Blanchiment : fraude fiscale et déclaration de soupçon

Publié le 22/01/2018

Dans un contexte de durcissement de la règlementation et des sanctions et alors que le secteur de l’immobilier est encore peu mobilisé sur le sujet de la lutte contre le blanchiment de capitaux, l’association internationale des professionnels de l’immobilier publie un premier guide de bonnes pratiques et envisage la mise en place d’un standard applicable aux 125 000 professionnels qu’elle réunit à travers le monde.

L’immobilier constitue aux yeux des pouvoirs publics un secteur à risque en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme. Les professionnels de l’immobilier sont assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LAB/FT) depuis 1981. Depuis cette date, ils doivent appliquer les obligations prévues par les textes en vigueur, en se dotant notamment de dispositifs internes d’évaluation et de gestion des risques visant à prévenir et détecter des opérations financières susceptibles d’être liées à des activités de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme et en déclarant à Tracfin ces opérations, si, après une vigilance adéquate, il persiste un doute sur la licéité de l’opération ou de la tentative d’opération.

Afin de faciliter la tâche des professionnels, la Royal Institution of Chartered Surveyors (RICS), l’association internationale des professionnels de l’immobilier vient de publier en France le premier guideline consacré à la lutte contre le blanchiment de capitaux dans l’immobilier : « L’immobilier face au blanchiment des capitaux et au financement du terrorisme ». Ce nouvel ouvrage a été présenté lors de la dernière édition du Simi, le salon de l’immobilier d’entreprise, qui se tenait à Paris le 8 décembre dernier, dans le cadre d’une conférence dédiée à la lutte contre le blanchiment d’argent, organisée par la RICS. Prémices d’un standard dont l’application sera exigée par la RICS après 2018 pour tous les professionnels de son organisation, cet ouvrage vise à susciter un élan vertueux.

Les professionnels de l’immobilier face à la lutte contre le blanchiment

À l’occasion de la transposition de la 3e directive LAB/FT en 2009, le dispositif de contrôle et de sanction de ces obligations a été fixé par le Code monétaire et financier (CMF). En 2014, les syndics de copropriété ont été inclus aux professionnels visés par le dispositif LAB-FT. Les professionnels de l’immobilier couverts par ce dispositif sont :

  • Les agents immobiliers dont l’activité est définie aux 1°, 2°, 4°, 5°, 8° et 9° de l’article 1er de la loi Hoguet,

  • Les syndics de copropriété dont l’activité est définie au 9° de l’article 1er de la loi Hoguet, dans le cadre de la loi du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis.

Le périmètre des obligations LAB/FT s’applique de manière plus large « aux personnes physiques ou morales qui, d’une manière habituelle, se livrent ou prêtent leur concours, même à titre accessoire, aux opérations immobilières portant sur les biens d’autrui. Elle englobe donc notamment les agents commerciaux. La DGCCRF et Tracfin ont publié des lignes directrices en matière de LAB/FT à destination des professionnels de l’immobilier en octobre 2010. Ce document rappelait les principes généraux du dispositif LAB/FT, les modalités de mise en œuvre des obligations de vigilance et de déclaration. Des travaux d’actualisation de ces lignes directrices sont engagés afin de répondre de façon pratique aux besoins des professionnels de l’immobilier.

Les obligations des professionnels de l’immobilier

Quelles sont les obligations LAB/FT des professionnels de l’immobilier ? Ils doivent mettre en place des mesures de vigilance adaptées, en fonction de la cartographie et de l’évaluation des risques qu’ils ont préalablement réalisées (CMF art. L. 561-32). Ce travail introspectif est propre à chaque professionnel en fonction des spécificités de son domaine d’intervention, de sa clientèle, etc. Il vise à identifier les différentes situations auxquelles il est susceptible d’être confronté et à définir les procédures adaptées pour prévenir, sinon atténuer ces risques. Pour cela, le professionnel doit, en amont, identifier et hiérarchiser les risques, sur la base de critères et d’indicateurs inhérents à la nature de leurs activités et autres situations spécifiques qu’ils sont amenés à connaître (achat d’un bien de grande valeur, disproportion entre les revenus de l’acquéreur et le prix du bien, problème d’identification d’une adresse d’un acquéreur, achat d’un bien situé dans une zone sensible, client exposé aux risques de corruption,…). Il doit identifier les mesures appropriées en fonction des risques qu’il devra gérer. Cette démarche implique un minimum de formalisation afin que le professionnel se dote de systèmes d’évaluation et de gestion des risques de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme exigés par la loi. En fonction de l’intensité des risques inhérents à chaque situation, il applique des mesures de vigilance allégées, « normales », complémentaires, renforcées. Il peut, par exemple, en plus des documents relatifs à l’identification du client ou du bénéficiaire effectif, demander des justificatifs auprès de son client : des vérifications de notoriété sur internet devront être corroborées par des documents sur l’origine des fonds, statuts de la société, etc. En cas de persistance d’un doute sur la licéité de l’opération ou de la tentative d’opération, voire de l’absence d’informations suffisantes ou de justificatifs probants, ils sont tenus de transmettre une déclaration de soupçon à Tracfin.

