Quel cadre pour le contrôle juridictionnel de la coopération fiscale internationale ?
Le juge communautaire précise que si une juridiction d’un État membre peut contrôler la légalité d’une demande d’information fiscale adressée par un autre État, ce contrôle doit se limiter à vérifier si les informations sollicitées n’apparaissent pas, de manière manifeste, dépourvues de toute pertinence vraisemblable avec l’enquête fiscale concernée.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de rendre un arrêt sur le cadre et les limites de la coopération administrative fiscale entre États membres1. Dans cette décision rendue à propos d’une demande de renseignements adressée par la France au Luxembourg, la Cour a été invitée à préciser son interprétation de l’article 1, paragraphe 1, et de l’article 5 de la directive n° 2011/16/UE du Conseil, du 15 février 2011, relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal et abrogeant la directive n° 77/799/CEE2, ainsi que de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Affaires LuxLeaks, SwissLeaks ou encore Panama Papers, enquêtes ouvertes par la Commission européenne à l’encontre de différents États membres ayant accordé des taux de taxation avantageux à certaines entreprises tels que le royaume des Pays-Bas pour Starbucks, l’Irlande pour Apple, le Grand-Duché de Luxembourg pour McDonald’s et Amazon ou encore le royaume de Belgique pour son système dit d’excess profits rulings, cette demande d’interprétation intervient dans un climat particulier, rappelle l’avocat général de la Cour, Melchior Wathelet, dans ses conclusions3. « Ces événements ont suscité chez un grand nombre de citoyens le souhait d’une plus grande transparence et d’une plus grande équité en la matière, voire chez certains, une incompréhension face à l’absence d’harmonisation fiscale au sein de l’Union européenne. Dans ce contexte, les instruments juridiques qui permettent une meilleure lutte contre la fraude fiscale – tels que la directive n° 2011/16 – sont de plus en plus utilisés par les États membres. Inéluctablement, le recours accru à ces moyens pose la question de l’équilibre entre, d’une part, l’efficacité administrative et, d’autre part, le respect des droits du citoyen, dont le droit à un recours effectif. En définitive, c’est cette délicate équation qui est au cœur des questions préjudicielles posées par la Cour administrative (Luxembourg) », résume l’avocat général.
Une demande d’information de la France vers le Luxembourg
La décision de la CJUE est intervenue dans une affaire relative à une société anonyme de droit luxembourgeois, la société Berlioz qui a bénéficié d’une distribution de dividendes versés par sa filiale, la société par actions simplifiée de droit français Cofima, en exonération de retenue à la source. Le 3 décembre 2014, l’administration fiscale française, nourrissant un doute sur le point de savoir si l’exonération dont a bénéficié Cofima respectait les conditions prévues par le droit français, a adressé à l’administration fiscale luxembourgeoise une demande d’informations concernant Berlioz au titre notamment de la directive n° 2011/16. La directive n° 2011/16 a été transposée en droit luxembourgeois par la loi du 29 mars 2013 qui prévoit qu’« à la demande de l’autorité requérante, l’autorité requise luxembourgeoise lui communique les informations vraisemblablement pertinentes pour l’Administration et l’application de la législation interne de l’État membre requérant relative aux taxes et impôts visés à l’article 1er, dont elle dispose ou qu’elle obtient à la suite d’enquêtes administratives ». L’autorité requise luxembourgeoise effectue ces communications le plus rapidement possible, et au plus tard six mois à compter de la date de réception de la demande. Lorsque l’autorité requise luxembourgeoise est déjà en possession des informations concernées, les communications sont effectuées dans un délai de deux mois suivant cette date. À la suite de cette demande, le directeur de l’administration des contributions directes a, le 16 mars 2015, pris une décision dans laquelle il a indiqué que les autorités fiscales françaises vérifiaient la situation fiscale de Cofima et avaient besoin de renseignements afin de pouvoir se prononcer sur l’application de retenues à la source sur les dividendes versés par Cofima à Berlioz. Dans cette décision, il a, sur la base de l’article 2, paragraphe 2, de la loi du 25 novembre 2014, enjoint Berlioz de lui communiquer un certain nombre d’informations. Il lui a notamment demandé si la société dispose d’un siège de direction effectif au Luxembourg et quelles sont ses caractéristiques principales, à savoir la description de ce siège, la surface de ses bureaux, l’équipement matériel et informatique lui appartenant, la copie du contrat de bail des locaux et l’adresse de domiciliation, avec pièces à l’appui. Il a également demandé que lui soit fournie une liste de ses salariés avec leur fonction au sein de la société et l’identification des salariés liés au siège social de celle-ci. Il a souhaité savoir si elle loue de la main-d’œuvre au Luxembourg, s’il existe un contrat entre Berlioz et Cofima et, dans l’affirmative, une copie du contrat. Il a demandé l’indication de ses participations dans d’autres sociétés et comment ces participations ont été financées, avec pièces à l’appui ainsi que les noms et les adresses de ses associés, le montant du capital détenu par chaque associé et le pourcentage de détention de chaque associé, et le montant pour lequel les titres Cofima étaient inscrits à l’actif de Berlioz avant l’assemblée générale de Cofima, en date du 7 mars 2012 et la fourniture de l’historique des valeurs d’entrée des titres de Cofima à l’actif lors de l’apport du 5 décembre 2002, de l’apport du 31 octobre 2003 et de l’acquisition du 2 octobre 2007.
