Apport d’un usufruit viager temporaire à durée fixe : le Conseil d’État applique le dispositif anti-abus

Publié le 24/01/2023
Personne âgée, viager
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Dans un arrêt du 31 mars 2022, le Conseil d’État se prononce pour la première fois au sujet du dispositif anti-abus de l’article 13-5 du Code général des impôts applicable aux cessions d’usufruit temporaire.

C’est la première fois que le Conseil d’État a jugé de l’application, par l’administration fiscale, du dispositif anti-abus de l’article 13-5 du Code général des impôts (CGI) qui vise les cessions d’usufruit temporaire. Dans son arrêt du 31 mars 2022, la haute juridiction administrative apporte plusieurs enseignements (CE, 31 mars 2022, n° 458518).

Donation de l’usufruit de parts sociales, suivie de l’apport des droits en usufruit à structure soumise à l’impôt sur les sociétés

Par acte du 23 juillet 2013, Monsieur A. a consenti à sa fille, Madame B., une donation-partage portant sur l’usufruit viager de 36 parts sociales d’une SNC. Le 2 décembre 2013, la donataire Madame B. a apporté à la SAS créée pour les besoins de l’apport, l’usufruit des 36 parts sociales, pour une durée de 30 ans, pour une valeur estimée à 1 248 000 euros.

En rémunération de cet apport, Madame B. a reçu la pleine propriété de 12 480 actions de la SAS, de 100 euros chacune.

À l’issue d’un contrôle sur pièces, Madame B. a été assujettie, dans la catégorie des bénéficies industriels et commerciaux (BIC), à une cotisation supplémentaire sur le revenu au titre de l’année 2013, ainsi qu’à une contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, à raison de la somme reçue en contrepartie de la cession de l’usufruit à la SAS. L’administration fiscale s’est fondée sur l’article 13-5 du CGI.

Le jugement du tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de Madame B. d’annuler les cotisations fiscales issues du redressement fiscal (TA Paris, 16 mars 2020, n° 1820434/2-2). La cour administrative d’appel de Paris a annulé le jugement et prononcé la décharge des impositions et pénalités jugeant le redressement infondé (CAA Paris, 5 oct. 2021, n° 20PA01257).

La question de droit est la suivante : la cession de l’usufruit viager préconstitué entre-t-elle dans le champ de l’article 13-5 du CGI ?

Une double optimisation fiscale désormais contrée

L’article 13-5 du CGI en question est un dispositif anti-abus mis en place par l’article 15 de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 2012 (JORF n° 0304 du 30 décembre 2012). Il a été instauré pour lutter contre le schéma d’optimisation en deux temps. Dans un premier temps, des parents donnent à leurs enfants des parts sociales démembrées (en général la nue-propriété, mais ils peuvent donner l’usufruit comme dans les faits de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du Conseil d’État du 31 mars 2022). Il s’agit de titres de sociétés transparents soumises à l’impôt sur le revenu détenant un important actif immobilier. Cette donation démembrée entame la transmission du patrimoine et entraîne des droits de mutation à titre gratuit moins élevé que s’ils avaient été calculés sur la pleine propriété. L’article 669 du CGI fixe en effet en barème déterminant la valeur de l’usufruit et la valeur de la nue-propriété en fonction de l’âge de l’usufruitier. S’agissant d’un droit viager qui s’éteint au décès de son titulaire, l’usufruit perd de la valeur avec le temps.

Ainsi, par exemple, lorsque l’usufruitier a entre 65 ans, la valeur de l’usufruit représente 50 % de la valeur de la pleine propriété. Lorsque l’usufruitier est âgé de 82 ans, la valeur de l’usufruit ne représente plus que 30 % de la valeur de la pleine propriété.

Dans un second temps, les titulaires de l’usufruit cèdent leur droit à une société soumise à l’impôt sur les sociétés dont ils ont le contrôle, pour dégager des liquidités. Cette opération était soumise au régime des plus-values des particuliers. Ainsi lorsque les parts sociales démembrées sont représentatives de biens immobiliers, l’opération était traitée comme dégageant une plus-value immobilière, taxée au taux forfaitaire de 19 %, après application des abattements de détention lesquels pouvaient effacer l’impôt sur le revenu au bout de 22 années de détention et les prélèvements sociaux au bout de 30 années de détention.

