Démembrement : une nouvelle répartition des droits de vote
Une proposition de loi visant à simplifier les cessions de fonds de commerce et le droit des sociétés procède à une clarification de la répartition des droits de vote des titulaires de droits démembrés.
Entamée depuis plus de quatre ans, une petite réforme du droit des sociétés est sur le point d’aboutir, et avec elle, la modification de la répartition du droit de vote de titres dont la propriété est démembrée.
Déposée au Sénat en 2014, adoptée par les sénateurs en première lecture en 2016, la proposition de loi de simplification, de clarification et d’actualisation du droit des sociétés vient d’être adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale (le 27 mars 2019). Parmi ses nombreuses mesures destinées à simplifier les cessions de fonds de commerce et le droit des sociétés, le texte de Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte et vice-président du Sénat prévoit, dans son article 6 de clarifier la répartition de droits de vote attachés aux droits sociaux.
Le droit actuel
La répartition des droits de vote entre usufruitier et nu-propriétaire est prévue par la loi. Toutefois, des dérogations conventionnelles sont possibles.
L’actuel article 1844 du Code civil, issu de sa rédaction de 1978, prévoit que : « Tout associé a le droit de participer aux décisions collectives (Si une part est grevée d’un usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier. Les statuts peuvent déroger aux dispositions des deux alinéas qui précèdent ».
Ces règles s’appliquent à l’ensemble des sociétés, à l’exception des sociétés anonymes. Pour celles-ci (à l’exception des sociétés par actions simplifiées (SAS) soumises au droit commun de l’article 1844 du Code civil), l’article L. 225-110 du Code de commerce prévoit que « le droit de vote attaché à l’action appartient à l’usufruitier dans les assemblées générales ordinaires et au nu-propriétaire dans les assemblées générales extraordinaires ». Les statuts peuvent y déroger.
Si les statuts peuvent déroger à la répartition légale, la jurisprudence de la Cour de cassation a fixé les limites à ces dérogations conventionnelles.
Sur le droit de vote, celle-ci a d’abord affirmé, dans son célèbre arrêt Hénaux, que les statuts ne pouvaient priver l’usufruitier de son droit de vote concernant l’affectation des bénéfices, en se fondant sur le droit de tout associé de participer aux décisions collectives qui figure à l’article 1844 du Code civil (Cass. com., 31 mars 2004, n° 03-16694). Même si cette possibilité est expressément prévue par l’article 1844, la Cour de cassation a considéré que laisser ainsi aux nus-propriétaires la possibilité d’user de la chose grevée d’un usufruit et d’en percevoir les fruits était contraire à l’article 578 du Code civil – c’est-à-dire sur le fondement du droit des biens – lequel accorde à l’usufruitier le droit « de jouir des choses dont un autre a la propriété ». Les statuts ne peuvent donc réserver entièrement l’exercice du droit de vote ni au nu-propriétaire, ni à l’usufruitier.
En revanche, la première chambre civile de la Cour de cassation admet la licéité de statuts qui reconnaissent le droit de vote aux réunions des assemblées ordinaires ou extraordinaires de la société tant au nu-propriétaire qu’à l’usufruitier (Cass, 1re Civ., 2 mars 1994, n° 91-21696). La Cour de cassation semble reconnaître au nu-propriétaire la qualité d’associé et la nier à l’usufruitier (Cass. 3e Civ., 29 nov. 2006, n° 05-17009) : « en toute hypothèse, l’usufruitier peut exercer certaines prérogatives attachées à la qualité des associés sans pour autant avoir cette qualité ».
Sur le droit d’assister et de participer aux débats préalables au vote, la chambre commerciale de la Cour de cassation estime que tous les associés ont le droit d’assister et de participer aux débats lors des réunions d’assemblées, ce qui inclut par conséquent le nu-propriétaire privé du droit de vote (Cass. com., 4 janv. 1994, n° 91-20256) qui doit donc être convoqué à l’assemblée et bénéficier des mêmes informations que celles communiquées à l’ensemble des associés. À l’inverse, sauf dans l’hypothèse où les statuts le prévoient, l’usufruitier ne semble pas disposer d’un droit de présence et de participation équivalent à celui dont jouit le nu-propriétaire concernant les décisions collectives pour lesquelles il ne détient pas de droit de vote, la jurisprudence récente lui déniant la qualité d’associé (Cass. 3e Civ., 15 nov. 2016, n° 15-15712).
