Le défi de la taxation des GAFA

Publié le 09/04/2019

Face aux réticences de plusieurs États membres, le projet de Bruxelles de taxer les géants du numérique est compromis. La France reprend les contours de la taxe dans un projet de loi présenté en conseil des ministres, le 6 mars dernier, tout en invitant les États-Unis à accepter une discussion dans le cadre de l’OCDE.

Les initiatives mondiales se multiplient pour appréhender les bénéfices colossaux des géants du secteur numérique. Les règles actuelles se révèlent inadaptées aux modèles d’affaires des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), et le manque à gagner se chiffre en plusieurs milliards d’euros. Selon le Syndicat des régies internet, la société Google France a déclaré sur son dernier chiffre d’affaires 325 millions d’euros, sur lesquels elle a été imposée à hauteur de 14 millions d’euros, alors que son chiffre d’affaires en France pourrait être estimé à environ 2 milliards d’euros rien que sur les recettes publicitaires.

Des bénéfices « vaporeux »

Souveraineté fiscale oblige, chaque État membre de l’Union européenne a les mains libres pour déterminer sa propre politique fiscale, dans le respect des règles du marché intérieur. Dès lors, les écarts de taxation entre États créent une concurrence fiscale dont certaines grandes entreprises savent tirer parti. L’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas offrent à ce titre des niveaux d’imposition attractifs.

Parce qu’ils proposent des services dématérialisés, les géants du numérique peuvent localiser le siège social de leur filiale européenne et partant leurs bénéfices, dans un État à fiscalité avantageuse, tout en ayant des utilisateurs partout dans le monde. Conséquence : dans l’UE, les entreprises du numérique sont soumises à un taux d’imposition effectif en moyenne deux fois moins élevé que celui applicable aux entreprises traditionnelles. Autant de manques à gagner pour les États dans lesquels elles réalisent pourtant leurs activités et font subir aux entreprises traditionnelles du même secteur une concurrence défavorable.

Des règles obsolètes

Selon les principes internationaux fixant la répartition du droit d’imposer les entreprises par les États, une entreprise n’est a priori imposable dans un État, que si elle y dispose d’un établissement stable. Cela signifie qu’elle y est présente physiquement, qu’elle y dispose d’une installation fixe d’affaires, ce qui se mesure par l’existence d’employés, d’actifs corporels tels que des machines, usines ou terrains. Ces règles ont été posées à une époque où l’économie était essentiellement basée sur l’industrie et le commerce, nécessitant une présence physique importante sur les divers marchés domestiques. En outre, les entreprises numériques présentent des modèles d’affaires différents de ceux des entreprises traditionnelles en raison de leur capacité à exercer des activités à distance, de la contribution des utilisateurs finaux à leur création de valeur, de l’importance des actifs incorporels ainsi que d’une tendance au développement de structures de marché hégémoniques reposant sur les effets de réseau et la valeur des mégadonnées.

Fiscalement, il en ressort deux défis. Tout d’abord, les contributions des utilisateurs, qui créent la valeur de l’entreprise, pourraient se trouver dans une juridiction fiscale où l’entreprise numérique n’est pas physiquement établie et où les bénéfices tirés de ces activités ne peuvent donc pas être taxés selon les règles actuelles. Ensuite, si l’entreprise possède un établissement stable dans la juridiction où les utilisateurs se trouvent, la valeur créée par la participation des utilisateurs n’est pas prise en compte lors de la détermination de la part de l’impôt à payer dans chaque pays.

Dès lors, il devient urgent de déterminer de nouveaux critères de taxation dans un État. Émerge l’idée de taxer la création de valeur des entreprises numériques que celles-ci tirent des contenus générés par les utilisateurs et la collecte de données.

Le projet avorté de Bruxelles

En attendant que les principes traditionnels de taxation à l’impôt sur les sociétés soient adaptés par des solutions multilatérales ou internationales, la France et plusieurs de ses partenaires européens ont souhaité mettre en place, de manière provisoire et rapide, une action concertée et harmonisée au niveau de l’UE. En mars, Bruxelles a présenté une proposition de directive du Conseil, visant à instaurer une taxe sur les services numériques (TSN). L’idée est de taxer à hauteur de 3 % le chiffre d’affaires généré par certaines activités numériques : vente de données personnelles, vente d’espaces publicitaires en ligne ciblant les utilisateurs selon les données qu’ils ont fournies, et services qui permettent les interactions entre utilisateurs et facilitent la vente de biens et de services entre eux. Le chiffre d’affaires pourrait être mesuré à l’échelle de chaque État et la taxe serait due par les entreprises du numérique dans chaque État membre où se trouvent leurs utilisateurs.

La taxe frapperait les très grandes entreprises de l’économie numérique qui réalisent un chiffre d’affaires mondial annuel supérieur à 750 millions d’euros, dont 50 millions imposables dans l’UE. Ce dernier seuil permet de viser les entreprises dont l’empreinte numérique est significative dans l’UE. En conséquence, seules 120 à 150 entreprises (géants de la tech dont la moitié est américaine, un tiers asiatique et un tiers européen) seraient concernées. Les recettes de cette taxe sont estimées à 5 milliards d’euros par an, dont 500 millions à la France.

L’impossible concorde

La perspective de voir une taxe GAFA européenne s’éloigne, voire est tombée à l’eau… L’Allemagne a fait marche arrière, par crainte de représailles américaines sur les importations allemandes, notamment d’automobiles. Même réticence pour les pays nordiques. Dans un communiqué de presse commun, les ministres des Finances suédois, danois et finlandais estiment qu  « une taxe sur les services numériques s’écarterait des principes fondamentaux de l’impôt en ne s’appliquant qu’au chiffre d’affaires, sans prendre en compte le fait de savoir si le contribuable réalise un bénéfice ou non ». De plus, une telle taxe jouerait « contre les intérêts de l’Europe en compliquant la coopération internationale en matière de fiscalité ».