Un refus partiel d’information
Le 21 avril 2015, la société Berlioz a indiqué qu’elle répondait à la décision d’injonction du 16 mars 2015 sauf en ce qui concerne les noms et les adresses de ses associés, le montant du capital détenu par chacun d’entre eux et le pourcentage de détention de chaque associé, au motif que ces informations n’étaient pas vraisemblablement pertinentes au sens de la directive n° 2011/16 pour apprécier si les distributions de dividendes par sa filiale devaient être soumises à la retenue à la source, objet du contrôle effectué par l’administration fiscale française. Par décision du 18 mai 2015, le directeur de l’administration des contributions directes a infligé à la société Berlioz, sur la base de l’article 5, paragraphe 1, de la loi du 25 novembre 2014, une amende administrative de 250 000 euros en raison de son refus de fournir ces informations.
Le 18 juin 2015, la société Berlioz a saisi le tribunal administratif (Luxembourg) d’un recours contre la décision du directeur de l’administration des contributions directes lui infligeant une sanction en lui demandant de vérifier le bien-fondé de la décision d’injonction du 16 mars 2015. Le 13 août 2015, le tribunal administratif a dit le recours principal en réformation partiellement fondé et a réduit l’amende à 150 000 euros, mais a rejeté le recours pour le surplus en indiquant qu’il n’y avait pas lieu de se prononcer sur le recours subsidiaire en annulation. Le tribunal s’est fondé sur la loi luxembourgeoise selon laquelle il est possible de demander l’annulation ou la réduction de l’amende, mais non l’annulation de la demande d’échange d’informations et de la décision d’injonction.
La société Berlioz a interjeté appel devant la Cour administrative (Luxembourg) en soutenant que le refus du tribunal administratif, basé sur l’article 6, paragraphe 1, de la loi du 25 novembre 2014, de vérifier le bien-fondé de la décision d’injonction du 16 mars 2015, portait atteinte à son droit à un recours juridictionnel effectif tel que garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (CEDH). La Cour administrative a considéré qu’il pouvait être nécessaire de tenir compte notamment de l’article 47 de la Charte qui reflète le droit visé à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, et a invité les parties au principal à lui soumettre leurs observations à ce sujet. L’article 47 de la Charte, dispose que : « Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter ». Cette juridiction se demande si un administré, tel que Berlioz, bénéficie d’un droit à un recours effectif s’il ne peut pas faire contrôler, à tout le moins par voie d’exception, la validité de la décision d’injonction qui constitue le fondement de la sanction qui lui a été infligée. Elle s’interroge, en particulier, sur la notion de « pertinence vraisemblable » des informations demandées, visée à l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2011/16, et sur l’étendue du contrôle que les autorités fiscales et les autorités judiciaires de l’État requis doivent exercer à cet égard sans porter atteinte à la finalité de cette directive.
Six questions préjudicielles
Dans ces conditions, la Cour administrative a décidé de surseoir à statuer et de poser à la CEDH les questions préjudicielles suivantes.
L’article 51, paragraphe 1, de la Charte doit-il être interprété en ce sens qu’un État membre met en œuvre le droit de l’Union, au sens de cette disposition, et que, dès lors, la Charte est applicable, lorsqu’il prévoit dans sa législation une sanction pécuniaire à l’égard d’un administré qui refuse de fournir des informations dans le cadre d’un échange d’informations entre autorités fiscales, fondé notamment sur les dispositions de la directive n° 2011/16 ?
L’article 47 de la Charte doit-il être interprété en ce sens qu’un administré qui s’est vu infliger une sanction pécuniaire pour non-respect d’une décision administrative lui enjoignant de fournir des informations dans le cadre d’un échange entre administrations fiscales nationales au titre de la directive n° 2011/16 est en droit de contester la légalité de cette décision ?
L’article 1er, paragraphe 1, et l’article 5 de la directive n° 2011/16 doivent-ils être interprétés en ce sens que la « pertinence vraisemblable » des informations demandées par un État membre à un autre État membre constitue une condition à laquelle la demande d’informations doit satisfaire pour déclencher l’obligation de l’État membre requis d’y donner suite et, par là même, une condition de légalité de la décision d’injonction adressée par cet État membre à un administré ?