Contrairement au secteur financier, notamment aux banques qui ont mis en place des procédures rigoureuses, l’immobilier accuse pourtant un réel retard en matière d’application des règlementations anti-blanchiment. Rares sont les professionnels à connaître leurs obligations et les sanctions qu’ils encourent. Très peu ont mis en place les process qu’exige la règlementation, notamment pour l’évaluation et la gestion des risques de blanchiment, la vérification de l’identité des bénéficiaires effectifs des transactions, le contrôle de la provenance des fonds et, dans un nombre limité de cas, l’obligation de déclaration de soupçon. Au regard de la taille de leurs équipes, certains professionnels mettent en avant les difficultés qu’ils rencontrent pour la mise en œuvre des procédures internes adéquates, précise l’association internationale.

L’activité de Tracfin

Le G7, lors du sommet de l’Arche du 14 au 16 juillet 1989, avait recommandé, sur la base d’une proposition française, la création de cellules de renseignement financier (CRF) chargées de contribuer à la lutte contre le blanchiment d’argent. La mondialisation des échanges et des paiements, qui facilite ces fraudes, a ensuite conduit à un élargissement des exigences en matière de lutte contre le blanchiment, sous l’impulsion du Groupe d’action financière (GAFI). La France a choisi de se doter d’une cellule administrative de renseignement financier appelée Tracfin (traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins). Un certain nombre de professions sont assujetties à une obligation de lui signaler les sommes ou les opérations qui peuvent sembler d’origine illicite. Dans le système français, la vigilance exigée des professions assujetties à cette obligation de déclaration est sélective, car elles doivent transmettre non pas l’exhaustivité des mouvements financiers qu’elles observent, mais ceux d’entre eux qui présentent des éléments atypiques, quel qu’en soit le montant. Tracfin reçoit ces déclarations, les analyse, les enrichit puis les transmet principalement à l’autorité judiciaire. Au cours de la dernière décennie, l’accroissement des missions de Tracfin a eu pour conséquence une progression significative de son activité. Sur cette période, le nombre d’informations reçues a été multiplié par plus de 3 et le nombre de transmissions à l’autorité judiciaire et aux administrations partenaires a quadruplé, passant de 347 en 2004 à 1 395 en 2014. Et depuis 5 ans, le nombre d’informations reçues a doublé.

