Assurance-vie et co-souscription : le risque de donation indirecte n’est jamais écarté
La réponse Ciot ne permet pas de présumer qu’un contrat co-souscrit par des époux communs en biens dont le dénouement normal est le décès du second conjoint ne peut constituer une donation indirecte. Telle est la doctrine affirmée par Bercy fin janvier à l’occasion d’une question du sénateur Malhuret.
La co-souscription d’un contrat d’assurance-vie par des époux communs en biens ne cesse pas de susciter des interrogations dans le milieu des professionnels de la gestion de patrimoine. Et pour cause, l’administration fiscale, plusieurs fois interrogée, a changé à plusieurs reprises de doctrine, suscitant une extrême prudence chez les praticiens.
Il faut dire que ce sujet, au cœur du droit civil et du droit des assurances peut produire des effets fiscaux non négligeables. D’autant qu’il intéresse un large public : près de 90 % des couples mariés le sont sous le régime légal, c’est-à-dire la communauté réduite aux acquêts. L’assurance-vie reste le placement financier privilégié des ménages : 39 % des ménages métropolitains en possèdent au moins une (Le patrimoine des ménages en 2018, Insee). 44,3 % des ménages dont la personne de référence a 60 ans ou plus détiennent au moins un produit de ce type, contre 23,7 % parmi les moins de 30 ans en France.
Le mécanisme de la co-souscription
La co-souscription est une souscription réalisée conjointement par deux personnes, des époux communs en biens à un contrat d’assurance-vie. Le contrat est alimenté par les deniers communs.
Lors du premier décès, au sein du couple, si le défunt était le seul assuré, le contrat est dénoué. La valeur de rachat est alors transmise au bénéficiaire. Si au contraire, le défunt n’est pas l’assuré, le contrat ne se dénoue qu’au décès du second époux. Au premier décès, il n’entre dans la masse taxable et reste la propriété exclusive de l’époux survivant devenu unique souscripteur suite au décès de l’autre.
Historique doctrinal
En 1992, dans son fameux arrêt Praslicka, la Cour de cassation a affirmé qu’un contrat d’assurance-vie non dénoué alimenté par des fonds communs devait être considéré comme faisant partie de la communauté (Cass. 1er civ., 31 mars 1992, n° 90-16343, Praslicka).
Fondant son analyse sur les articles 1401 du Code civil selon lequel « la communauté se compose activement des acquêts faits par les époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant tant de leur industrie personnelle que des économies faites sur les fruits et revenus de leurs biens propres », elle a considéré que la valeur de rachat du contrat non dénoué constitue un bien commun : le capital un actif de communauté, et les intérêts des acquêts.
La conséquence fiscale de cette règle civile a été arrêtée en 2010, par la réponse Bacquet (Rep. min. n° 26231 « Bacquet », JOAN 29 juin 2010, p. 7283) selon laquelle : « conformément à l’article 1401 du Code civil, et sous réserve de l’appréciation souveraine des juges du fond, la valeur de rachat des contrats d’assurance-vie souscrits avec des fonds communs fait partie de l’actif de communauté soumis aux droits de succession dans les conditions de droit commun ».
Cette doctrine, qui s’était appliquée aux successions ouvertes depuis le 29 juin 2010, conduisait à valoriser au jour du décès des contrats non dénoués dans la masse communautaire, et à faire supporter aux héritiers autres que le conjoint survivant des droits de succession sur des biens qui ne leur étaient pas transmis.
Pour cette raison, Bercy a rapporté sa doctrine et rétabli la neutralité fiscale attendue lors du premier décès dans sa réponse Ciot de 2016 (Rep. min. n° 78192 « Ciot », JOAN 23 févr. 2016, p. 1648). « Afin de garantir la neutralité fiscale pour l’ensemble des héritiers lors du décès du premier époux, il est admis, pour les successions ouvertes à compter du 1er janvier 2016, qu’au plan fiscal la valeur de rachat d’un contrat d’assurance-vie souscrit avec des fonds communs et non dénoué à la date du décès de l’époux bénéficiaire de ce contrat, ne soit pas intégrée à l’actif de la communauté conjugale lors de sa liquidation, et ne constitue donc pas un élément de l’actif successoral pour le calcul des droits de mutation dus par les héritiers de l’époux prédécédé ».
La réponse Ciot a donc effacé définitivement l’imposition au second décès, qui aurait été due lors du premier décès pas sous l’empire de la doctrine Bacquet. La neutralité fiscale est assurée faisant disparaître les inconvénients d’un dénouement au premier décès : perte de l’antériorité fiscale et problématique de réinvestissement du conjoint survivant, notamment s’il est âgé de plus de 70 ans.
La suite de la réponse Ciot est simple : « Lors du dénouement du contrat suite au décès du second conjoint, les sommes versées aux bénéficiaires de l’assurance-vie resteront bien évidemment soumises aux prélèvements prévus, suivant les cas, aux articles 757 B et 990 I du Code général des impôts dans les conditions de droit commun ».