Le dispositif anti-abus est-il applicable aux usufruits viagers préconstitués à durée fixe ?

La loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 2012 a mis fin à cette optimisation fiscale à compter des premières cessions d’usufruit temporaire intervenue à compter du 14 novembre 2012.

En 2012, le législateur est intervenu pour contrer ce schéma d’optimisation, adoptant l’article 13-5 du CGI en vertu duquel la première cession d’usufruit temporaire (intervenue à partir du 14 novembre 2012) est taxée à l’impôt sur le revenu « dans la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le bénéfice ou revenu procuré ou susceptible d’être procuré par le bien ou le droit sur lequel porte l’usufruit temporaire cédé. Ainsi, lorsque l’usufruit porte sur des parts de sociétés civiles immobilières (SCI), l’article 13-5 du CGI écarte le régime des plus-values immobilières et taxe le flux de revenus perçu le titulaire de l’usufruit dans la catégorie des revenus fonciers.

Dans l’affaire soumise au Conseil d’État, l’administration fiscale avait fait application de l’article 13-5 du CGI, et avait taxé le produit de cession de l’usufruit viager constitué pour une durée de 30 ans dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC).

La cour administrative d’appel avait écarté l’application de l’article 13-5 du CGI, considérant que l’apport à la SAS par Madame B., pour une durée fixée par contrat à 30 ans, de l’usufruit dont celle-ci était titulaire à titre viager sur les parts de la SNC n’était pas une cession d’usufruit temporaire. « Ainsi, dans l’hypothèse où une personne physique entend céder à titre onéreux un usufruit viager à une personne morale, cette cession, lorsqu’elle est consentie pour une durée de trente ans, ne doit pas être regardée comme portant sur un usufruit temporaire, pour l’application des dispositions précitées du 1° du 5 de l’article 13 du Code général des impôts, qui, s’agissant d’un dispositif anti-abus ayant pour finalité de rendre moins attractif les montages utilisant un usufruit temporaire, comme le révèlent les travaux préparatoires de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 dont elles sont issues, ne doit pas être interprété de manière extensive ».

Le Conseil d’État ne procède pas à la même analyse de la nature de l’usufruit et annule l’arrêt de cour de Paris. Il considère au contraire que les dispositions de l’article 13-5 du CGI « trouvent à s’appliquer tant à la cession à titre onéreux, par le propriétaire d’un bien ou droit, d’un usufruit portant sur celui-ci qu’à la première cession à titre onéreux, par son titulaire, d’un usufruit préconstitué, dans le cas où le cessionnaire bénéficie du droit d’usufruit pour une période qui n’est pas exclusivement déterminée par la durée de la vie humaine ».

Les enseignements de l’arrêt du 31 mars 2022

Premier enseignement de l’arrêt : l’apport est assimilable à une cession. Second et principal enseignement : l’apport consenti par un particulier à une société pour une durée de trente ans de l’usufruit préconstitué constitue revêt la nature d’une cession d’usufruit temporaire.

Cette solution est conforme à la doctrine administrative qui distingue selon que l’usufruit est préconstitué ou non.

« Si l’usufruit est constitué sur la tête de la personne morale, c’est-à-dire qu’il est détaché de la pleine propriété du cédant : dans ce cas, la cession entre dans le champ d’application des dispositions du 5 de l’article 13 du CGI. En effet, en application de l’article 619 du Code civil, la durée de cet usufruit ne pouvant excéder trente ans, cet usufruit est nécessairement consenti pour une durée fixe », s’appuyant sur une réponse ministérielle de 2013 (RM Lambert n° 15540, JO AN du 2 juillet 2013, p. 6919). En revanche, « si l’usufruit est préconstitué sur la tête du cédant antérieurement à la cession : dans ce cas, la cession porte sur un usufruit viager et, à ce titre, n’entre pas dans le champ d’application des dispositions du 5 de l’article 13 du CGI, à moins que l’usufruit ne soit consenti pour une durée fixe » (BOI-IR-BASE-10-10-30).

En l’espèce, l’usufruit préconstitué était un usufruit viager, et consenti pour une durée fixe de 30 ans, ce qui correspond au plafond autorisé par le Code civil en matière d’usufruit consenti à des personnes morales (C. civ., art. 619).

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