Pacte Dutreil : la Cour de cassation tranche le débat sur le réputé acquis et les fonctions de direction

Dans un arrêt attendu du 24 janvier 2024, La Cour de cassation a confirmé la doctrine administrative jugeant qu’en présence d’un pacte Dutreil réputé acquis, le donateur ne peut pas exercer seul les fonctions de direction.
La jurisprudence continue de préciser les contours du dispositif Dutreil. La Cour de cassation vient en effet d’interpréter la condition relative à la fonction de direction post transmission dans le cadre d’un engagement réputé acquis (Cass. com., 24 janv. 2024, n° 22-10413). Se livrant à une interprétation littérale de la loi, la haute juridiction a estimé que le donateur ne pouvait remplir la condition de direction pendant les trois années qui suivent la transmission.
Une exonération de 75 % de la valeur de l’entreprise transmise par donation et succession
Pour mémoire, ce dispositif codifié à l’article 787 B du Code général des impôts (CGI) prévoit une exonération partielle des donations et successions d’entreprise. Les droits de mutation à titre gratuit sont en effet calculés sur un quart de la valeur de l’entreprise transmise (entreprise individuelle ou société). Pour en bénéficier, la société doit exercer une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale, ou être une holding animatrice. L’exonération joue tant pour les transmissions en pleine propriété que dans le cadre d’un démembrement de propriété.
Parmi les nombreuses conditions entourant l’application du dispositif, on trouve :
• la conclusion préalable d’un engagement collectif de conservation portant sur les titres à transmettre et d’engagement individuel post transmission,
• et l’exercice de fonctions de direction par un associé preneur de l’engagement.
L’engagement en cours au jour de la transmission
L’engagement collectif de conserver les titres transmis doit avoir une durée minimale de deux ans et être en cours au jour de la transmission. Il doit porter sur au moins 17 % des droits financiers et 34 % des droits de vote lorsqu’il s’agit de titres de sociétés non cotées. Pour les sociétés cotées, il doit porter sur au moins 10 % des droits financiers et 20 % des droits de vote.
L’engagement collectif de conservation doit avoir été pris par le défunt ou le donateur pour lui et ses ayants cause à titre gratuit, avec d’autres associés, ou par une personne seule pour elle et ses ayants cause à titre gratuit.
L’engagement réputé acquis
La loi a aménagé le dispositif pour tenir compte du décès précoce du dirigeant, c’est-à-dire avant qu’il ait pu souscrire un engagement collectif de conservation. Cet aménagement vaut également pour les donations qui n’ont pas été anticipées. Par le jeu d’une fiction fiscale dans ces deux circonstances, l’engagement collectif peut être réputé acquis lorsque deux conditions sont remplies. D’une part lorsque, au jour de la transmission, le défunt ou le donateur détenait, seul ou avec son conjoint, son partenaire de pacs ou son concubin notoire pendant au moins deux ans, le quota de titres exigé. D’autre part lorsque le défunt ou le donateur, ou son conjoint, son partenaire de pacs ou son concubin notoire exerçait dans la société, depuis plus de deux ans à la date de la transmission :
• son activité professionnelle principale si la société relève de l’impôt sur le revenu,
• une des fonctions de direction énumérées par l’article 975 III-1 du CGI si la société est soumise à l’IS. Il s’agit des fonctions de : gérant d’une société à responsabilité limitée (SARL) ou en commandite par actions (SCA) ; associé en nom d’une société de personnes ; président, directeur général, président du conseil de surveillance ou membre du directoire d’une société par actions.
Si toutes ces conditions sont remplies, l’engagement collectif est alors réputé acquis et les héritiers peuvent bénéficier de l’application d’un abattement de 75 % sur la valeur des parts de société transmises.
Les conditions post transmission
Après la transmission, la loi impose que les repreneurs conservent les titres transmis à travers un engagement individuel de conservation.
L’article 787 B, c du CGI prévoit en effet que « chacun des héritiers, donataires ou légataires prend l’engagement dans la déclaration de succession ou l’acte de donation, pour lui et ses ayants cause à titre gratuit, de conserver les parts ou les actions transmises pendant une durée de quatre ans […] ».
Quant à la condition relative à la fonction de direction, l’article 787 B, d du CGI prévoit que « l’un des associés mentionnés au a [NDLR : un associé partie à l’engagement collectif de conservation] ou l’un des héritiers, donataires ou légataires mentionnés au c exerce effectivement dans la société dont les parts ou actions font l’objet de l’engagement collectif de conservation, pendant la durée de l’engagement prévu au a et pendant les trois années qui suivent la date de la transmission, son activité professionnelle principale si celle-ci est une société de personnes visée aux articles 8 et 8 ter, ou l’une des fonctions énumérées au 1° du 1 du III de l’article 975 lorsque celle-ci est soumise à l’impôt sur les sociétés, de plein droit ou sur option ».
