Lutter contre la fraude fiscale
Comment renforcer l’efficacité de la réponse judiciaire à la fraude fiscale, améliorer la lutte contre la fraude à la TVA, sécuriser les dispositifs d’accès aux données et déployer de nouveaux outils pour lutter contre les montages abusifs au niveau international ? Voilà quelques pistes de réponses pour lutter contre la fraude fiscale venues du Sénat.
Comment contrer la fraude et l’évasion fiscales ? La mission d’information de commission des finances du Sénat présidée par Claude Raynal vient de rendre ses premières conclusions. Cette mission intervient près de quatre ans après l’adoption de la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude. Elle a donc eu pour ambition d’en établir un premier bilan, au même titre que des nombreuses dispositions adoptées en lois de finances. « L’arsenal normatif mis en place par la France pour lutter contre la fraude apparaît plutôt robuste », précise à cet égard la mission. De fait, ses travaux ne concluent pas à la nécessité d’une « révolution fiscale », mais à « la proposition d’ajustements et d’évolutions destinés à accroître la portée et l’efficacité des dispositifs mis en œuvre ».
Évaluer précisément la fraude fiscale
La mission préconise d’abord de renforcer l’évaluation de la fraude fiscale car le défaut d’évaluation actuellement constaté paraît préjudiciable à l’appréciation des résultats du contrôle fiscal. En effet, si les résultats du contrôle fiscal connaissent une hausse tendancielle depuis 2018, après plusieurs années de baisse, il demeure cependant difficile d’apprécier, par les seules données des montants notifiés, mis en recouvrement ou encaissés, l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale en France. En effet, après avoir été affectés par la crise sanitaire, ces résultats ont connu un net rebond en 2021 (+38 % par rapport à 2018). La mission propose donc « de produire et publier, d’ici le projet de loi de finances initiale pour 2024, des estimations de la fraude fiscale, en détaillant la méthodologie utilisée. Ces évaluations, confiées à l’Insee et à l’administration fiscale, seront ensuite actualisées chaque année et intégrées au document de politique transversale relatif à la lutte contre l’évasion fiscale et la fraude ». En effet, souligne la mission, si l’évaluation de la fraude fiscale se heurte à d’importantes difficultés techniques et méthodologiques, qui sont liées aux caractéristiques même de la fraude, un phénomène dissimulé, plusieurs pays réussissent à produire des estimations de la fraude fiscale comme le Royaume-Uni, les États-Unis, ou encore l’Australie.
L’enjeu des données
En 2021, 45 % des contrôles ont été programmés par le biais du datamining. La datamining connaît une forte montée en puissance depuis 2013. Et le volume des datas traitées s’accroît sensiblement. Le Bureau de la programmation des contrôles et analyse des données du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal (SJCF) a reçu 6,2 téraoctets de données utiles en 2021. « Si le gouvernement estime que ces méthodes constituent la principale source de progression pour les résultats du contrôle fiscal, leurs résultats concrets ne sont, pour autant, pas connus, ce qui empêche d’apprécier leur apport réel dans la programmation des contrôles », souligne la mission. Elle préconise donc de créer un indicateur de performance au sein de la mission « Gestion des finances publiques » sur la part des contrôles programmés par recours au datamining ayant conduit, d’une part, à la mise en recouvrement de droits et pénalités, et, d’autre part, à des contentieux à enjeux. Si l’accès aux données s’avère essentiel pour accroître l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale, la mise en œuvre de dispositifs d’accès et d’exploitation de données doit s’accompagner des garanties juridiques nécessaires afin de répondre aux exigences du Conseil constitutionnel et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en matière de protection de données, rappelle en outre la mission. Elle recommande de modifier l’article 154 de la loi de finances initiale pour 2020 afin que les agents de l’administration fiscale et des douanes puissent collecter les données publiquement accessibles, et non uniquement librement accessibles, sur les plateformes en ligne et les exploiter au moyen de traitements automatisés et informatisés, à fins de recherche d’éventuelles infractions graves au Code général des impôts et au Code des douanes, en assortissant le dispositif de nouvelles garanties pour protéger la vie privée et les données personnelles des contribuables. Elle préconise également de prolonger ce dispositif expérimental de deux ans, soit jusqu’en février 2026.
Renforcer l’efficacité de la réponse judiciaire à la fraude fiscale
La mission revient sur la suppression du verrou de Bercy qui s’est traduite par un afflux de dossiers pour les parquets, avec une augmentation de près de 75 % des dossiers transmis par l’administration fiscale. Au regard de ce volume de dossiers, mais aussi du respect du principe de non bis in idem sur le cumul des sanctions fiscale et pénale, la mission conclut à la nécessité de préserver à ce stade l’équilibre trouvé en 2018. Il n’est donc proposé ni de le modifier, ni de revenir sur les critères de dénonciation obligatoire. En revanche, la réforme du verrou de Bercy s’est traduite par une chute de l’activité de la Commission des infractions fiscales (CIF). Le nombre de saisines de la CIF est passé de 964 en 2018 à 286 en 2021, soit une diminution de – 71 % de son activité. La commission propose donc de diminuer le nombre de membres de la CIF.
