Indépendance des procédures et notion d’établissement stable

Publié le 23/02/2018

La Cour de cassation conclut à la fraude fiscale dans une affaire où le juge administratif a annulé le redressement fiscal initial pour des motifs de fonds. Retour sur la notion d’indépendance des procédures.

Dans une affaire où la cour administrative d’appel de Paris s’est prononcé par la négative sur l’existence d’un établissement stable en France d’une société britannique à travers un agent dépendant au sens de la convention fiscale entre la France et le Royaume-Uni du 22 mai 1968, la chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé la décision d’appel condamnant le contribuable à 10 mois d’emprisonnement avec sursis, au motif qu’il y avait bel et bien un établissement stable géré de fait par le condamné (Cass. crim., 31 mai 2017, n° 15-82159).

L’indépendance des procédures

La procédure administrative et la procédure pénale sont distinctes et autonomes. En effet, alors que le juge répressif recherche si une fraude fiscale a été commise, l’administration fiscale établit les chiffres pour calculer l’assiette de l’impôt. La chambre criminelle de la Cour de cassation a d’ailleurs précisé qu’il n’appartient pas au juge répressif de rétablir les valeurs permettant de déterminer l’assiette de l’impôt dont la fixation relève de la seule compétence de l’administration sous le contrôle des juridictions administratives. En matière de fraude fiscale, les poursuites correctionnelles et la procédure administrative sont indépendantes l’une de l’autre en sorte que la décision du juge de l’impôt n’a pas autorité de chose jugée à l’égard du juge répressif, qui ne peut, en l’absence de toute constatation puisée dans les éléments soumis aux débats contradictoires, fonder l’existence de dissimulations volontaires de sommes sujettes à l’impôt sur les seules évaluations que l’Administration a été amenée à faire selon ses procédures propres, pour établir l’assiette de l’impôt et notamment sur les redressements effectués par les vérificateurs. La procédure pénale exercée sur le fondement des articles 1741 et 1743 du Code général des impôts et la procédure administrative tendant à la fixation de l’assiette des impositions étant, par leur nature et par leur objet, différentes et indépendantes l’une de l’autre, la décision de la juridiction administrative ne saurait avoir l’autorité de la chose jugée à l’égard du juge répressif. Celui-ci n’a donc pas à surseoir à statuer jusqu’à la décision de la juridiction administrative. L’existence d’une procédure devant la juridiction administrative ne fait donc pas obstacle à ce que le dossier soit transmis à la Commission des infractions fiscales (CIF). Et la décision du juge de l’impôt n’a pas l’autorité de la chose jugée à l’égard du juge pénal. Le juge pénal ne peut par ailleurs ordonner un supplément d’information sur l’assiette de l’impôt, car cette dernière relève de la compétence de l’administration fiscale, sous le contrôle du juge de l’impôt.

Une vérification de comptabilité

Courant 2007, la société britannique Celine limited, spécialisée dans la vente par correspondance de produits minceurs et de compléments alimentaires et disposant en France d’un établissement déclaré au registre du commerce et des sociétés le 4 octobre 2002, a fait l’objet d’une vérification de comptabilité par les services fiscaux. Il a été établi que cette société, sans locaux d’exploitation ni moyens humains et matériels au Royaume-Uni, dont le chiffre d’affaires était intégralement réalisé hors de ce pays, disposait d’une adresse postale chez la société Framar international France qui enregistrait les commandes. La société britannique Celine limited avait principalement des clients résidant en France. Les règlements étaient versés sur des comptes bancaires français et les fournisseurs des produits se composaient de sociétés françaises. Il en a été conclu qu’elle réalisait en France un cycle commercial complet d’achat et de revente, la soumettant aux dispositions de l’article 209, I, du Code général des impôts. Monsieur X était le gérant de droit des sociétés Framar international Belgique, chargées du stockage et de l’expédition des commandes, et IMDM, responsable des campagnes publicitaires. L’administration fiscale, estimant également que la société disposait, au regard de la convention fiscale franco-britannique du 22 mai 1968, d’une installation fixe d’affaires, dans les locaux de la société Framar international France, dans laquelle la société exerçait tout ou partie de son activité caractérisant un établissement stable, a déposé plainte auprès du procureur de la République de Paris à l’encontre de Monsieur Y, dirigeant de droit, et de Monsieur X, en qualité de gérant de fait, pour défaut de déclaration de résultats soumis à l’impôt sur les sociétés au titre de l’exercice clos le 30 septembre 2006 et omission de passation d’écritures comptables obligatoires au titre du même exercice. Après reconstitution du chiffre d’affaires, l’administration fiscale a évalué le montant des droits éludés à la somme de cent six mille quatre vingt-trois euros.

