Mieux protéger les plus vulnérables
Le projet de loi de réforme de la justice fait évoluer le régime de protection des personnes les plus vulnérables. Le rapport de la mission interministérielle présidée par Anne Caron-Deglise innove encore et propose une vaste réforme du régime des majeurs protégés.
Comment réinventer l’accompagnement des publics vulnérables pour favoriser l’exercice effectif de leurs droits ? Si le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice prévoit un certain nombre de mesures destinées à faire évoluer la protection juridique des personnes à protéger, la mission sur l’évolution de la protection juridique des personnes, qui a rendu son rapport le 21 septembre 2018 à la ministre des Solidarités et de la Santé et à la ministre de la Justice, présente des pistes de réforme très innovantes.
Un public concerné en nette augmentation
Cette réflexion a un intérêt pratique évident. En effet, la protection juridique des majeurs, un régime organisé par le droit civil à l’égard des personnes soufrant d’altérations de leurs facultés personnelles au point qu’elles ne peuvent pourvoir seules à leurs intérêts, concernait au début de l’année 2017 plus de 730 000 personnes. 725 000 d’entre elles ont un régime judiciaire de protection de type tutelle ou curatelle et plus rarement de sauvegarde de justice. Le nombre de mandats de protection future en cours d’exécution est, quant à lui, encore très réduit puisqu’il s’élève à 4 600. Ces dispositifs de protection affectent la vie d’un nombre de plus en plus important de personnes en situation de particulière vulnérabilité, de proches et des multiples intervenants, professionnels ou non. L’évolution socio-démographique, marquée par le vieillissement de la pyramide des âges et le boom des centenaires devrait amplifier encore le phénomène. Et on s’attend à ce que le nombre de personnes âgées dépendantes double d’ici à 2060.
L’intervention du législateur
Le texte final du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a été adopté en lecture définitive par l’Assemblée nationale le 18 février 2019. Il prévoit une réforme de la protection des mineurs et majeurs incapables. Afin de simplifier la protection des majeurs vulnérables, il prévoit des mesures d’allégement des modalités de la vérification et de l’approbation des comptes de gestion des curateurs et tuteurs. Le juge des tutelles pourra ainsi opter pour une dispense de vérification des comptes quand les revenus ou le patrimoine de la personne protégée sont très modiques. Le contrôle du compte de gestion rendu par le tuteur en cas de curatelle renforcée ou de tutelle, pourrait être effectué en interne, par le tuteur et le subrogé tuteur, voire par des professionnels du chiffre ou du droit. En cas de défaut de remise de l’inventaire du patrimoine du majeur protégé et du budget à bonne date, le texte prévoit la création d’une amende spécifique et la possibilité de nommer un tiers pour effectuer ces diligences au profit du tuteur. Enfin, certains actes comme l’acceptation d’une succession pure et simple ou la conclusion d’un contrat de gestion de valeurs mobilières ne nécessiteraient plus le contrôle du juge dans la mesure où ces décisions ne peuvent être prises qu’avec le concours d’un professionnel du droit ou de la finance.
