Le renouveau de la fondation actionnaire

Publié le 05/08/2020

FRUP, fonds de dotation, fonds de pérennité, la fondation actionnaire peut prendre de multiples visages. Elle offre une solution performante aux dirigeants qui souhaitent préserver leur outil de travail tout en donnant du sens à leurs actions.

Porté par une nouvelle génération d’entrepreneurs, le modèle de la fondation actionnaire commence à s’imposer comme une voie possible pour les dirigeants. La fondation actionnaire peut prendre la forme d’une fondation reconnue d’utilité publique ou celle d’une structure assimilée, comme un fonds de dotation ou un fonds de pérennité. Cette entité qui détient tout ou partie du capital d’une entreprise commerciale exerce une double mission philanthropique en soutenant des projets d’intérêt général et économique, en jouant son rôle d’actionnaire. La fondation actionnaire n’est pas un statut juridique, mais un modèle pérenne de transmission, protection et de gouvernance des entreprises. « Pour ma part, depuis mes débuts comme avocat, j’ai toujours cru qu’il n’y avait rien d’inconciliable entre entreprise capitalistique et bien commun ou intérêt général. Je suis heureux de voir que des entrepreneurs et conseils plus nombreux partagent cette opinion. À cet égard, le vote, dans le cadre de la loi Pacte, du second alinéa de l’article 1833 du Code civil, qui prévoit qu’une société doit être gérée « en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », envoie un signal très positif. Les choses changent, et en bien »,  analyse Xavier Delsol, associé coresponsable du département Organisations non lucratives et président du cabinet Delsol Avocats. Désormais, le modèle de la fondation actionnaire commence à se répandre en France, où il séduit des entrepreneurs de toutes tailles et de tous secteurs : des start-up (Go Job) aux cabinets de conseil (Seabird), des industriels (Naos, Archimbaud, Ulterïa) aux distributeurs (Bureau Vallée). Il répond également aux enjeux d’indépendance et de protection du secteur des médias (Mediapart, La Montagne) ou de l’agriculture bio, où dix entreprises se sont récemment réunies pour créer le fonds de dotation multi-actionnaire Bio-Perennis. Aux côtés des rares FRUP actionnaires (Pierre Fabre, Avril), ces nouveaux acteurs, donne un nouveau souffle aux fondations actionnaires. « Les entrepreneurs sont indéniablement plus nombreux à s’intéresser au modèle de la fondation actionnaire. Ce regain d’intérêt, nous l’observons également chez leurs conseils, banquiers, avocats, notaires, experts-comptables, conseillers en gestion de patrimoine… », analyse Virginie Seghers, présidente de Prophil, centre de recherche et cabinet de conseil en stratégie, spécialiste des nouveaux modèles économiques au service du bien commun, à l’initiative du « Voyage au pays des fondations actionnaires, premier guide pratique », publié par Prophil en collaboration avec Delsol Avocats et la communauté De Facto. Ce guide pratique fait suite à la première étude européenne comparée publiée en 2015 par Prophil, en partenariat avec Delsol Avocats, sur ce sujet (les deux publications sont disponibles sur www.prophil.eu). Pour les fédérer, Prophil a créé une communauté : De Facto, dynamique européenne en faveur des fondations actionnaires qui réunit des dirigeants qui transmettent tout ou partie de leur entreprise à une fondation actionnaire, quel qu’en soit le statut. De Facto s’inspire des pays les plus emblématiques en Europe (Danemark, Suisse, Allemagne) et réunit un réseau de correspondants et d’experts européens « cette communauté qui réunit plus d’une quinzaine de fondations actionnaires, de Mediapart à Seabird, de Naos ou Ultérïa à Bureau Vallée, croît régulièrement. Nous accueillons des entrepreneurs, propriétaires d’entreprises sincèrement engagés dans la démarche », indique Virginie Seghers.

Un cadre juridique multiforme

« Qu’ils aient créé une start-up florissante ou aient hérité de l’entreprise familiale, qu’ils soient jeunes ou beaucoup plus seniors, qu’ils aient créé une multinationale ou une PME locales, qu’ils aient ou non des enfants, qu’ils agissent dans le champ de l’assurance, de la finance, des nouvelles technologies, de l’industrie ou des médias, ces pionniers de la fondation actionnaire partagent une même vision : l’entreprise est un bien collectif, un écosystème d’hommes et de femmes engagés quotidiennement dans des actions bénéfiques à la société. Pour ces hommes et ces femmes, l’entreprise n’est donc pas un bien comme un autre, que l’on peut vendre ou céder à sa guise », explique Virginie Seghers. En tant qu’actionnaire stable et de long terme, la fondation protège l’entreprise et oriente la stratégie de celle-ci selon la mission qui lui a été confiée. D’une part, elle sanctuarise le capital en France, protège l’emploi, renforce l’adhésion des collaborateurs et joue un rôle de garant des valeurs fondatrices. De l’autre, selon la volonté des fondateurs, elle soutient des causes d’intérêt général, grâce aux dividendes qu’elle perçoit, voire à d’autres ressources philanthropiques. « Pour beaucoup d’entre eux, au risque de choquer ceux qui auraient une approche classique de la notion d’intérêt général, le fait même de protéger l’emploi, d’éviter les délocalisations, de se déposséder au profit d’une fondation, relève déjà de l’intérêt collectif », explique Virginie Seghers.