Sécuriser la pratique
Pour mettre fin au contentieux et sécuriser la pratique, « l’article 6 vise à clarifier les règles d’attribution des droits attachés aux parts de société civile ayant fait l’objet d’un démembrement entre usufruitier et nu-propriétaire, car l’état actuel du droit génère un important contentieux, explique le sénateur. Le droit actuel dispose simplement que le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour décider de l’affectation du bénéfice. Il s’agirait de prévoir que le nu-propriétaire et l’usufruitier peuvent également participer aux délibérations sur les décisions collectives des associés, mais que le nu-propriétaire a la possibilité de déléguer intégralement son droit de vote à l’usufruitier. Ce dernier cas correspond à une pratique fréquente, qu’il serait utile de sécuriser juridiquement ».
Modifications apportées par le Sénat
La version de l’article 6, adoptée par le Sénat et transmise à l’Assemblée nationale pour seconde lecture prévoit donc que : « si une part est grevée d’un usufruit, le nu-propriétaire et l’usufruitier ont le droit de participer aux délibérations. Le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier, et sauf dans les cas où le nu-propriétaire a délégué son droit de vote à l’usufruitier ».
Selon la commission des lois de l’Assemblée nationale, « si cette disposition consacre la jurisprudence relative au droit de participation du nu-propriétaire, elle garantit un droit équivalent en faveur de l’usufruitier, sans qu’il soit nécessaire de l’inscrire dans les statuts. Il ajoute également la faculté pour le nu-propriétaire de déléguer son droit de vote à l’usufruitier, ce qui constitue ainsi un nouvel aménagement de la règle qui prévoit que le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices ». Dans la pratique, cette délégation est courante.
Enfin, un amendement tendant à ne pas permettre aux statuts de la société de déroger à la faculté pour le nu-propriétaire et l’usufruitier de participer aux délibérations a été adopté : « les statuts peuvent déroger aux dispositions du deuxième alinéa et de la seconde phrase du troisième alinéa ».
Portée de la réforme
La nouvelle rédaction de l’article 1844 du Code civil, telle qu’elle résulte de la proposition de loi, « légalise le droit pour le non-votant de participer aux assemblées générales est légalisé, qu’il s’agisse du nu-propriétaire [droit déjà reconnu par la Cour de cassation] ou de l’usufruitier [droit refusé par la Cour de cassation]. Il s’agit d’un droit d’ordre public, les statuts ne pouvant y déroger », explique Jean-Christophe Gey, formateur en ingénierie patrimoniale, sur Resodinfo.fr. Deuxièmement, il relève que « l’impossibilité de supprimer le droit de l’usufruitier de voter l’affectation des bénéfices n’est pas expressément légalisée mais il n’y a aucune raison pour que la position jurisprudentielle ne soit pas maintenue ».
Ensuite, « les statuts peuvent toujours déroger aux règles relatives à l’indivision ainsi qu’à la répartition du droit de vote en cas de démembrement sauf pour l’usufruitier le droit de voter l’affectation des bénéfices ». Enfin, la loi valide « la possibilité pour le nu-propriétaire de déléguer son droit de vote à l’usufruitier.
Selon le formateur, le texte prévoit que « le nu-propriétaire et l’usufruitier peuvent convenir que le droit de vote sera exercé par l’usufruitier ». Il devrait s’agir d’une convention entre chaque « couple » usufruitier/nu-propriétaire qui ne figurera pas dans les statuts et qui ne pourrait être modifiée que par un accord entre usufruitier et nu-propriétaire. Les parties devront déterminer l’étendue de ce transfert, sa durée, l’éventuelle responsabilité de l’usufruitier. À l’inverse, dans l’hypothèse où les statuts prévoient un droit de vote étendu pour l’usufruitier, il n’est pas prévu que ce dernier puisse transférer conventionnellement son droit de vote au nu-propriétaire.
« On peut regretter que le législateur ne profite de l’occasion pour expliciter clairement et une bonne fois pour toutes si l’usufruitier a ou non la qualité d’associé, à qui reviennent les distributions de réserves ou de résultats exceptionnels », conclut Jean-Christophe Gey.