Poursuites pénales

Cité devant le tribunal correctionnel des chefs de fraude fiscale et omission d’écritures en comptabilité, Monsieur X, par jugement du 10 septembre 2013, a été déclaré coupable, condamné à dix mois d’emprisonnement avec sursis et déclaré solidairement tenu avec la société redevable légale de l’impôt au paiement des impôts fraudés, majorations et pénalités y afférentes. Le prévenu et le ministère public ont interjeté appel. Devant la cour d’appel, le conseil du prévenu a opposé l’existence d’une décision juridictionnelle administrative devenue définitive. La Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 18 mars 2015, qui, pour fraude fiscale et omission d’écritures en comptabilité, a condamné le prévenu à dix mois d’emprisonnement avec sursis et déclaré qu’il sera tenu solidairement avec la société Celine limited, redevable légal, au paiement des impôts fraudés et des pénalités y afférentes. Pour la Cour de cassation, la société Celine limited, sans réelle activité au Royaume-Uni et disposant à Paris, dans les locaux de la société Framar international France, d’une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle elle exerçait tout ou partie de son activité, exploitait ainsi en France, au sens de l’article 209, I, du Code général des impôts, une entreprise, et, au sens de l’article 4 de la convention franco-britannique du 22 mai 1968, un établissement stable à partir duquel elle réalisait des opérations d’achat et de revente formant un cycle commercial complet, produisant des bénéfices et soumis, en tant que tel, à l’impôt sur les sociétés et aux obligations comptables et déclaratives en découlant. Dès lors, la cour d’appel, qui a caractérisé le rôle du prévenu dans la gestion de fait de cet établissement en ce qu’il était l’unique interlocuteur des fournisseurs, assurant les relations avec les clients et la maîtrise du cycle complet commercial renforcée par sa direction de droit des principaux partenaires de la société, les sociétés Framar international Belgique et IMDM, a justifié sa décision sans méconnaître les dispositions légales et conventionnelles invoquées.

Une procédure fiscale parallèle

Parallèlement à la procédure pénale, s’est déroulée une procédure fiscale à l’encontre de Monsieur X, résidant fiscalement en France. L’administration fiscale a procédé à la reconstitution des bénéfices réalisés, selon elle, par l’établissement stable de la société Celine limited au titre des exercices clos en 2005 et 2006 afin de les imposer, dès lors qu’ils n’ont pas été déclarés, à l’impôt sur le revenu au nom de Monsieur X, pris en qualité de maître de l’affaire de cet établissement. Elle a adressé à Monsieur X une proposition de rectification comportant des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales, assorties de pénalités de 80 % pour manœuvres frauduleuses. Annulant le jugement rendu par le tribunal administratif de Paris le 22 février 2012, qui avait rejeté la requête formée par le contribuable, la cour administrative d’appel de Paris, par un arrêt du 2 octobre 2013 devenu définitif (CAA Paris, 2e ch., 2 oct. 2013, n° 12PA01844), a déchargé Monsieur X desdites cotisations et des pénalités y afférentes, considérant que la société ne disposait pas, en sa personne, d’un établissement stable en France au sens de l’article 4, 4°, de la convention fiscale franco-britannique du 22 mai 1968, à savoir un agent dépendant disposant de pouvoirs exercés habituellement en France lui permettant de conclure des contrats au nom de la société, une solution fiscale jugée pragmatique par les spécialistes. Cette décision est assise sur une motivation de fond. « Il résulte des faits que, contrairement à ce que soutient le ministre, la société Celine limited ne peut-être regardée comme ayant disposé, en la personne de M. X, d’un établissement stable en France au sens du 4 de l’article 4 de la convention franco britannique, alors même que l’intéressé aurait, au cours des années en cause, perçu de la société Celine limited deux chèques de 2 600 euros et 2 580 euros, précise la cour administrative d’appel de Paris. Elle n’était par suite pas imposable en France à l’impôt sur les sociétés ; qu’en conséquence, le service ne pouvait assujettir M. X. à l’impôt sur le revenu, dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers, sur la base des sommes distribuées par la société Celine limited alors que « M. X n’est ni gérant, ni salarié, ni associé de la société Celine limited et qu’il ne résulte pas de l’instruction qu’il dispose du pouvoir de la représenter ou qu’il a reçu une procuration sur ses comptes bancaire », conclut le juge administratif.