Pour mémoire, l’article 990 I du Code général des impôts (CGI) prévoit que les primes versées avant les 70 ans de l’assuré sont exonérées jusqu’à 152 500 € par bénéficiaire, seuil au-delà duquel la taxation est de 20 % jusqu’à 700 000 €, puis de 31,25 %. L’article 757 B du CGI prévoit quant à lui une taxation aux droits de succession pour les primes versées après les 70 ans de l’assuré, après un abattement global de 30 500 €.
L’administration fiscale a intégré cette doctrine au Bofip : « Il est désormais admis, pour les successions ouvertes à compter du 1er janvier 2016, que la valeur de rachat d’un contrat d’assurance-vie, souscrit avec les deniers communs et non dénoué lors de la liquidation d’une communauté conjugale à la suite du décès de l’un des époux, n’est pas, sur le plan fiscal, intégrée à l’actif de la communauté conjugale lors de sa liquidation, et ce quelle que soit la qualité des bénéficiaires désignés. Elle ne constitue donc pas un élément de l’actif successoral pour le calcul des droits de mutation dus par les héritiers de l’époux prédécédé ».
Toutefois, sur le plan civil, la réponse Ciot confirme le caractère commun du contrat non dénoué. Lors du premier décès, les héritiers, conjoint et enfants, sont sur le plan civil considérés comme ayant hérité de la moitié des capitaux décès, sans droits de succession à payer.
La réponse Malhuret
Dans ce contexte de dissociation entre le droit civil et le droit fiscal, le sénateur Malhuret a posé une question en juillet 2017 au ministre du Budget, qui n’a apporté de réponse qu’en janvier dernier.
L’auteur de la question évoque une réponse ministérielle Lazaro de 1993 qui n’a pas été reprise au Bofip, et que l’on peut donc légitimement considérer comme ayant été rapportée par l’administration (Rép. min. n° 5703, JOAN 20 déc. 1993, p. 4608). « L’administration fiscale est fondée à apporter la preuve qu’un contrat d’assurance recouvre, dans certaines situations, une donation indirecte qui doit être assujettie aux droits de mutation à titre gratuit. Tel peut être le cas lorsqu’un contrat est souscrit en adhésion conjointe avec un ou plusieurs autres souscripteurs dans la mesure où ceux-ci bénéficient directement ou indirectement des sommes investies ».
Cette position ancienne a fait naître une extrême prudence chez les assureurs à proposer une co-adhésion avec dénouement au second décès, notamment en raison de la faculté de rachat du conjoint survivant. Pour écarter tout risque de requalification en donation indirecte, ceux-ci exigent que les co-souscripteurs soient mariés sous le régime de la communauté universelle avec clause d’attribution intégrale de la communauté ou une clause de préciput.
Pour mettre fin à cette limitation de la co-souscription par un couple marié et dissiper toutes inquiétudes, la démarche du sénateur Malhuret visait à demander à Bercy d’affirmer que la co-adhésion à un contrat d’assurance-vie par deux époux communs en biens, prévoyant que le contrat qui se dénouera au second décès, demeure la propriété de l’époux survivant au premier décès, ne peut être requalifiée en donation indirecte, alors que sa valeur « commune » est un acquêt de communauté devant être civilement intégré au partage de la communauté, et que les assurés peuvent également se prévaloir de la réponse ministérielle Ciot (Question n° 00256, JO Sénat du 13 juill. 2017, p. 2220).
Pas de présomption d’absence de donation indirecte
Dans sa réponse (JO Sénat, 10 janv. 2019, p. 131), Bercy crée davantage d’inquiétudes qu’elle n’en dissipe. Le ministre commence par rappeler les principes posés par la réponse Ciot sur le plan fiscal. Il précise ensuite que cette position « est sans incidence sur la qualification éventuelle de donation indirecte, taxable aux droits de mutation à titre gratuit au nom du donataire, de la transmission réalisée via le contrat d’assurance-vie au bénéfice de l’autre conjoint ».
Dès lors pour le ministre, la réponse Ciot « ne saurait donc permettre de présumer qu’un contrat co-souscrit par des époux communs en biens dont le dénouement normal est le décès du second conjoint ne peut constituer une donation indirecte. En effet, de manière générale, la souscription d’un contrat d’assurance-vie est susceptible de constituer une donation indirecte en l’absence d’éléments contredisant l’intention libérale du souscripteur. Or compte tenu notamment du large éventail de possibilités offertes par les contrats d’assurance-vie, rien n’exclut a priori l’intention libérale de l’un des époux co-souscripteurs. L’absence de qualification de donation indirecte ne pouvant être présumée, la régularité d’une telle opération doit être appréciée au cas par cas au vu des circonstances de fait de l’espèce ».
Ce faisant, l’administration rappelle que la réponse Ciot n’a de portée que sur le terrain fiscal. Si la co-adhésion a été réalisée dans le but de gratifier le conjoint survivant, le contrat peut faire l’objet d’une requalification en donation indirecte, et les droits de donation entre époux réclamés. Rappelons que l’administration fiscale doit apporter la preuve de l’intention libérale pour fonder toute requalification en ce sens.