Les enjeux réglementaires des crypto-actifs, ces œuvres hybrides qui s’imposent sur le marché de l’art ? L’exemple des fresques transformées en NFTs d’Ivry-sur-Seine
Des pistes de réforme juridique et fiscale se dessinent pour mieux prendre en compte la spécificité des NTFs en matière d’œuvre d’art.
C’est une ancienne fonderie d’or, située aux portes de Paris, dans la commune d’Ivry-sur-Seine (94). Dans cette commune du Val-de-Marne, un département connu pour sa politique volontariste en matière d’art urbain, l’artiste français, Pascal Boyart a dressé une œuvre monumentale, une fresque qui a nécessité pas moins de 5 mois de travail. Son sujet : une revisitation moderne de la Chapelle Sixtine. L’œuvre s’étend sur près de 100 m² et est composée de plus de 400 personnages. La fresque principale s’étend sur 8 mètres de long.
Un mécénat en cryptomonnaie pour la Chapelle Sixtine d’Ivry-sur-Seine
Dans cette commune du Val-de-Marne, dans lequel les grands noms du street art ont marqué le paysage départemental de leur empreinte, la réalisation de cette fresque monumentale a été rendue possible par un mécénat en cryptomonnaies (Bitcoins-BTC et Ether ETH) de 20 000 euros. « Michel Angele a pu peindre la Chapelle Sixtine grâce au patronage du Pape Jules II. Aujourd’hui, nous avons eu l’occasion d’écrire l’histoire grâce à ce patronage de la communauté crypto pour cette chapelle moderne », a précisé l’artiste. Cette opération mécénale ouvrait droit pour les donateurs à des non fungible token (NTF) ces crypto-actifs qui progressivement se sont imposés dans le marché de l’art jusqu’à séduire artistes, marchands et acteurs institutionnels. Les NFT correspondent à des lignes de codes informatiques qui renvoient à des œuvres virtuelles. La technologie Blockchain garantit leur authenticité et leur traçabilité. Les NFT attribués aux douze mécènes représentent des parties de l’œuvre en version digitale. Ces mécènes, parmi lesquels le fondateur de la start-up tricolore Ledger, Thomas France ou le grand collectionneur de NFT WhaleShark, possèdent donc des versions numériques de la fresque, dont la version physique n’est pas destinée à la vente. À la Chapelle Sixtine Underground correspond par ailleurs 404 NFTs, tous des éditions uniques et représentant l’un des personnages du jugement dernier.
Les NFTs, une réponse au caractère éphémère de l’art urbain
L’artiste n’en est pas à son coup d’essai. Confronté au caractère souvent éphémère de ses œuvres, une problématique qui traverse l’art urbain, l’artiste a imaginé leur donner une seconde vie en « les tokenisant sous forme de NFTs sur la blockchain Ethereum, ce qui les transforme en objets de collection numérique uniques et durables dans le temps », explique-t-il. Né dans l’illégalité, l’art urbain a en effet un statut un peu particulier, puisqu’en l’absence de l’accord du propriétaire des murs, les œuvres qui y figurent sont en réalité constitutives de délit de dégradation du bien. Aux termes de l’article 322-1 du Code pénal, ces inscriptions, signes et dessin, sont punies de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger. Si l’art urbain figure dans les plus grandes foires d’art contemporain, si ses plus grands artistes jouissent d’une renommée mondiale, cette part d’illégalité subsiste. En conséquence, des fresques d’une grande qualité peuvent être effacées sans que l’artiste puisse s’y opposer. « Mes fresques murales sont souvent effacées, repassées, taguées au bout de quelques semaines. Voire pire : censurées ! Ce fut le cas notamment de La Liberté guidant le peuple 2019 qui a été effacée au bout de trois semaines à la demande de la préfecture de police de Paris et de la Maire du XIXe arrondissement », résume Pascal Boyart.
Les nouvelles possibilités offertes par les cryptomonnaies
L’artiste a d’abord imaginé monétiser ses fresques peintes dans la rue en utilisant les nouvelles possibilités qu’offrent les cryptomonnaies. Grâce à des QR codes apposés à ses fresques il a pu recevoir plus de 1,21 bitcoin en deux années de peintures murales non autorisées, de 2017 à 2019. Le soutien de ces multiples donateurs l’a encouragé à continuer dans cette voie. En janvier 2019, l’artiste a organisé une chasse au trésor de 1 000 $ en bitcoin contenus dans une énigme cachée dans une fresque murale : La Liberté guidant le peuple 2019. Puis Pascal Boyart s’est intéressé aux objets de collection numérique créés à partir du standard Ethereum ERC721. « Ces NFTs permettent d’introduire la rareté dans le monde digital, ce qui donne une valeur réelle au virtuel », résume-t-il. Mais il se trouve confronté un problème de taille, outre le caractère potentiellement éphémère de ses œuvres physiques, l’artiste ne voit alors pas comment « associer une œuvre d’art physique à un objet de collection numérique. Ces deux objets n’étant reliés d’aucune manière, l’un pourrait prendre plus de valeur que l’autre. Il fallait trouver un moyen de rendre mes fresques immuables en leur donnant une valeur concrète, poursuit-il. Grâce aux NFTs, le problème d’associer l’objet physique et l’objet numérique est résolu car l’œuvre murale à une durée de vie limitée, alors que l’objet numérique de collection est impérissable ! Cela permet à tous ceux qui me soutiennent (donateurs, collectionneurs, mécènes…) de pouvoir collectionner mes œuvres murales même si elles n’existent plus physiquement et de leur donner une seconde vie ».