La position de la Cour de cassation

Dans cette affaire, l’analyse de la chambre criminelle de la Cour de cassation conclut au contraire à l’existence d’un établissement stable. Pour la haute juridiction, au regard du droit interne, les premiers juges, se fondant sur les pièces fournies par l’administration fiscale, ont justement considéré en substance que la société Celine limited, pour la période visée à la prévention, disposait d’une adresse postale à Paris chez la société Framar International France, avait principalement des clients résidant en France, recevait les règlements de commandes sur des comptes bancaires ouverts en France à son nom et avait exclusivement des fournisseurs français. En conséquence, ils ont justement estimé que cette société de droit britannique avait réalisé en France un cycle commercial complet d’achat-revente, ce seul critère répondant aux exigences de l’article 209 du Code général des impôts. Au regard du droit conventionnel, et contrairement à ce que soutient l’avocat de M. X dans ses conclusions, les deux critères, l’existence d’une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle cette société exerce tout ou partie de son activité (critère retenu par le juge administratif et par le tribunal correctionnel) ou un agent dépendant exerçant habituellement en France des pouvoirs lui permettant d’engager cette société dans une relation commerciale ayant trait aux opérations constituant les activités propres de cette société (critère retenu par la cour administrative d’appel), ne sont pas cumulatifs mais alternatifs. Outre les arguments pertinents des premiers juges sur le fondement du seul premier critère (en l’espèce, seul l’impôt sur les sociétés est concerné et non la distribution des bénéfices entre les mains de M. X, objet de son contentieux administratif), il y a lieu de prendre en compte les éléments du contrat de domiciliation du 1er août 2004, signé entre la société Framar International représentée par sa gérante Mme C, 13, rue de Belzunce 75010 Paris, et la société Celine limited représentée par M. Y, qui montrent que toute l’activité, exceptions faites du stockage et de l’expédition des marchandises qui se situent en Belgique chez la société Framar International (dont M. X est le gérant), mais dont la livraison en France est assurée par La Poste française, est principalement concentrée à Paris, 10 rue de Belzunce, étant rappelé que la société Framar International (France) n’est pas totalement étrangère à M. X, dès lors que son épouse y est salariée et que lui-même est le gérant de la société IMDM, également domiciliée à cette adresse. Sur les documents transmis par les établissements bancaires auprès desquels la société Limited avait ouvert un compte, le représentant légal de la société pouvait être joint à un numéro de téléphone correspondant à une ligne de la société Framar International à Paris. Les quelques pièces versées par la défense pour tenter de combattre l’existence d’un établissement stable en France, sur le fondement d’un seul des critères susvisés, n’emportent la conviction face aux nombreux éléments précis et concordants du dossier fiscal. Au regard de l’ensemble de ces éléments propres et adoptés, il est établi que la société Celine limited disposait d’un établissement stable en France tant au regard du droit interne que conventionnel, conclue la Cour de cassation.