De nécessaires évolutions
Presque dix années après son entrée en vigueur, la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 complétée par l’ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 fait l’objet de critiques croisées tant au regard de sa conformité avec la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, entrée en vigueur en France le 20 mars 2010, et en particulier avec son article 12 « reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité », que de sa mise en œuvre jugée défaillante par les rapports de la Cour des comptes et du Défenseur des Droits, en 2016. À ces rapports, viennent s’ajouter les demandes réitérées d’associations de personnes handicapées et de leurs familles, ainsi que de l’Interfédération des acteurs de la protection juridique des majeurs. La mission interministérielle confiée par les ministres de la Justice, des Solidarités et de la Santé et par la secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées s’est inscrite dans ce contexte. En dépit de l’avancée majeure qu’a constitué la loi n°2007-308 du 5 mars 2007, le dispositif juridique d’ensemble et les multiples modalités de prise en charge ne respectent plus à leur juste niveau les droits fondamentaux. Ils continuent à enfermer durablement un nombre important de personnes sans réelle possibilité d’évolution, comme en atteste le très faible nombre de mainlevées de mesures (moins de 2 %). Ce constat est d’autant plus préoccupant, souligne le rapport de la mission interministérielle que le critère d’entrée dans un régime de protection est fortement discuté, l’évaluation des altérations des facultés personnelles ne prenant pas véritablement en considération les facteurs environnementaux et les possibilités d’évolution, voire de rétablissement, de la personne si elle est soutenue. « Si la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 complétée par l’ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 a été saluée comme marquant une avancée dans la reconnaissance des droits des personnes les plus vulnérables, sa mise en œuvre comporte encore des traces du régime de la loi du 3 janvier 1968 et d’une culture paternaliste de la protection qui, au nom de l’intérêt général, peut introduire des formes de négation de ce qu’exprime, souhaite ou refuse la personne protégée », résume la mission interministérielle. Au final, on observe une grande diversité des personnes juridiquement protégées par des mesures insuffisamment individualisées. L’appréciation des altérations des facultés personnelles est principalement sanitaire et repose sur des certificats médicaux au contenu aléatoire, déconnecté de l’environnement réel de la personne. L’intervention judiciaire est perçue comme brutale sans réelle recherche de soutiens de proximité et tend à provoquer des ruptures dans l’accompagnement de la personne vulnérable. Nombre d’insuffisances sont constatées dans la prise en compte de la volonté et des souhaits de la personne à protéger ou protégée, tout comme dans le soutien à l’autonomie de cette dernière. Les contrôles de l’exercice et la gestion des mesures apparaissent largement lacunaires. La profession de mandataire judiciaire à la protection des majeurs manque de reconnaissance et d’organisation de ses conditions d’exercice alors même qu’elle joue un rôle essentiel. Enfin, le pilotage de l’action publique apparaît inexistant.
Soutenir l’exercice des droits de la personne vulnérable
La protection des personnes vulnérables doit donc évoluer. À cet égard, la mission estime qu’il est désormais temps d’instaurer : « un dispositif global consacrant effectivement par voie législative le principe de la capacité juridique de la personne et se donnant les moyens de soutenir effectivement l’exercice de ses droits en favorisant l’expression de sa volonté et de ses préférences, tant en amont de l’intervention judiciaire qu’au cours de celle-ci ». Cette mise en place nécessite une dynamique de politique publique mobilisant l’ensemble des acteurs concernés. Dans cette perspective, la mission a élaboré de nombreuses propositions concrètes et détaillées organisées autour de sept axes principaux. Premier axe, correspondant aux propositions n°s 1 à 25, créer un cadre juridique cohérent reposant sur la modification de l’article 414 du Code civil et l’articulation des Codes civil, de la Santé publique et de l’Action sociale et des familles pour que le principe de capacité civile de la personne soit effectivement reconnu dans tous les champs et que la recherche de soutiens à l’exercice des droits soit une priorité. Autre priorité affichée : consolider le bloc des droits fondamentaux de la personne juridiquement protégée en matière personnelle, en faisant de l’obligation d’information de la personne chargée de la protection et des autres acteurs une obligation partagée au service du soutien effectif de la personne. La mission réaffirme la nécessité d’organiser la protection à partir de la personne avec la garantie effective d’un recours au juge judiciaire en cas de difficulté et/ou d’atteinte aux droits et aux libertés. À cet égard, il pourrait être envisagé de supprimer la dénomination de « juge des tutelles » pour la remplacer par celle de « juge des libertés civiles et de la protection », une fonction actuellement exercée par le juge d’instance. Autre mesure proposée : supprimer le régime de la tutelle pour créer une mesure unique de protection, une mesure d’assistance et de soutien à l’exercice des droits : la sauvegarde des droits, tout en maintenant la possibilité pour le juge, sur décision spécialement motivée, de décider de modalités renforcées de la mesure unique pouvant aller, à titre exceptionnel, jusqu’à la représentation. Ces mesures permettraient de mettre en place une réelle politique publique de soutien et d’accompagnement des personnes les plus vulnérables s’appuyant sur les droits fondamentaux par la création d’un cadre juridique cohérent.