L’article 47 de la Charte doit-il être interprété en ce sens que, dans le cadre d’un recours introduit par un administré contre une mesure de sanction qui lui a été infligée par l’autorité requise en raison du non-respect d’une décision d’injonction adoptée par celle-ci à la suite d’une demande d’informations adressée par l’autorité requérante au titre de la directive n° 2011/16, le juge national dispose d’une compétence de pleine juridiction pour contrôler la légalité de cette décision d’injonction ?
L’article 1er, paragraphe 1, et l’article 5 de la directive n° 2011/16 ainsi que l’article 47 de la Charte doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que l’examen par l’autorité requise de la validité d’une demande d’informations émanant de l’autorité requérante soit limité à la régularité formelle d’une telle demande, et qu’ils imposent au juge national, dans le cadre d’un tel recours, de vérifier le respect de la condition de la pertinence vraisemblable sous tous ses aspects, y compris au regard de l’article 17 de la directive n° 2011/16 ?
Enfin, l’article 47, paragraphe 2, de la Charte impose-t-il que la demande d’informations qui a été adressée par l’autorité requérante à l’autorité requise soit communiquée au destinataire de la décision d’injonction et au tribunal dans le cadre du recours introduit à l’encontre d’une sanction pécuniaire consécutive au refus de répondre opposé à cette décision ?
Le contrôle du juge juridictionnel national
La CJUE commence par préciser que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est applicable, lorsqu’un État membre prévoit dans sa législation une sanction pécuniaire à l’égard d’un administré qui refuse de fournir des informations dans le cadre d’un échange entre autorités fiscales, fondé notamment sur les dispositions de la directive n° 2011/16/UE du Conseil. Et conformément à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, un administré qui s’est vu infliger une sanction pécuniaire pour non-respect d’une décision administrative lui enjoignant de fournir des informations dans le cadre d’un échange entre administrations fiscales nationales est en droit de contester la légalité de cette décision. L’article 1er, paragraphe 1, et l’article 5 de la directive n° 2011/16 doivent être interprétés en ce sens que la « pertinence vraisemblable » des informations demandées par un État membre à un autre État membre constitue une condition à laquelle la demande d’informations doit satisfaire pour déclencher l’obligation de l’État membre requis d’y donner suite. Cette « pertinence vraisemblable » constitue donc une condition de légalité de la décision d’injonction adressée par cet État membre à un administré et de la mesure de sanction infligée à ce dernier pour non-respect de cette décision. La vérification de l’autorité requise, saisie d’une demande d’informations de l’autorité requérante au titre de cette directive, ne se limite pas à la régularité formelle de cette demande, mais doit permettre à cette autorité de s’assurer que les informations demandées ne sont pas dépourvues de toute pertinence vraisemblable eu égard à l’identité du contribuable concerné et à celle du tiers éventuellement renseigné ainsi qu’aux besoins de l’enquête fiscale en cause. Et, dans le cadre d’un recours introduit par un administré contre une mesure de sanction qui lui a été infligée par l’autorité requise en raison du non-respect d’une décision d’injonction adoptée par celle-ci à la suite d’une demande d’informations adressée par l’autorité requérante au titre de la directive n° 2011/16, le juge national dispose, outre d’une compétence pour réformer la sanction infligée, d’une compétence pour contrôler la légalité de cette décision d’injonction. S’agissant de la condition de légalité de ladite décision tenant à la pertinence vraisemblable des informations demandées, le contrôle juridictionnel est limité à la vérification de l’absence manifeste d’une telle pertinence. Enfin, en conformité à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dans le cadre de l’exercice de son contrôle juridictionnel par un juge de l’État membre requis, ce juge doit avoir accès à la demande d’informations adressée par l’État membre requérant à l’État membre requis. L’administré concerné ne dispose pas, en revanche, d’un droit d’accès à l’ensemble de cette demande d’informations qui demeure un document secret, conformément à l’article 16 de la directive n° 2011/16. Afin de faire pleinement entendre sa cause au sujet de l’absence de pertinence vraisemblable des informations demandées, il suffit, en principe, qu’il dispose des informations visées à l’article 20, paragraphe 2, de cette directive, à savoir l’identité du contribuable concerné et la finalité fiscale des informations demandées. Toutefois, si le juge de l’État membre requis considère que ladite information minimale ne suffit pas à cet égard, et s’il sollicite de l’autorité requise des éléments d’information complémentaires, ce juge a l’obligation de fournir ces éléments d’information complémentaires à l’administré concerné, tout en tenant dûment compte de la confidentialité éventuelle de certains de ces éléments.