Ne bis in idem : le fiscal ne passera pas !
Dans sa décision en date du 23 novembre, le Conseil constitutionnel a une fois de plus rejeté les arguments d’un justiciable, en l’espèce l’ancien secrétaire d’État, Thomas Thévenoud, qui tentait de démontrer le caractère contraire à la constitution des doubles poursuites en matière fiscale. Fin de l’histoire ?
Lorsque les avocats ont plaidé en 2015 devant le Conseil constitutionnel le caractère contraire à la Constitution des doubles poursuites administratives et pénales en matière boursière, ils n’espéraient guère une victoire. Certes, la CEDH venait de leur ouvrir la voie en considérant dans l’arrêt Grande Stevens du 4 mars 2014 que les doubles poursuites administratives et pénales réprimant en Italie les infractions boursières étaient contraires au principe Ne bis in idem. Le système français de l’époque étant quasiment identique, il y avait de fortes chances que la France soit à son tour condamnée en cas de recours, ce qui offrait de solides arguments devant le Conseil constitutionnel. Seulement voilà, il y avait deux obstacles stratégiques qui paraissaient infranchissables. D’abord, le caractère très médiatique de l’affaire concernée : EADS. Ensuite, le risque de contamination à la matière fiscale, autre terrain d’élection des doubles sanctions et combien plus important en termes de nombre de dossiers et d’enjeux financiers. Sans oublier bien sûr le fait que le Conseil constitutionnel s’était déjà prononcé sur la question lors de l’attribution de pouvoirs de sanction à la COB et avait conclu que les doubles poursuites étaient conformes à la Constitution, pourvu que la somme des sanctions prononcées ne dépasse pas le maximum encouru. Dans sa décision du 18 mars 2015 (Cons. const., 18 mars 2015, n°s 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC), le Conseil constitutionnel a, contre toute attente, considéré que le cumul de poursuites était contraire au principe de nécessité des peines et donc rejoint l’analyse de la CEDH, en précisant toutefois que pour qu’il y ait double poursuites, il fallait qu’elles portent sur les mêmes faits portant atteinte aux mêmes intérêts sociaux, que ces faits encourent des peines comparables et, enfin, que les décisions de sanction relèvent, en cas de recours, du même ordre de juridiction.
Le fiscal verrouillé
C’est dans ce contexte que deux affaires fiscales d’envergure ont, début 2016, inspiré aux justiciables mis en cause l’idée que c’était le moment d’invoquer l’argument devant le Conseil constitutionnel. La première a été l’affaire Wildenstein. Il était reproché aux héritiers de Daniel Wildenstein, décédé en 2001, de n’avoir pas déclaré la totalité du patrimoine du défunt, logée dans des trusts situés dans des paradis fiscaux. Un dossier à 500 millions d’euros. La deuxième est l’affaire Cahuzac. L’ancien ministre, poursuivi pour un compte en suisse non déclaré, devait répondre des délits de fraude à l’impôt sur la fortune et à l’impôt sur le revenu. Dans ses décisions du 24 juin 2016 (Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545, Widenstein et Cons. const. n° 2016-546, Cahuzac), le Conseil constitutionnel a barré la route à l’extension de la solution boursière en matière fiscale. Après avoir rappelé que la lutte contre la fraude fiscale était un objectif à valeur constitutionnelle, le Conseil a considéré que les doubles poursuites n’étaient pas contraires à la Constitution en émettant cependant trois réserves : que le contribuable n’ait pas été déchargé de l’impôt par une décision au fond devenue définitive, que la somme des sanctions prononcées ne dépasse pas le maximum encouru et que les doubles poursuites soient réservées aux cas les plus graves.