Adopter une logique de parcours individualisé
Le deuxième axe de réformes correspond aux propositions n°s 26 à 38. Ces propositions devraient permettre de construire un accompagnement des personnes les plus vulnérables dans une logique de parcours individualisé. Il s’agit s’apprécier les besoins des personnes présentant des altérations de leurs facultés personnelles, et en particulier psychiques ou cognitives, par une évaluation médico-sociale pluridisciplinaire et multidimensionnelle intégrant la dimension juridique de soutien à la capacité pour favoriser une appréciation complète et permettre, si elle est souhaitée et possible, l’organisation de soutiens à l’exercice des droits. À cet égard, le Comité interministériel préconise une action concrète s’appuyant sur la CNSA, les conseils départementaux et les ARS pour mettre en place des orientations stratégiques de la COG 2016-2019 entre l’État et la CNSA et des objectifs de création d’un cadre de coopération permettant une bonne articulation entre les acteurs sur les territoires et des réponses médico-sociales adaptées dans une logique de parcours. Autres pistes de réformes : l’intégration de l’outil MASP comme moyen de soutien pour les personnes percevant des prestations sociales et son extension aux petits revenus, la transmission obligatoire, lors des signalements au procureur de la République, d’une évaluation médico-sociale pluridisciplinaire et multidimensionnelle s’appuyant sur les ressources des MDPH et le bilan des actions menées, si ces évaluations et bilans ont été faits ainsi que la mise en place et le développement de la formation des médecins inscrits sur les listes des procureurs de la République et l’unification du contenu des certificats médicaux circonstanciés.
Anticiper la vulnérabilité
L’axe 3, qui correspond aux propositions n°s 39 à 46 entend développer les dispositifs qui permettent à la personne d’anticiper sa propre vulnérabilité comme c’est le cas actuellement pour les mandats de protection future. Introduit dans le Code civil par le législateur du 5 mars 2007, le mandat de protection future n’a pas rencontré pour l’instant le succès escompté, souligne la mission. « Les statistiques du ministère de la Justice, difficiles à établir en l’absence de publicité, semblent attester seulement d’une lente progression : 140 mandats mis en œuvre en 2009, 968 en 2016, la majorité sous forme notariée. Pourtant, il pourrait faire figure de modèle au service de la protection de la personne vulnérable et du maintien de sa capacité juridique, ainsi que le suggère le Défenseur des droits à l’aune de la CIDPH et de son article 12 en particulier ». Il est donc proposé d’étendre et de clarifier les dispositifs d’anticipation, en particulier le mandat de protection future et la désignation d’une personne de confiance. La mission recommande la création d’un répertoire civil unique, national et dématérialisé assurant la publicité de toutes les mesures de protection judiciaires et des dispositions anticipées, accessibles aux juridictions, aux notaires et aux avocats.
Individualiser les mesures
Quatrième axe de réforme : améliorer la réponse judiciaire par une meilleure individualisation des mesures et la priorité donnée au soutien effectif des droits (propositions n°s 47 à 53). La mission recommande à cet effet la création d’une requête unique de saisine du juge et l’ouverture de passerelles lui permettant d’exercer son plein office et d’utiliser l’intégralité de l’éventail des mesures de protection juridique des personnes. Autre piste de réforme : la création, à côté du mandat spécial existant et à l’appréciation souveraine du juge, d’une mesure temporaire d’observation appelée « mandat d’observation », pendant l’instruction de la demande de protection. La mission préconise également de simplifier le traitement des requêtes et de structurer le partage des informations, en particulier avec les personnes désignées par la personne elle-même et/ou par le juge.