Une libéralité

« Ces entrepreneurs ne sont pas motivés principalement par leur enrichissement personnel et celui de leurs enfants ou leurs successeurs. L’argent, n’est pour eux qu’un moyen et non une fin. Faire grandir l’entreprise, la développer avec efficacité et pragmatisme n’est, selon eux, pas du tout incompatible avec la sanctuarisation d’une partie de son capital dans une fondation, bien au contraire », complète Xavier Delsol. La création d’une fondation actionnaire suppose l’affectation d’un patrimoine, constitué ici des titres d’une entreprise, qui s’opère par la voie d’une libéralité, c’est-à-dire un don du vivant du dirigeant ou un legs si la transmission se fait au décès. En France, cette transmission est irréversible et soumise à des contraintes juridiques si le fondateur a des enfants. Sur le plan juridique, la libéralité constitutive de la dotation se caractérise par le transfert de la propriété de ces actions à titre gratuit et de façon irrévocable. « Une structure philanthropique est caractérisée par son but non lucratif, qui lui interdit de fait tout partage du patrimoine au profit des fondateurs. Ainsi, les titres transférés à une fondation actionnaire ne pourront en principe jamais revenir au fondateur ou ses héritiers y compris en cas de dissolution, puisque l’actif net de cette dernière devra être dévolu à un autre organisme non lucratif », avertit l’avocat.

Un modèle qui a fait ses preuves

Si en France, le modèle de la fondation actionnaire est encore balbutiant, il a fait ses preuves ailleurs. On dénombre ainsi 1 000 fondations actionnaires en Allemagne, dont des fleurons de l’économie outre-Rhin (Bosch, Bertelsmann, Playmobil…) pour 21 100 fondations d’utilité publique, 1 300 fondations actionnaires au Danemark, avec là encore des groupes de grande renommée (Velux, Carlsberg, NovoNordisk), pour un total de 10 000 fondations. La Suisse comprend environ 120 fondations actionnaires (Rolex, Victorinox…) pour 13 100 fondations, la Suède compte, quant à elle, 1 000 fondations actionnaires pour 13 700 fondations d’utilité publique. En France, on ne dénombre qu’une quinzaine de fondations et fonds de dotation actionnaires pour 5 200 fonds et fondations. En Europe, les fondations actionnaires ont fait la preuve de leur efficacité économique. Au Danemark, les entreprises détenues par des fondations représentent plus de la moitié de la capitalisation boursière. En France, les travaux approfondis de Prophil, menés en collaboration avec Delsol Avocats ont conduit le ministère de l’Économie et des Finances à se pencher davantage sur ce modèle hybride, qui permet de pérenniser des projets économiques et de soutenir des causes d’intérêt général. « Un rapport de l’Inspection générale des finances sur le rôle économique des fondations publié en avril 2017, à la suite d’une conférence de Prophil, a souligné le rôle des fondations actionnaires comme un outil de politique industrielle », rappelle Virginie Seghers.

Le renouveau de la fondation actionnaire
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Naissance des premières fondations actionnaires

En France, le modèle de la fondation actionnaire n’a émergé que très récemment. Jusqu’à la loi n° 2005-882 du 22 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises dite loi Dutreil, le ministère de l’Intérieur, comme d’ailleurs le Conseil d’État, estimait que le caractère d’intérêt général interdisait à une fondation de détenir tout ou partie du capital d’une société à but économique, même si ses produits étaient réinjectés dans des activités d’intérêt général. Les premières fondations actionnaires, sont nées à la faveur du vote de la loi Dutreil, qui a autorisé la détention de parts de sociétés commerciales par une fondation d’utilité publique. Un amendement déposé pour permettre d’éviter la dislocation de petites entreprises lors des successions et de réconcilier utilité publique et choix entrepreneurial a permis de créer un nouveau cadre législatif réservé aux cessions et transmissions d’entreprises. Ce texte a donné corps au projet de Pierre Fabre, un industriel du Tarn à l’origine de la première fondation actionnaire. De son vivant, Pierre Fabre a fait don de la majorité du capital de l’entreprise  à une fondation reconnue d’utilité publique et l’a désignée comme son légataire universel. La Fondation Pierre Fabre détient aujourd’hui 86 % du capital du groupe via la société de contrôle Pierre Fabre Participations à qui elle délègue la supervision opérationnelle du groupe. Les 14 % restants sont répartis entre les salariés et l’entreprise elle-même, en autocontrôle. La Fondation Pierre Fabre détient 100 % de Pierre Fabre Participations, qui est chargée de désigner les dirigeants du groupe et de veiller au respect de la pérennité des activités du groupe, de son indépendance et de son ancrage régional. Le groupe pharmaceutique peut ainsi s’inscrire sur le long terme et favoriser une croissance fondée sur l’innovation, les bénéfices réalisés étant réinvestis prioritairement dans l’entreprise pour assurer son développement. Depuis 18 ans, la Fondation Pierre Fabre, accomplit sa mission d’intérêt général, améliorer l’accès aux médicaments et aux soins de qualité des populations vivant dans les pays les moins avancés. Elle agit principalement en Afrique et en Asie du Sud-Est. Cet exemple réussi a fait pourtant peu d’émules. Peu d’entreprises se sont saisies de l’opportunité offerte par la loi n° 2005-882 du 22 août 2005.