En revanche, souligne la mission, « il est primordial de continuer à déployer des outils de coopération renforcée entre l’administration fiscale et les parquets : fiche d’accompagnement des dénonciations obligatoires, réunions trimestrielles et opérationnelles, suivi des dossiers transmis, recours aux assistants spécialisés ». La mission recommande également de poursuivre le déploiement de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) qui permet de traiter des dossiers de fraude complexe et de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) permet, quant à elle, de raccourcir les délais de traitement des dossiers de fraude, deux instruments qui ont fait leur preuve comme outils à part entière de la politique pénale en matière de lutte contre la fraude fiscale. La mission revient également sur la création du Service d’enquête judiciaire des finances (SEJF), dont la qualité des travaux d’enquête a été unanimement soulignée. Elle recommande d’augmenter, par redéploiement, le nombre d’officiers fiscaux judiciaires, d’une quarantaine actuellement jusqu’à les doubler à l’horizon de cinq ans. Le service apparaît en effet actuellement sous-dimensionné pour répondre à la demande des parquets et traiter les dossiers de fraude les plus complexes. La mission préconise également d’étendre le champ de compétences des officiers fiscaux judiciaires aux escroqueries à la TVA.
Poursuivre et amplifier les efforts déployés pour mieux lutter contre la fraude à la TVA
En matière de TVA, la mission constate des avancées depuis la loi relative à la lutte contre la fraude, mais la persistance de schémas de fraude complexe. Les montants recouvrés au titre du contrôle fiscal sur la TVA, 904 millions d’euros en 2021, peuvent toutefois sembler modestes au regard des estimations de la fraude à la TVA qui, selon l’Insee, serait comprise entre 20 et 25 milliards d’euros par an. La fraude à la TVA repose en effet souvent sur des schémas de fraude complexes et difficiles à détecter, telle que la fraude dite « carrousel », qui consiste à créer des droits fictifs au remboursement de la TVA, par l’émission de fausses factures par des sociétés éphémères. L’essor du commerce électronique sur les plateformes numériques est également source d’une importante fraude à la TVA. La mission propose de tirer les conséquences du transfert de compétence à la DGFiP du recouvrement de la TVA à l’importation, en favorisant l’automatisation des échanges de données entre la Douane et la DGFiP. Elle préconise en outre de permettre aux agents de la Douane d’accéder automatiquement aux informations relatives au pays de résidence fiscale des voyageurs lors de la procédure de détaxe sur la TVA, sous réserve d’un encadrement strict en matière de protection des données personnelles. Enfin, elle suggère de conforter la procédure de suspension du numéro de TVA intracommunautaire en étendant son champ d’application à de nouveaux schémas de fraude à la TVA. Elle recommande en outre d’évaluer la robustesse et l’efficacité du guichet unique à l’importation, dans l’optique à terme d’une possible généralisation et de permettre une collecte plus efficace de la TVA à l’importation. Elle conseille également de modifier les dispositions relatives au droit de visite des agents de la Douane en assortissant l’exercice de cette prérogative de toutes les garanties juridiques nécessaires.
Renforcer les outils de lutte contre les montages fiscaux abusifs
Au lendemain des dossiers de « Leaks » et de « Papers » publiés par la presse, la commission fait le constat de la multiplication des schémas fiscaux abusifs à l’échelle internationale. Il est extrêmement difficile pour l’administration fiscale et pour la justice de traiter de ces affaires, les obstacles s’avérant nombreux : délai de prescription, absence de résidence fiscale en France coopération internationale très lente, montages financiers complexes. Ces difficultés expliquent les faibles taux de recouvrement des droits éludés, sur des affaires portant potentiellement sur des milliards d’euros. La mission propose d’envisager, au niveau international, une réflexion sur la création d’un dispositif de « name and shame » envers les pays ne jouant pas le jeu de la coopération en matière d’échanges d’informations, en complément des listes européennes d’ETNC. Elle recommande de veiller à l’application des sanctions pour défaut de renseignement du registre des bénéficiaires effectifs, de publier chaque année des statistiques concernant leur application, d’élaborer un outil permettant de croiser les données relatives au registre des bénéficiaires effectifs avec d’autres données, notamment celles du cadastre, idéalement au niveau européen pour que les informations soient les plus complètes possibles. La mission préconise en outre mener une évaluation approfondie de l’efficacité des obligations de transparence à l’égard des intermédiaires financiers introduites par la directive « DAC 6 », et sous réserve des résultats de cette évaluation, réfléchir à l’introduction d’un nouveau critère d’inscription sur la « liste noire » de l’Union européenne portant sur l’existence ou non de règles de transparence applicables aux intermédiaires financiers. Enfin, elle recommande de réviser les conventions fiscales internationales prévoyant un taux de retenue à la source nul sur les dividendes, et ce afin de prévenir tout abus fiscal.
Référence : AJU007d4