuites est exigée concernent des actes qui portent atteinte aux intérêts financiers de l’État et causent un préjudice principalement au Trésor public. Ainsi, dans l’hypothèse où l’Administration, qui est à même d’apprécier la gravité des atteintes portées à ces intérêts collectifs protégés par la loi fiscale, ne dépose pas de plainte, l’absence de mise en mouvement de l’action publique qui en résulte ne constitue pas un trouble substantiel à l’ordre public. Enfin, la compétence pour déposer la plainte préalable obligatoire relève de l’administration qui l’exerce dans le respect d’une politique pénale déterminée par le gouvernement conformément à l’article 20 de la constitution et dans le respect du principe d’égalité. L’article L. 228 du LPF a donc été déclaré conforme à la constitution.
Une décision en opportunité
La mission de la CIF consiste à s’assurer que la démarche de l’administration fiscale est objectivement justifiée au regard de la démonstration de la fraude, de l’établissement de son caractère intentionnel et des circonstances de l’affaire. S’il n’existe pas de débat contradictoire à proprement parler, le contribuable informé de la saisine a la possibilité de présenter des observations écrites. La CIF se prononce sans que le contribuable soit averti de sa saisine lorsqu’il existe des présomptions caractérisées de l’utilisation de comptes ouverts ou de contrats souscrits auprès d’organismes établis à l’étranger, de l’interposition de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable établis à l’étranger, de l’usage d’une fausse identité ou de faux documents ou de toute autre falsification, d’une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l’étranger ou encore de toute autre manœuvre destinée à égarer l’Administration. Afin d’engager cette procédure d’exception, l’administration fiscale doit également montrer qu’il existe, pour ces infractions, un risque de dépérissement des preuves.
Une pratique encadrée
La pratique de la CIF est désormais encadrée par deux décisions du Conseil constitutionnel67. Ce dernier a été saisi le 30 mars 2016 par la Cour de cassation de deux questions prioritaires de constitutionnalité relatives à la conformité aux droits et libertés que la constitution garantit des articles 1729 et 1741 du Code général des impôts. Éric Dezeuze et Hervé Temime, les avocats de Guy Wildenstein, ont soulevé la première question de la constitutionnalité en janvier 2016 devant le tribunal correctionnel de Paris. Elle est relative aux articles 1729 et 1741 du Code général des impôts (CGI), dans leurs versions applicables à la date des faits, qui permettent, en raison des mêmes faits et à l’encontre d’une même personne, le cumul des poursuites ou de sanctions fiscales et pénales. Ces articles portent-ils atteinte aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines ? Le 10 février 2016, dans le cadre, cette fois, de l’affaire Cahuzac, la 32e chambre correctionnelle a transmis une deuxième question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, laquelle l’a, à son tour, transmise au Conseil constitutionnel conjointement avec la question prioritaire de constitutionnalité posée par les avocats de Guy Wildenstein. Les deux affaires posaient en effet des questions identiques. La seule différence était la version applicable des dispositions de l’article 1741 du CGI. Les requérants contestaient le cumul de l’application des majorations d’impôt prévues par l’article 1729 du CGI et des sanctions pénales établies par l’article 1741 du CGI. Le Conseil constitutionnel a jugé ces dispositions conformes à la constitution. Les sanctions qu’elles prévoient sont adéquates au regard des incriminations qu’elles répriment et sont proportionnées. À cet égard, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve d’interprétation. Sur le fondement du principe de nécessité des peines, une sanction pénale pour fraude fiscale ne peut être appliquée à un contribuable qui, pour un motif de fond, a été définitivement jugé non redevable de l’impôt. Le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur le cumul de l’application des dispositions contestées. Il a déclaré l’application combinée des dispositions contestées des articles 1729 et 1741 conforme à la constitution, avec deux réserves d’interprétation. Première réserve, le principe de nécessité des délits et des peines impose que les sanctions pénales ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt. Il a précisé que cette gravité peut résulter du montant de la fraude, de la nature des agissements de la personne ou des circonstances de leur intervention. Deuxième réserve d’interprétation pour garantir le respect du principe de proportionnalité des peines par l’application combinée des dispositions contestées : le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne peut dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. « Dans ces affaires, précise le dernier rapport de la CIF, le Conseil constitutionnel a estimé que les deux types de sanction pouvaient se cumuler dans les cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt, cette gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention. L’insuffisance de l’un ou plusieurs de ces éléments est susceptible de conduire à l’évaluation défavorable à l’engagement d’une action pénale. Elles sont également individualisées par l’attention portée aux circonstances propres à chaque dossier telles que : les antécédents et la situation personnelle du contribuable, le contexte (notamment économique) de la réalisation de la fraude ainsi que de tout élément de nature à atténuer la responsabilité des personnes incriminées ». Conformément aux termes de l’article R. 228-6 du Livre des procédures fiscales, les décisions rendues sur l’opportunité des poursuites n’ont pas à être motivées. L’avis de la Commission est notifié par son président au ministre chargé du Budget. Le contribuable est informé de l’avis par le secrétariat de la CIF s’il est défavorable à l’engagement des poursuites ou, le cas échéant, par l’administration fiscale à l’occasion du dépôt de plainte. L’avis de la Commission est un avis conforme, qui place le ministre dans une situation de compétence liée. Lorsque l’avis est favorable, les plaintes sont déposées par le service chargé de l’assiette ou du recouvrement de l’impôt territorialement compétent, c’est-à-dire en pratique le directeur départemental des finances publiques.
Notes de bas de pages
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1.
Rapport d’activité 2016 de la CIF, https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dgfip/controle_fiscal/dispositif_sanctions/rapport_activite_cif_2016_.pdf.
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2.
L. n° 2009-1674, 30 déc. 2009, de finances rectificative pour 2009.
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3.
L. n° 2013-1117, 6 déc. 2013, relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.
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4.
C. comptes, rapp. publ. annuel, févr. 2012, « Le pilotage national du contrôle fiscal ».
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5.
Cons. const., 22 juill. 2016, n° 2016-555 QPC, M. Karim B.
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6.
Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90001, Wildenstein
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7.
Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90005, Cahuzac.
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8.
Cass. crim., 19 oct. 1987, n° 85-94605, Giraudo et a.
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9.
Article 1746 du Code général des impôts introduit par l’article 14 de l’ordonnance n° 2005-1512 du 7 décembre 2005 relative à des mesures de simplification en matière fiscale et à l’harmonisation et l’aménagement du régime des pénalités.
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10.
Cass. crim., 20 févr. 2008, n° 07-82977.
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11.
https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2008_2903/quatrieme_partie_jurisprudence_cour_2922/droit_penal_procedure_penale_2957/droit_penal_special_2960/droit_penal_economique_financier_12258.html.
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12.
Ord. n° 2016-1635, 1er déc. 2016, renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme prise sur le fondement de l’article 118 de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.