Le principe des doubles poursuites pénales et fiscales une nouvelle fois réaffirmé

Publié le 29/01/2018

La Cour de cassation vient de confirmer l’application du principe non bis in idem dans une affaire où un gérant de fait a été condamné pour des faits de fraude à la TVA alors que sa société avait déjà fait l’objet de sanctions fiscales. 

La Cour de cassation vient à nouveau de confirmer le principe des doubles poursuites pénales et fiscales en matière fiscale (Cass. crim., 6 déc. 2017, n° 16-81857). Les infractions à la loi fiscale sont sanctionnées par des pénalités et des sanctions fiscales, soit les intérêts de retard, les majorations de droit et les amendes. Ces pénalités sont déterminées par l’administration elle-même sous le contrôle du juge de l’impôt. À ces pénalités peuvent venir s’ajouter, pour les infractions les plus graves, des sanctions pénales, prononcées par les tribunaux correctionnels, à l’initiative de l’administration fiscale. Il s’agit du principe des doubles poursuites fiscales et pénales. La nature et la cause juridiques des poursuites administratives et pénales étant différentes, le cumul des poursuites et des sanctions pénales et fiscales est légalement possible.

L’arrêt de la Cour de cassation

Dans l’affaire soumise à la Cour de cassation, le requérant demandait l’annulation de l’arrêt de la cour d’appel de Paris (CA Paris, 1er mars 2016), qui, pour fraude fiscale, l’a condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis. Il se fondait en premier moyen, sur la violation des articles 4 du protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l’Homme et 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et du principe ne bis in idem. Le prévenu poursuivi du chef de fraude fiscale en sa qualité de gérant de fait de la société Management Audit Social, a soulevé, devant le tribunal et la cour d’appel, l’exception tirée du principe ne bis in idem, en faisant valoir que l’administration fiscale, en application de l’article 1729 du Code général des impôts, a infligé à la société précitée, pour les mêmes faits de fraude, en sus des intérêts de retard sur les impôts éludés, une majoration de 40 % et que cette sanction administrative, qui présente un caractère pénal, fait obstacle aux poursuites engagées à son encontre devant le tribunal correctionnel. Les juges du second degré ont retenues que la règle ne bis in idem suppose une identité de parties, les personnes poursuivies devant être les mêmes et être citées sous la même qualité, qu’en l’espèce, seule la société Management Audit Social a fait l’objet de sanctions fiscales et que M. X a été poursuivi à titre personnel devant le tribunal correctionnel. En condamnant le demandeur pour des faits de fraude à la TVA pour lesquels la société, dont il était le gérant de fait, avait déjà fait l’objet de sanctions fiscales, l’arrêt n’a méconnu aucune des dispositions conventionnelles invoquées, conclut la Cour de cassation. L’interdiction d’une double condamnation en raison de mêmes faits, prévue par l’article 4 du protocole n° 7, additionnel à la Convention européenne des droits de l’Homme, ne trouve à s’appliquer, selon la réserve émise par la France, que pour les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale et n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux peines infligées par le juge répressif. Contrairement à ce que soutient le demandeur, cette réserve n’est pas remise en cause par la Cour européenne des droits de l’Homme, précise la Cour de cassation citant à l’appui de son jugement l’arrêt de la CEDH du 15 novembre 2016, A et B c/ Norvège, n°s 24130/ 11 et 29758/11. Enfin, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux ne s’oppose pas à ce que des poursuites pénales soient engagées pour fraude fiscale à l’encontre de la personne physique, représentant de la personne morale qui a fait l’objet de sanctions fiscales pour les mêmes faits conformément à la jurisprudence de la CJUE (CJUE, 5 avr. 2017, n°s C-217/15et C-350/15). Enfin, précise la Cour en répondant au second moyen présenté par le requérant : ayant été déclaré coupable de fraude fiscale, le demandeur ne saurait se faire un grief d’avoir été condamné solidairement avec la société dont il était le dirigeant de fait au paiement des droits fraudés et des pénalités y afférentes, dès lors que le prononcé de la solidarité, qui, ne revêtant pas le caractère d’une punition, ne contrevient pas aux dispositions conventionnelles invoquées, est une possibilité que les juges tiennent de la loi. Cette solution est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation et à celle du Conseil d’État. Ainsi en 1996, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que « les poursuites pénales du chef de fraude fiscale, qui visent à réprimer des comportements délictueux tendant à la soustraction de l’impôt, ont une nature et un objet différents de ceux poursuivis, par l’administration, dans le cadre du contrôle fiscal et qui tend au recouvrement des impositions éludées », aucun texte n’interdisant le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux sanctions infligées par le juge répressif (Cass. crim., 20 juin 1996, n° 94-85796). Depuis lors, la jurisprudence de la Cour de cassation est stable sur ce point (Cass. crim., 6 nov. 1997, n° 96-86127 ; Cass. crim., 11 déc. 1997, n° 96-85372 ; Cass. crim., 27 oct. 1999, n° 98-84626 ; Cass. crim., 22 janv. 2014, n° 12-83579). La jurisprudence du Conseil d’État a également validé le principe des doubles poursuites (CE, 4 avr. 1997, n° 183658).