Les fonds de dotation : un nouveau souffle

Un nouveau véhicule a pris le relais pour matérialiser la dynamique amorcée : le fonds de dotation. Instrument innovant de financement du mécénat, créé par l’article 140 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, le fonds de dotation combine les atouts de l’association loi de 1901 et de la fondation, sans leurs inconvénients. Les secteurs d’intervention des fonds de dotation sont très diversifiés : domaine culturel, artistique, secteur social ou domaine de l’environnement. Doté de la personnalité juridique, le fonds de dotation est constitué d’une allocation, en principe irrévocable, de biens pour la réalisation d’une mission ou d’une œuvre d’intérêt général. Il collecte des fonds d’origine privé, qu’il peut soit constituer en dotation dont il utilise les fruits, soit consommer pour accomplir sa mission. Il peut mener lui-même cette mission, ou financer un autre organisme d’intérêt général pour son accomplissement. Le fonds de dotation bénéficie du régime fiscal du mécénat. Cette nouvelle structure juridique a connu un grand succès depuis sa création en août 2008, puisqu’il continue à se créer, chaque mois, autant de fonds de dotation que de fondations en un an. « Il s’est imposé très vite dans le paysage de la philanthropie. Depuis 2008, son succès ne s’est pas démenti, et la barre des 2 000 fonds de dotation a été franchie en 2015 », analyse Xavier Delsol. Avec la publication du décret n° 2015-49 du 22 janvier 2015 relatif aux fonds de dotation, qui a fixé à 15 000 euros le montant minimum de la dotation initiale, le nombre de créations de fonds de dotation a toutefois ralenti durant l’année 2015. Ce phénomène n’a pas duré. Le nombre de créations de fonds de dotation était en hausse en 2019. « Pour les dirigeants qui veulent pérenniser une entreprise, réussir une transmission et conjuguer business et intérêt général les fonds de dotation actionnaires constituent désormais un excellent outil. Ce véhicule est désormais privilégié par les dirigeants que nous rencontrons », explique Xavier Delsol.

Les perspectives du fonds de pérennité

La loi Pacte ouvre de nouvelles perspectives aux entrepreneurs qui souhaitent explorer des modèles de gouvernance plus vertueux au service du bien commun avec la création d’un nouveau véhicule : le fonds de pérennité qui a pour objet de pérenniser l’objet social d’une entreprise. Le fonds de pérennité a vocation à recueillir les actions d’une ou de plusieurs entreprises transmises de manière irrévocable et gratuite. Ce statut permet de protéger de manière durable le capital d’une entreprise pour assurer sa croissance à long terme. Il s’agit dans l’esprit du législateur d’un nouveau type de structure hybride, permettant d’allier objectifs économiques et finalités d’intérêt général. À la différence des précédents outils philanthropique évoqués, avec cet instrument juridique, l’apport de titres au fonds est irrévocable mais pas irréversible. En outre, avertit Xavier Delsol « si l’objet du fonds de pérennité qui indique des principes et objectifs appliqués à la gestion des titres ou des parts qui lui ont été apportées, ainsi qu’à l’exercice des droits qui y sont attachés et à l’utilisation de ses ressources, peut comprendre également, le cas échéant, l’indication des œuvres ou des missions d’intérêt général qu’il entend réaliser ou financer, ce n’est qu’une possibilité et non une obligation ». « On croyait faire un grand pas avec la création du fonds de pérennité et nous avons beaucoup travaillé en amont à cet effet avec les équipes du Trésor », analyse la spécialiste des nouvelles philanthropies, Virginie Seghers. « Au final, il s’est révélé difficile pour les équipes du Trésor d’accepter que des dispositions de mécénat puissent s’appliquer à des entreprises capitalistiques, analyse Xavier Delsol. Tous les esprits ne sont pas encore prêts. Le dispositif du fonds de pérennité s’avère décevant par rapport à ce que nous avions pu imaginer », conclut l’avocat. Autre élément venant fragiliser ce nouveau dispositif, le décret d’application de ce texte n’est toujours pas publié.