Encore peu de déclarations de soupçons dans le secteur immobilier

Avec une trentaine de déclarations de soupçon en moyenne au cours des dernières années et une progression de 6 % entre 2012 et 2015 le volume déclaratif de la profession est stable. Comparativement, ce résultat est très en retrait par rapport aux pratiques d’autres secteurs. La faiblesse déclarative des professionnels de l’immobilier contraste avec la réalité économique de ce secteur. En 2015, le nombre de transactions immobilières a progressé de 15,7 % par rapport à 2014. Dans le neuf, de septembre à novembre 2015, le nombre de logements autorisés à la construction a augmenté en France de 2,7 % par rapport aux 3 mois précédents. Le Groupe d’action financière (GAFI) a pointé ce phénomène dans le cadre de son dernier rapport d’évaluation de la France. En 2015, seule une quinzaine de professionnels ont établi une ou plusieurs déclarations de soupçon dans un contexte où, sur l’année, le nombre de transactions immobilières était estimé à plus de 800 000, dont une part substantielle est réalisée grâce à l’intervention d’agents immobiliers. « Ces déclarants sont majoritairement liés aux grands groupes bancaires ayant des filiales dans le secteur immobilier. Ces groupes profitent de leur maillage territorial pour développer ces activités et font bénéficier leur filiale immobilière de leur expérience en matière LAB/FT. A contrario, le nombre de déclarations de soupçon émises par des professionnels indépendants ou franchisés reste anecdotique (10 en 2015). En général, ils effectuent une seule déclaration de soupçon par an. Il convient de noter, en particulier, que les professionnels spécialisés dans les biens immobiliers de luxe et de prestige ont une activité déclarative très marginale en dépit du risque que présente cette branche en termes de blanchiment de capitaux », précise à cet égard la lettre d’information de Tracfin de juin 2016. Avec une trentaine de déclarations de soupçon en moyenne au cours des dernières années et une progression de 6 % entre 2012 et 2015, le volume déclaratif de la profession est stable. Comparativement, ce résultat est très en retrait par rapport aux pratiques d’autres secteurs. Des régions dynamiques en matière immobilière et généralement propices à des transactions de montants élevés (régions PACA, Rhône-Alpes, Corse et DOM-TOM en particulier) sont peu ou pas représentées dans le panel des déclarations de soupçon. En 2015, le service comptait 501 professionnels de l’immobilier enregistrés comme déclarant ; ce qui apparaît faible au regard du nombre d’agences immobilières en France. « Les montants des opérations déclarées par la profession dépassent très rarement 500 k€ (3 signalements sur 279 en 2015), ce qui paraît étonnant en comparaison des montants en jeu dans les déclarations en provenance d’autres professionnels assujettis exerçant dans le secteur immobilier (notaires, Caisse des dépôts et consignation), soulignent les équipes de Tracfin. En effet, parmi les transactions déclarées par les notaires en matière immobilière, environ un tiers des montants est supérieur à 500 k€. Par conséquent, l’absence de transactions de gros montants déclarées par les professionnels de l’immobilier est étonnante ». 8 déclarations de soupçon sur les 35 transmises à Tracfin en 2015 ne comportaient aucun montant ou ne portaient sur aucun flux. Les informations mentionnant des flux financiers sont le plus souvent motivées par l’absence de précision sur l’origine des fonds (acquisition sans prêt, fonds en provenance de l’étranger), la présence d’un montage juridique complexe ou un soupçon de donation déguisée au bénéfice de l’acquéreur. La faiblesse déclarative des professionnels de l’immobilier contraste avec la réalité économique de ce secteur. En 2015, le nombre de transactions immobilières a progressé de 15,7 % par rapport à 2014. Dans le neuf, de septembre à novembre 2015, le nombre de logements autorisés à la construction a augmenté en France de 2,7 % par rapport aux 3 mois précédents.

Une légère progression en 2016

En 2016, près de 96 % des informations reçues par Tracfin ont émané des professionnels déclarants, soit 62 259 déclarations de soupçon (+ 44 % par rapport à 2015). Plus précisément, sur la quarantaine de professions assujetties au dispositif, les déclarations reçues des professions financières représentent 94 % des signalements soit 58 517 déclarations de soupçon (+ 45 % par rapport à 2015). Les banques et établissements de crédit demeurent les premiers contributeurs de Tracfin avec 46 901 signalements en 2016 (80 % des déclarations de soupçon du secteur financier, soit 50 % d’augmentation par rapport à 2015). Le partenariat institué avec les professions non financières permet également une nette progression des résultats. En 2016, ces professions représentent 3 742 signalements à Tracfin (soit + 32 % par rapport à 2015). Avec 1 044 déclarations de soupçon en 2016, la profession du notariat demeure au 1er rang des professionnels déclarants du secteur non financier. Au regard de ces chiffres, bien qu’ayant légèrement progressé, le nombre de déclarations de soupçon provenant des agents immobiliers demeure extrêmement faible. Il est passé de 14 en 2010 à 84 en 2016 alors que les notaires ont été à l’origine de 1 044 déclarations en 2016 sur un total de 64 815 signalements enregistrés par Tracfin au cours de la même période, tous secteurs confondus. Parallèlement, on dénombre plus d’un million de transactions immobilières sur les douze derniers mois susceptibles d’être concernées par de potentiels signalements à Tracfin.

Sanctions

Autre facteur qui incite à mettre le secteur en ordre de marches, les premières sanctions sont tombées. La Commission nationale des sanctions (CNS) est chargée de sanctionner le non-respect, par les agents immobiliers de leurs obligations en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. La Commission peut décider, en fonction de la gravité des manquements, de prononcer un avertissement, un blâme, une interdiction temporaire d’exercice de l’activité pouvant aller jusqu’à cinq ans ou le retrait de l’agrément ou de la carte professionnelle. Elle peut également prononcer une sanction pécuniaire pouvant atteindre cinq millions d’euros. Ces sanctions peuvent être publiées. La Commission peut décider de mettre à la charge des personnes sanctionnées tout ou partie des frais liés au contrôle. À ce jour, elle a examiné une trentaine de dossiers, dont plus de la moitié portait sur des agents immobiliers. L’obligation de mettre en place des systèmes d’évaluation et de gestion des risques a été quasi systématiquement ignorée par ces professionnels. Les autres obligations applicables, en particulier l’identification des clients et des bénéficiaires effectifs, la vigilance constante et la formation et l’information des collaborateurs ont aussi été largement méconnues. À l’occasion de l’examen de ces dossiers, la Commission a utilisé l’ensemble des sanctions prévues par la loi, à l’exception du retrait d’agrément ou de la carte professionnelle, et a très largement décidé de publier les sanctions. Les manquements sanctionnés ont résulté de négligences dans le respect des prescriptions auxquelles ces professionnels sont assujettis, mais aussi souvent d’une ignorance complète de l’existence de ce dispositif applicable à leur activité.