Une série de fresques murales transformées en NFTs
Cette réflexion a conduit l’artiste à créer ses deux premiers NFTs, qui forment à eux deux une fresque complète nommée Papa, c’est quoi l’argent ?, la première œuvre réelle et éphémère à être tokenisée en objet de collection numérique… De plus, cette œuvre à une valeur symbolique car c’est la première fresque murale comportant un QR code Bitcoin pour recevoir des dons. La fresque originale a été réalisée en novembre 2017 dans le XIXe arrondissement de Paris, au croisement de la rue Riquet et de la rue d’Aubervilliers. Elle est toujours visible, même si le QR code a été effacé. Cette fresque a été suivie de nombreuses autres, comme Rembrandt dos au mur, en 2018, sur le pont de la rue Riquet, 75019 Paris ou Delacroix vs BCE. Réalisée en août 2018 à L’Aérosol, 75018 Paris, aujourd’hui, la fresque n’existe plus, etc. Même constat pour Le désespéré réalisé en 2019 rue Ordener à Paris. La fresque des Pensées du Bouffon Écarlate a, quant à elle, été réalisée en 2019 rue Montmorency à Paris et Le Radeau de la Méduse en 2020 sur le toit de l’ancienne fonderie d’or, à Ivry-sur-Seine.
Quelle réglementation pour les NFTs dans le secteur de l’art ?
La croissance des crypto-actifs dans le secteur de l’art est spectaculaire. Le marché des NFT a atteint 250 millions de dollars en 2020, avec une augmentation de 29 % en un an. Le segment de l’art représente 24 % de parts de marché, avec une croissance de 280 % entre 2019 et 2020, il se montre particulièrement performant. Christie’s a vendu plus de 150 millions de dollars d’œuvres NFT, en 2021. Sur ce marché, les prix de vente atteignent des sommets inédits. Rappelons qu’en mars 2021, l’œuvre d’un graphiste américain connu sous le nom de Beeple s’est envolée à 69 millions de dollars, bouleversant les équilibres dans le monde de l’art et faisant d’un inconnu, le troisième artiste vivant le plus cher après Jeff Koons et David Hockney. Ce record a surpris et révélé l’importance prise par ces actifs méconnus dans un marché rendu atone par les annulations des foires et des expositions internationales, sous l’influence de la crise sanitaire. Cependant les actifs numériques dans le domaine de l’art posent un certain nombre d’interrogations spécifiques, notamment au regard des droits patrimoniaux attachés à une œuvre d’art et de leur régime fiscal.
Les conclusions du CSLPA
Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a commencé une mission destinée à identifier, analyser et évaluer ce phénomène dans ses divers aspects juridiques sous le prisme de la propriété littéraire et artistique et dans l’intérêt des différents acteurs concernés et de son marché. La mission a rendu ses conclusions en juillet dernier. Concrètement, l’acquisition d’un NFT correspond à l’acquisition d’un jeton inscrit sur la blockchain et associé à un smart contract qui renvoie à un fichier numérique, explique la mission. En droit, le NTF « demeure très difficile à qualifier avec exactitude. Il ne s’apparente ni tout à fait à un jeton tel qu’il est défini par le Code monétaire et financier, bien que certaines caractéristiques justifient qu’il y soit assimilé pour l’application de règles fiscales ou financières, ni, sauf exception, à une œuvre d’art au sens du Code de la propriété intellectuelle, son smart contract ne pouvant, en l’état des capacités techniques observables, contenir le fichier sous-jacent dans la blockchain à un coût raisonnable, ni à un certificat d’authenticité, en l’absence de tout tiers vérificateur de l’authenticité du fichier associé ou de sa paternité », considère la mission. Elle propose de le considérer comme un titre de propriété sur le jeton inscrit dans la blockchain, auquel peuvent être associés d’autres droits sur le fichier numérique vers lequel il pointe, dont l’objet, la nature, et l’étendue varient en fonction de la volonté de son émetteur exprimée par les choix techniques et éventuellement juridiques associés au smart contract.
Les NTF dans le secteur culturel
Pour la mission, ces crypto-actifs présentent de nombreux cas d’usage, qui constituent une opportunité pour le secteur culturel dans son ensemble. Pour en tirer pleinement parti, il convient toutefois de clarifier un certain nombre de points juridiques et techniques délicats, notamment dans le champ de la propriété intellectuelle. Sur le plan juridique, le phénomène des NFT suscite en effet des interrogations inédites tenant à la fois à la propriété intellectuelle, à la titularité des droits, leur mode de gestion, l’applicabilité du droit de suite et son éventuelle automatisation par les smart contracts, à l’application de cette technologie aux collections publiques qui se caractérisent par leur inaliénabilité, au cadre financier et fiscal applicable, au statut des plateformes et à l’applicabilité éventuelle du droit de la consommation à leur activité. Au regard de la propriété intellectuelle, il apparaît nettement que l’acquéreur d’un NFT n’est pas nécessairement détenteur des droits patrimoniaux qui s’attachent au fichier numérique qui lui est associé, sauf cession ou licence contractuelles des droits. Cela signifie qu’il ne peut a priori pas faire d’acte d’exploitation de cette œuvre ou interdire à un tiers de réaliser de tels actes, conclut la mission. Pour le CSLPA, la création d’un NTF ne fait pas obstacle à l’application du droit de suite, si les conditions légales définies par le Code de la propriété intellectuelle trouvent à s’appliquer. Les JNF ne s’inscrivent pas dans un vide juridique. Par défaut, les fichiers protégés vers lesquels ils pointent restent soumis au droit d’auteur et aux droits voisins. Sauf exception, les JNF ne sont donc pas automatiquement cédés avec l’ensemble des droits associés à ces fichiers.
Référence : AJU006i2