L’apport du droit communautaire

Le principe non bis in idem figure à l’article 4 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l’Homme qui prévoit que nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État. Ces dispositions n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu. L’article 4 du Protocole n° 7 limite le champ d’application des garanties qu’il confère aux infractions pénales au sens de la Convention. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’existence ou non d’une accusation en matière pénale doit s’apprécier sur la base de trois critères : la qualification juridique de l’infraction en droit interne, la nature même de l’infraction et le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé.

En l’espèce, l’arrêt sur lequel se fonde la chambre criminelle concerne deux contribuables qui soutenaient avoir été poursuivis et sanctionnés administrativement et pénalement, soit deux fois, pour la même infraction. Les requérants alléguaient plus particulièrement avoir été interrogés en tant qu’accusés et inculpés par le parquet, frappés de majorations d’impôts par le fisc, payées par eux, puis reconnus coupables et sanctionnés au pénal. La Grande chambre a conclu dans cette affaire à la non-violation de l’article 4 du Protocole n° 7.

Si les États contractants ont le devoir particulier de protéger les intérêts spécifiques du justiciable, conformément aux dispositions de l’article 4 du Protocole n° 7, elles ont le choix des moyens à utiliser pour y parvenir. Dans les affaires où l’article 4 du Protocole n° 7 entre en jeu, la Cour a pour tâche de déterminer si la mesure nationale spécifique dénoncée constitue, dans sa substance ou dans ses effets, une double incrimination portant préjudice au justiciable ou si, au contraire, elle est le fruit d’un système intégré permettant de réprimer un méfait sous ses différents aspects de manière prévisible et proportionnée et formant un tout cohérent, en sorte de ne causer aucune injustice à l’intéressé. L’article 4 du Protocole n° 7 ne saurait avoir pour effet d’interdire aux États contractants d’organiser leur système juridique de manière à permettre la majoration à un taux standard d’impôts illégalement impayés – quand bien même une telle mesure serait qualifiée en elle-même de « pénale » pour les besoins des garanties d’équité du procès prévues dans la Convention – aussi dans les cas plus graves où il y aurait peut-être lieu de poursuivre. L’article 4 du Protocole n° 7 a pour objet d’empêcher l’injustice que représenterait pour une personne le fait d’être poursuivie ou punie deux fois pour le même comportement délictueux. Il ne bannit toutefois pas les systèmes juridiques qui traitent de manière « intégrée » le méfait néfaste pour la société en question, notamment en réprimant celui-ci dans le cadre de phases parallèles menées par des autorités différentes à des fins différentes. En l’espèce, la Grande chambre a conclu à la non-violation de l’article 4 du Protocole n° 7. Elle a observé tout d’abord qu’elle n’avait aucune raison de mettre en doute les motifs pour lesquels le législateur norvégien avait choisi de réprimer, au moyen d’une procédure mixte intégrée, c’est-à-dire administrative et pénale, le comportement, préjudiciable à la société, consistant à ne pas payer ses impôts. Elle n’a pas mis en doute non plus les motifs pour lesquels les autorités norvégiennes avaient décidé de traiter séparément l’élément de fraude, plus grave et plus répréhensible socialement, dans le cadre d’une procédure pénale plutôt que dans celui d’une procédure administrative ordinaire. La Grande chambre a ensuite considéré que la conduite de procédures mixtes, avec une possibilité de cumul de différentes peines, était prévisible par les requérants qui, dès le début, n’étaient pas censé ignorer que les poursuites pénales s’ajoutant à une majoration d’impôt étaient de l’ordre du possible, voire du probable, compte tenu de leurs dossiers. La Grande chambre a par ailleurs observé que les procédures administrative et pénale avaient été conduites en parallèle et qu’elles étaient imbriquées. Les faits établis dans le cadre d’une de ces procédures avaient été repris dans l’autre et, en ce qui concerne la proportionnalité de la peine globale, la sanction pénale avait tenu compte de la majoration d’impôt. La Grande chambre était dès lors convaincue que, si des sanctions différentes avaient été imposées par deux autorités différentes, lors de procédures différentes, il existait néanmoins entre celles-ci un lien matériel et temporel suffisamment étroit pour les considérer comme s’inscrivant dans le mécanisme de sanctions prévu par le droit norvégien.

La position du Conseil constitutionnel

Deux questions prioritaires de constitutionnalité posées dans le cadre des affaires Wildenstein et Cahuzac, qui comme beaucoup d’affaires très médiatisées, possèdent à la fois un volet fiscal et un volet pénal, ont permis au Conseil constitutionnel de se prononcer sur l’application du principe non bis in idem, qui implique le non-cumul des poursuites, mais également le non-cumul des sanctions pour les mêmes faits en matière fiscale.