Autorité de la chose jugée

Les dispositions de l’article 1741 du Code général des impôts ne permettent pas de condamner pour fraude fiscale un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive. Dans ces conditions, avançait la défense du prévenu, dès lors que, par un arrêt définitif de la cour administrative d’appel de Paris, en date du 2 octobre 2013, M. X a été déchargé des rappels d’impôt sur le revenu, de contributions sociales et des pénalités pour manœuvres frauduleuses, auxquels il avait été assujetti pour les années 2005 et 2006 au titre des bénéfices sociaux prétendument réalisés par l’établissement stable qu’aurait détenu, en France, la société Celine limited, et que le juge de l’impôt a justifié cette décharge d’impositions par la circonstance que cette société n’avait pas d’établissement stable en France, la cour d’appel ne pouvait pas, sans violer l’article 1741 précité, condamner M. X pour fraude fiscale. Pour la chambre criminelle de la Cour de cassation, en confirmant la responsabilité pénale de M. X, en qualité de gérant de fait de l’établissement stable en France de la société Celine limited du chef notamment de fraude fiscale pour omission de déclaration de résultats au titre de l’impôt sur les sociétés pour l’exercice clos au 30 septembre 2006, nonobstant la décision juridictionnelle devenue définitive prononcée par la cour administrative d’appel, la cour d’appel n’a pas méconnu la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel dans ses deux décisions du 24 juin 2016.

Une réserve d’interprétation

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 30 mars 2016 par la Cour de cassation de deux questions prioritaires de constitutionnalité relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 1729 et 1741 du Code général des impôts (Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC, M. Alec W. et autre, Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC, M. Jérôme C.). Les deux affaires, sur lesquelles le Conseil a statué par deux décisions, posaient des questions identiques. La seule différence était la version applicable des dispositions de l’article 1741 du Code général des impôts. Les requérants contestaient le cumul de l’application des majorations d’impôt prévues par l’article 1729 et des sanctions pénales établies par l’article 1741. Le Conseil constitutionnel a d’abord jugé que les dispositions contestées de chacun de ces articles, prises isolément, sont conformes à la Constitution. Les sanctions qu’elles prévoient sont adéquates au regard des incriminations qu’elles répriment. Elles sont proportionnées. Sur ce point, le Conseil constitutionnel a toutefois formulé une réserve d’interprétation. Sur le fondement du principe de nécessité des peines, il a jugé qu’une sanction pénale pour fraude fiscale ne peut être appliquée à un contribuable qui, pour un motif de fond, a été définitivement jugé non redevable de l’impôt. Le Conseil constitutionnel s’est ensuite prononcé sur le cumul de l’application des dispositions contestées. Le Conseil constitutionnel a déclaré l’application combinée des dispositions contestées des articles 1729 et 1741 conforme à la Constitution en formulant deux réserves d’interprétation. Après avoir rappelé l’objet des deux articles dont les dispositions étaient contestées, le Conseil constitutionnel a jugé que celles-ci permettent d’assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l’État ainsi que l’égalité devant l’impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive. Le recouvrement de l’impôt et l’objectif de lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures complémentaires dans les cas de fraude les plus graves. Le Conseil a néanmoins formulé sur ce point une réserve en jugeant que le principe de nécessité des délits et des peines impose que les sanctions pénales ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt. Il a précisé que cette gravité peut résulter du montant de la fraude, de la nature des agissements de la personne ou des circonstances de leur intervention. Le Conseil constitutionnel a en conséquence jugé que l’application combinée des dispositions contestées ne peut être regardée comme conduisant à l’engagement de poursuites différentes et n’est donc pas contraire au principe de nécessité des peines. Enfin, dans le prolongement d’une jurisprudence bien établie, le Conseil constitutionnel a formulé une dernière réserve d’interprétation garantissant le respect du principe de proportionnalité des peines par l’application combinée des dispositions contestées : en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne peut dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. Sous ces réserves, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution l’article 1729 du Code général des impôts, ainsi que les mots « soit qu’il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l’impôt » figurant dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1741 du même code.

Pour la Cour de cassation, la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel porte sur certaines dispositions de l’article 1741 du Code général des impôts pris isolément, et dont il résulte qu’un contribuable qui a été déchargé de l’impôt pour un motif de fond par une décision juridictionnelle devenue définitive ne peut être condamné pour fraude fiscale, ne s’applique qu’à une poursuite pénale exercée pour des faits de dissimulation volontaire d’une partie des sommes sujettes à l’impôt, et non d’omission volontaire de faire une déclaration dans les délais prescrits, et nécessite également que la décision de décharge rendue par le juge administratif ou civil concerne le même impôt. Précisons que cette exigence ne figure pas expressément dans les décisions susvisées.

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