Bien entendu, l’Irlande qui accueille les sièges de Facebook et de Google et le Luxembourg celui d’Amazon sont opposés à un tel projet.

Finalement, c’est le scénario que redoutait l’exécutif européen qui se confirme. Bruxelles souhaite en effet éviter que « des mesures unilatérales soient prises pour taxer les activités numériques (…), ce qui pourrait entraîner une multiplicité de réponses nationales, préjudiciables pour notre marché unique ».

OCDE : les lignes bougent ?

Du côté de l’OCDE, l’Organisation a annoncé, le 29 janvier en marge du Forum économique de Davos, avoir trouvé un accord avec 127 pays, qui représentent 90 % de l’économie mondiale. Ces pays se sont engagés à « travailler de manière unilatérale afin de trouver une solution de long terme fondée sur le consensus d’ici 2020 ». Les derniers développements seront présentés à Osaka au G20 2019, à la fin du mois de juin. Selon Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, « la communauté internationale a fait un pas significatif vers la résolution des défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie ». « Les États se sont accordés pour examiner des solutions potentielles qui moderniseraient les principes fiscaux fondamentaux pour une économie du XXIe siècle, où des entreprises peuvent être fortement impliquées dans la vie économique de différentes juridictions sans y avoir une présence physique significative et que des nouveaux éléments de création de valeur, souvent incorporels, sont de plus en plus importants ».

Le projet français

Finalement, la France fait cavalier seule. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, vient de présenter un projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés (Projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, n° 1737, www.assemblee-nationale.fr). Le projet se compose de deux articles. Le premier article instaure une taxe sur les recettes tirées de certains services fournis par les entreprises du secteur numérique.

Très largement inspirée de la proposition de directive de la Commission européenne, elle prévoit de taxer à hauteur de 3 %, les recettes tirées des prestations de ciblage publicitaire, qui s’appuient sur les données collectées auprès des internautes, notamment via les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, et des prestations de mise en relation entre internautes, en particulier les places de marché. Ces prestations de services seront taxées à proportion de la part de l’activité des internautes qui est réalisée depuis la France. Le commerce en ligne et la fourniture de services numériques ne sont pas concernés. Sont en outre exemptés les services de communication, les services de paiement et les services financiers réglementés.

Enfin, seuls les services disposant d’une large audience et générant des revenus importants seront concernés. Deux seuils d’assujettissement sont ainsi prévus : 750 millions d’euros de services numériques taxables au niveau mondial et 25 millions d’euros de services numériques taxables au niveau français. Son rendement devrait atteindre 500 millions d’euros par an.

Relèvement de l’IS

En outre, l’article 2 du projet de loi prévoit, pour les exercices ouverts du 1er janvier au 31 décembre 2019, que le taux normal de l’impôt sur les sociétés (IS) des entreprises redevables réalisant un chiffre d’affaires supérieur ou égal à 250 millions d’euros sera de 33,33 %, pour la fraction de bénéfice imposable supérieure à 500 000 euros. Le taux normal de 28 % s’appliquera pour la fraction de bénéfice imposable inférieure ou égale à 500 000 euros comme ce sera le cas pour les autres redevables de l’impôt sur les sociétés. Elle devrait rapporter autour de 1,7 milliard d’euros en 2019.

Rappelons l’article 84 de la loi du 30 décembre 2017 de finances pour 2018 avait mis en œuvre la trajectoire de baisse du taux l’IS, selon laquelle (CGI, art. 219) :

– pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018, le taux de 28 % s’applique à l’ensemble des redevables jusqu’à 500 000 euros de bénéfices ; au-delà, le taux normal de l’IS est de 33,33 % ;

– pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019, le taux de 28 % s’applique à l’ensemble des redevables jusqu’à 500 000 euros de bénéfices ; au-delà, le taux normal de l’IS est de 31 % ;

– pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2020, le taux normal de l’IS est fixé à 28 % ;

– pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2021, le taux normal de l’IS est fixé à 26,5 % ;

– pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2022, le taux normal de l’IS est fixé à 25 %.

Royaume-Uni et Espagne

Le Royaume-Uni a annoncé cet automne vouloir créer une taxe sur les revenus réalisés par les GAFA sur son territoire, à partir d’avril 2020 en attendant qu’une taxe similaire soit décidée au niveau de l’OCDE. Il devrait s’agir d’une taxe de 2 % sur le chiffre d’affaires réalisé au Royaume-Uni par les entreprises numériques. Seules seraient concernées les sociétés qui ont des revenus mondiaux de plus de 500 millions de livres (577 millions d’euros) par an, dont au moins 25 millions au Royaume-Uni. Le Trésor britannique espère que ladite taxe rapportera 400 millions de livres par an.

En Espagne, le gouvernement a été le premier à annoncer son intention de créer une taxe de 3 % sur les revenus générés par les géants du numérique. Seraient soumises à cette taxe les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et trois millions d’euros en Espagne. Le projet de loi doit toutefois être adopté au Parlement où le gouvernement ne dispose pas de la majorité.

La réaction des États-Unis ne s’est pas fait attendre. Le responsable du Trésor américain pour les questions de fiscalité internationale, Chip Harter, a déclaré que « les États-Unis s’opposent à toute proposition de taxe sur les services numériques, qu’elle soit française ou britannique », confirmant la position exprimée par le secrétaire du Trésor Steven Mnuchin, fin février. L’administration Trump envisagerait de saisir l’Organisation mondiale du commerce, en raison de « l’impact discriminatoire » à l’égard des multinationales basées aux États-Unis, d’une telle taxe.

 

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