Jérôme et Patricia Cahuzac, aujourd’hui séparés, poursuivis pour fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale et minoration de la déclaration de patrimoine de M. Cahuzac sont à l’origine d’une des deux questions prioritaires de constitutionnalité portant sur le cumul des poursuites. Après s’être acquittés de 2,5 millions d’euros de redressement et pénalités fiscales, ils risquent jusqu’à 7 ans de prison et 2 millions d’euros d’amende pénale. Jean Veil, Jean-Alain Michel, Sébastien Schapira et Marion Grégoire, les avocats des ex-époux Cahuzac, ont soulevé devant la 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris une question prioritaire de constitutionnalité relative à l’application du principe non bis in idem en matière d’impôt de solidarité sur la fortune et de contribution exceptionnelle sur la fortune. Les articles 1729 et 1741 du CGI, dans leurs versions applicables à la date des faits, en ce qu’ils autorisent, à l’encontre de la même personne et en raison des mêmes faits, le cumul des procédures ou des sanctions fiscales, portent-ils atteinte aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines découlant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ?, ont interrogés les avocats de l’ancien ministre du Budget. Le 10 février 2016, la 32e chambre correctionnelle a transmis cette question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation.

À l’origine de l’affaire Wildenstein, une succession orageuse, celle du marchand d’art mondialement connu Daniel Wildenstein, qui s’est soldée par un déchainement de plaintes et de redressements fiscaux. Ce sont d’abord les héritiers qui se sont déchirés. Puis Bercy est entré en scène et en 2011, l’administration fiscale a réévalué le montant de la succession, prononcé un premier redressement fiscal et déposé plainte pour fraude fiscale. En 2012, après avoir lancé un nouveau redressement fiscal, l’administration fiscale a déposé une seconde plainte pour fraude fiscale concernant une autre succession, celle d’Alec Wildenstein, le fils de Daniel Wildenstein. En 2012, Guy Wildenstein, le fils aîné de Daniel Wildenstein a été mis en examen pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale, avec trois de ses conseils ainsi que deux établissements bancaires mis en examen pour leur participation à l’élaboration de la fraude fiscale présumée. En janvier 2016, devant le tribunal correctionnel de Paris, Éric Dezeuze et Hervé Temime, les avocats de Guy Wildenstein ont soulevé la QPC de cette double poursuite. Le tribunal correctionnel de Paris a transmis leur QPC à la Cour de cassation. Cette QPC est relative aux articles 1729 et 1741 du Code général des impôts, dans leurs versions applicables à la date des faits, qui permettent en raison des mêmes faits et à l’encontre d’une même personne, le cumul des poursuites ou de sanctions fiscales et pénales. Ces articles portent-ils atteinte aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines ? Le 30 mars 2016, la Cour de cassation a transmis ces deux QPC au Conseil constitutionnel (Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90001, Wildenstein ; Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90005, Cahuzac).

Les réserves du Conseil constitutionnel

Pour le Conseil constitutionnel (Déc. n° 2016-546 QPC), saisi le 30 mars 2016 par la Cour de cassation des deux QPC relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 1729 et 1741 du Code général des impôts, les deux affaires, sur lesquelles le Conseil a statué par deux décisions, posaient des questions identiques. La seule différence était la version applicable des dispositions de l’article 1741 du Code général des impôts. Les requérants contestaient le cumul de l’application des majorations d’impôt prévues par l’article 1729 et des sanctions pénales établies par l’article 1741. Le Conseil constitutionnel a d’abord jugé que les dispositions contestées de chacun de ces articles, prises isolément, sont conformes à la Constitution. Les sanctions qu’elles prévoient sont adéquates au regard des incriminations qu’elles répriment. Elles sont proportionnées. Sur ce point, le Conseil constitutionnel a toutefois formulé une réserve d’interprétation. Sur le fondement du principe de nécessité des peines, il a jugé qu’une sanction pénale pour fraude fiscale ne peut être appliquée à un contribuable qui, pour un motif de fond, a définitivement été jugé non redevable de l’impôt. Le Conseil constitutionnel s’est ensuite prononcé sur le cumul de l’application des dispositions contestées. Le Conseil constitutionnel a déclaré l’application combinée des dispositions contestées des articles 1729 et 1741 conforme à la Constitution, en formulant deux réserves d’interprétation. Après avoir rappelé l’objet des deux articles dont les dispositions étaient contestées, le Conseil constitutionnel a jugé que celles-ci permettent d’assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l’État ainsi que l’égalité devant l’impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive. Le recouvrement de l’impôt et l’objectif de lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures complémentaires dans les cas de fraude les plus graves. Le Conseil a néanmoins formulé sur ce point une réserve en jugeant que le principe de nécessité des délits et des peines impose que les sanctions pénales ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt. Il a précisé que cette gravité peut résulter du montant de la fraude, de la nature des agissements de la personne ou des circonstances de leur intervention. Le Conseil constitutionnel a en conséquence jugé que l’application combinée des dispositions contestées ne peut être regardée comme conduisant à l’engagement de poursuites différentes et n’est donc pas contraire au principe de nécessité des peines.

Enfin, dans le prolongement d’une jurisprudence bien établie, le Conseil constitutionnel a formulé une dernière réserve d’interprétation garantissant le respect du principe de proportionnalité des peines par l’application combinée des dispositions contestées : en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne peut dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. Sous ces réserves, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution l’article 1729 du Code général des impôts ainsi que les mots « soit qu’il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l’impôt », figurant dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1741 du même code.

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