Si les sanctions prononcées jusqu’à présent ont tenu compte de la méconnaissance de leurs obligations par les professionnels, l’indulgence n’est aujourd’hui plus de mise. Les sanctions se multiplient et devraient se renforcer en 2018, d’autant plus qu’une nouvelle évaluation de la France par le Groupe d’action financière (GAFI) est prévue en 2020. Désormais, les professionnels peu soucieux de leurs obligations s’exposent à des sanctions pouvant aller de la suspension voire du retrait de leur carte professionnelle, jusqu’à des poursuites de nature pénale pour les cas les plus graves. À cet égard l’affaire Kerimov est sans doute un bon exemple de la nécessité de rationnaliser les process en matière de lutte contre le blanchiment dans le secteur de l’immobilier. Le milliardaire et homme politique russe, Souleïman Kerimov, vient d’être épinglé par la justice française. Ce représentant au Sénat russe de la République du Daguestan, de cinquante et un ans, a acheté cinq villas de luxe sur la Côte d’Azur. Les sommes versées pour ces achats correspondent à « un enjeu d’argent clandestin rentré en France tournant autour de 500 à 750 millions d’euros », selon le procureur de Nice, Jean-Michel Prêtre, qui a évoqué « des valises à 20 millions d’euros ». Si l’oligarque russe, mis en examen le 23 novembre dernier à Nice pour blanchiment aggravé de fraude fiscale, après trois ans d’investigation, a pour l’instant échappé à la détention provisoire — moyennant 40 millions d’euros de caution —, il a entraîné un certain nombre de professionnels dans la tourmente : avocats, notaires, architectes, agents immobiliers…

Un guideline pour la profession

Le guide des bonnes pratiques réalisé sous l’égide de la RICS recense de manière concise et didactique les règles applicables aux professionnels de l’immobilier pour renforcer la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et présente les principaux schémas de blanchiment dans l’immobilier. Pour Philippe Pelletier, président de la RICS en France : « Il est naturel que notre organisation, qui s’attache à promouvoir l’excellence professionnelle et à partager les meilleures pratiques, prenne une part active aux nécessaires évolutions de la société. Le blanchiment d’argent sale, et souvent par ricochet le financement du terrorisme, n’épargnent pas la sphère immobilière, de la vente à la location en passant par la copropriété. Il est donc de notre devoir de répandre et de partager les bonnes conduites qui permettront d’éradiquer cette gangrène ». L’ouvrage, publié par l’organisation internationale est préfacé par Bruno Dalles, le directeur de Tracfin et est co-écrit par deux spécialistes de ces questions, Maurice Feferman, directeur juridique immobilier de Swiss Life Reim, et Yehudi Pelosi, avocat au barreau de Paris et maître de conférences à Sciences Po Paris. Il a vocation à mobiliser les professionnels de l’immobilier dans la lutte contre ces fléaux, en les incitant à respecter les règles en vigueur et en les alertant sur les risques encourus. Les 64 pages dressent un état des lieux de la règlementation et met en lumière, pour mieux les combattre, les schémas de fraude les plus courants dans le secteur immobilier : du simple « schtroumpfage », une méthode consistant à fractionner des fonds à blanchir en de nombreuses sommes inférieures au seuil de détection automatique des principaux logiciels anti-blanchiment utilisés dans les établissements bancaires, aux techniques plus complexes de « prêts adossés » ou « auto-prêts », en passant par le recours à des sociétés écrans domiciliées dans des paradis fiscaux, ou encore des dessous de table ou autres méthodes telles que l’achat simulé.

Un standard en cours d’élaboration

Conformément aux objectifs que l’organisation s’est fixée en matière d’éthique et de régulation, la RICS a inscrit la lutte contre le blanchiment d’argent au rang de ses priorités, considérant qu’il s’agit d’un des risques majeurs pour la réputation de l’industrie immobilière mondiale. Une consultation publique à l’échelle internationale est en cours de déploiement. Elle donnera lieu à la création par la RICS, d’un nouveau standard international de référence qui définira une approche rigoureuse en matière de lutte contre la corruption sur le marché mondial de l’immobilier. Ce nouveau standard sera rendu obligatoire pour tous les professionnels de la RICS en 2018.

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