Une simple omission de déclaration
C’est précisément sur la question de la gravité que les avocats de Thomas Thévenoud ont considéré qu’il y avait lieu de solliciter de nouveau le Conseil constitutionnel. L’ancien et très bref secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur – nommé le 26 août 2014, il a démissionné le 4 septembre suivant – était poursuivi pour avoir omis de déclarer ses revenus entre 2009 et 2015. Condamné par le tribunal correctionnel de Paris, le 29 mai 2017, à trois mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité, il a vu sa condamnation alourdie en appel à 12 mois de prison avec sursis et 3 ans d’inéligibilité. L’intéressé a alors décidé de se pourvoir en cassation. À cette occasion, il a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité dans laquelle il soutenait que les doubles poursuites administratives et pénales le concernant étaient contraires à la Constitution. Motif ? Alors qu’il devait 70 000 euros d’impôts, la somme des pénalités que lui a infligées l’administration a monté la note à 95 000 euros. Alors que cette somme était entièrement réglée le 1er septembre 2014, l’administration fiscale a déposé plainte contre lui le 27 mai 2015. Selon sa défense, omettre de renvoyer une déclaration pré-remplie dont l’administration connaît parfaitement le contenu ne méritait pas une procédure pénale. C’est la médiatisation qui a justifié le déclenchement des poursuites. Le raisonnement consiste à soutenir que l’omission de déclaration est par définition la moins grave des infractions fiscales, en particulier, en l’espèce puisque l’intéressé recevait comme tous les salariés une déclaration pré-remplie, preuve que l’administration connaissait ses revenus et pouvait agir facilement en recouvrement. Il n’y avait donc aucune volonté de dissimulation, aucun stratagème, aucun montage mais une pure négligence administrative.
Procédures complémentaires dans les cas de fraude les plus graves
Las ! Dans sa décision du 23 novembre (Cons. const., 23 nov. 2018, n° 2018-745 QPC), le Conseil constitutionnel se contente de reproduire au cas qui lui est soumis, le raisonnement qu’il a déjà développé dans ses deux précédentes décisions. Ainsi, dans le considérant 18, il rappelle que « les dispositions contestées de l’article 1728 comme de l’article 1741 permettent d’assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l’État ainsi que l’égalité devant l’impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive. Le recouvrement de la nécessaire contribution publique et l’objectif de lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures complémentaires dans les cas de fraudes les plus graves. Aux contrôles à l’issue desquels l’administration fiscale applique des sanctions pécuniaires peuvent ainsi s’ajouter des poursuites pénales dans des conditions et selon des procédures organisées par la loi ». Le principe de nécessité des peines ne peut jouer qu’au niveau de la gravité du dossier. Or, celle-ci, précise le Conseil constitutionnel, « peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention ». Au passage, la décision rappelle les réserves déjà posées à l’occasion des deux précédentes affaires, à savoir le principe de proportionnalité qui interdit que les sanctions cumulées soient supérieures au maximum encouru et la nécessité que le contribuable n’ait pas été déchargé de l’impôt par une décision de fond devenue définitive. La décision est donc un copié collé des deux précédentes prononcées dans les affaires Wildenstein et Cahuzac. Conséquence, c’est au juge du fond d’apprécier la gravité du dossier. L’affaire sera examinée d’ici quelques semaines par la Cour de cassation. Soit elle estime que le juge d’appel a correctement apprécié la gravité, et elle confirme l’arrêt. Soit elle décide de renvoyer à une autre cour d’appel à charge pour celle-ci d’apprécier si les faits reprochés à Thomas Thévenoud entrent dans la catégorie des affaires graves justifiant des doubles poursuites. Il n’est pas impossible que les fonctions de l’intéressé constituent un élément permettant de caractériser la gravité.
Cette nouvelle décision semble régler définitivement en France la question des doubles poursuites en matière fiscale. Les contribuables pourraient bien sûr se tourner vers l’Europe. Hélas, si dans un premier temps la CEDH avait semblé dans un arrêt du 27 novembre 2014 (CEDH, 27 nov. 2014, n° 7356/10 Lucky Dev c/ Suède) étendre son raisonnement à la matière fiscale en considérant que les doubles poursuites étaient contraires au principe Ne bis in idem, un nouvel arrêt du 15 novembre 2016 (CEDH, 15 nov. 2016, nos 24130/11 et 29758/11, Grande chambre A et B c/Norvège – R.) est venu doucher les espoirs. En substance, cet arrêt considère que les doubles sanctions peuvent avoir été conçues comme un tout répressif de sorte qu’on ne peut plus alors parler de doubles poursuites puisque c’est le contraire : un dispositif unique de sanction se composant d’un volet administratif et d’un volet pénal. Jusque-là, le raisonnement est le même que celui du Conseil constitutionnel, ce qui illustre sans doute le fameux dialogue entre les juges au sein de l’Union. Là où les deux logiques se séparent, c’est au stade des réserves. Pour la CEDH en effet les doubles poursuites comprises comme un seul dispositif ne violent pas ne bis in idem, à condition de respecter un « lien matériel et temporel suffisamment étroit ».