Mieux encadrer les mesures de tutelle
Le cinquième axe de réforme correspondant aux propositions n°s 54 à 88 consiste à sécuriser les contrôles et à renforcer la professionnalisation des mandataires professionnels. À cet effet, la mission préconise la consolidation des outils de contrôle, en particulier l’inventaire, le Document individuel de protection (DIPM) et les modalités de contrôle. Il est notamment proposé d’instaurer un contrôle obligatoire par une personne qualifiée, dont la liste est fixée par décret, désignée par le juge pour vérifier et approuver les comptes chaque fois qu’un subrogé n’a pas été désigné ou qu’un co-exercice de la mesure n’a pas été prévu et chaque fois que d’une part le patrimoine de la personne protégée le justifie et que, d’autre part, ses ressources lui permettent d’en régler le coût. Un barème fixant le coût de cette procédure de vérification devra être alors fixé. La mission recommande de maintenir un contrôle judiciaire des comptes pour les personnes protégées n’ayant que de faibles ressources et peu de patrimoine, sur la base de seuils définis par décret, chaque fois qu’il n’aura été possible ni de dispenser la famille de rendre des comptes ni de trouver dans l’entourage proche une personne susceptible d’exercer cette mission de contrôle. Celle-ci pourrait alors être exercée par le greffe à charge pour ce dernier de soumettre au juge des tutelles les situations problématiques ou par le juge. La mission recommande également la coordination des contrôles d’ordre judiciaire et administratif et la capitalisation des initiatives de contrôles entre pairs ainsi que l’intégration de la logique constructive des schémas régionaux dans les plans de contrôle et l’implication des magistrats délégués à la protection des majeurs des cours d’appel pour que l’enjeu du contrôle se situe non seulement dans une dynamique de repérage des risques ou des dysfonctionnements, mais aussi des bonnes pratiques à promouvoir. Autres pistes de réformes : la consolidation de la formation des mandataires judiciaires à la protection des majeurs par la création d’un diplôme sur la nomenclature européenne LMD, la réforme des contenus de formation et la révision des habilitations données aux établissements de formation, l’amélioration de la formation des familles et des aidants, la reconnaissance de la spécificité du métier de MJPM par son enregistrement dans le Répertoire national des certifications professionnelles et la création d’un statut spécifique de MJPM préposés d’établissement en subordonnant leur gestion à l’ouverture de comptes à la Caisse des dépôts et consignations ainsi que le renforcement de l’obligation pesant sur les établissements de santé ou médico-sociaux de désigner en leur sein un MJPM. Celle-ci pourrait être étendue à toutes les structures hébergeant des personnes âgées.
L’axe 6 de réforme (propositions n°s 89 à 92) s’attaque à la question des personnes protégées en Belgique à résoudre par la modification des conditions d’attribution de l’AAH et de la couverture sociale et la simplification des démarches administratives ainsi qu’une articulation à trouver entre les droits français et belge notamment en matière de fin de vie, d’euthanasie et de refus des soins. L’axe 7 (propositions n°s 93 à 104) est dédié au pilotage et l’articulation de la politique publique de protection juridique des majeurs. Il recommande notamment la poursuite de la dynamique interministérielle engagée en créant un Délégué interministériel chargé de la structuration d’une politique publique de la protection juridique des majeurs ainsi que la création d’un Conseil national de la protection juridique des majeurs (CNPJM), une structure opérationnelle présidée par le délégué interministériel et pluripartenariale, comprenant un laboratoire d’innovation publique national interministériel sur la protection juridique des majeurs et un observatoire national de la protection juridique des majeurs. La mission préconise également la mise en place d’orientations stratégiques et d’une feuille de route avec pour objectif de construire une politique publique interministérielle (justice, ministères sociaux, travail, finances publiques…) et multipartenariale, incluant départements, CNSA, sécurité sociale, caisses d’assurance maladie, mutuelles, notariat, barreau, secteur associatif…) avant de déployer une politique de protection publique de soutien des droits et de protection des personnes et de prévention et de traitement de la maltraitance. Dernières pistes de réformes envisagées : le renforcement du rôle de coordination et d’impulsion du magistrat délégué à la protection des majeurs des cours d’appel pour qu’il soit plus opérationnel et reconnu et la construction d’une politique ambitieuse de renforcement des groupes des recherche pluridisciplinaires, notamment en lien avec le Plan maladies neuro-dégénératives, les recherches médicales et scientifiques, en sciences humaines et sociales, économiques et en droit.