En présence d’un engagement réputé acquis, rappelons qu’il n’y a pas eu d’engagement collectif. Celui-ci est simplement réputé avoir existé, mais n’a pas eu d’existence formelle. Dès lors, en l’absence d’engagement collectif souscrit, le donateur peut-il remplir ou non la condition d’exercice de fonctions de direction pendant les trois ans post transmission ? Entre-t-il dans la catégorie des personnes visées par l’article 787 B, d du CGI ?
La question de l’exercice de la direction par le donateur
En 2017, dans une réponse ministérielle (JOAN, 07 mars 2017, p. 1983, question n° 99759 Moreau), Bercy répondait par la négative, privilégiant une lecture littérale de la loi : « Ainsi, dans l’hypothèse d’un engagement collectif « réputé acquis », le bénéfice de l’exonération partielle ne trouve pas à s’appliquer lorsque, postérieurement à la transmission, le donateur assure lui-même la fonction de dirigeant de la société. En effet, dans cette situation le donateur n’est pas signataire d’un engagement de conservation dès lors qu’il ne remplit pas les exigences fixées au d de l’article 787 B précité ».
En 2021, l’administration fiscale a retranscrit cette position dans le BOFIP : « En cas d’engagement réputé acquis, l’un des héritiers, donataires ou légataires doit exercer une fonction de direction afin de remplir les exigences du d de l’article 787 B du CGI. Néanmoins, cela n’exclut pas qu’un autre associé, y compris le donateur, exerce également une autre fonction de direction » (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10, paragraphe 395).
La Cour de cassation confirme l’application stricte
Dans son arrêt du 24 janvier 2024, la Cour de cassation vient de clore définitivement le débat jugeant que, dans le cadre d’un engagement réputé acquis, le donateur ne peut pas exercer les fonctions de direction prescrites par l’article 787 B du CGI.
Dans cette affaire, par une déclaration de don manuel à titre de partage anticipé du 17 juin 2011, enregistrée le 30 juin suivant par le service des impôts, M. [T] [K], qui détenait seul, depuis au moins deux ans, 34 % des droits financiers et des droits de vote attachés aux titres de la société anonyme Sogefi groupe [K], et exerçait, depuis plus de deux ans, les fonctions de président du conseil de surveillance de cette société, a fait donation de 204 actions de ladite société à chacun de ses deux enfants, M. [M] [K] et Mme [F] [K], ladite déclaration précisant que les 408 actions en cause étaient éligibles au dispositif d’exonération partielle des droits de mutation à titre gratuit prévu à l’article 787 B du Code général des impôts. Par une proposition de rectification du 16 décembre 2016, l’administration fiscale a remis en cause cette exonération partielle. Après rejet des observations de Mme [K], elle a, le 17 avril 2017, émis un avis de mise en recouvrement des droits éludés et des intérêts de retard. Par réclamation du 20 juillet 2017, Mme [K] a sollicité le dégrèvement des sommes réclamées, puis a assigné l’administration fiscale aux mêmes fins. La cour d’appel de Bordeaux a considéré que la donation d’une partie des titres de la société [K] par M. [T] [K] au bénéfice de ses enfants réalisée en 2011 ne pouvait pas bénéficier de l’exonération partielle de droits de mutation prévue à l’article 787 B du Code général des impôts. Elle a jugé que l’administration était en droit de procéder au rappel des sommes éludées pour un montant de 595 814 euros (CA Bordeaux, 23 novembre 2021, n° 19/03867).
La Cour de cassation a rejeté le pourvoi et confirmé la position des juges d’appel. Elle a en effet jugé qu’ « en cas d’engagement collectif réputé acquis, l’exonération partielle des droits de mutation à titre gratuit, à concurrence de 75 % de leur valeur, des parts ou actions d’une société ayant une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale transmises par décès ou entre vifs, prévu à l’article 787 B du Code général des impôts, ne s’applique que lorsque, pendant les trois années qui suivent la date de la transmission, l’un des héritiers, donataires ou légataires exerce effectivement dans la société son activité professionnelle principale, si celle-ci est une société de personnes visée […], ou l’une des fonctions énumérées […], lorsque celle-ci est soumise à l’impôt sur les sociétés, de plein droit ou sur option ».
« Cette décision s’explique par une application stricte des textes, indique Stéphane de Lassus, avocat associé Charles Russell Speechlys. Le pacte Dutreil est perçu comme un dispositif d’exception, il est donc compréhensible que son application ne donne pas lieu à de larges interprétations. Ainsi, le « réputé acquis » est analysé par l’administration comme une faveur, puisqu’en n’exigeant pas d’engagement de conservation réel, il fait gagner deux années à l’opération de transmission. Rappelons enfin que la raison d’être du dispositif est de transmettre l’entreprise, pas uniquement dans sa dimension patrimoniale mais aussi managériale. À cet égard, les repreneurs doivent être vraiment opérationnels, ce qui explique qu’ils doivent exercer eux-mêmes la fonction de direction. Cette condition exclut donc de la transmettre à des enfants mineurs, ou pris dans d’autres responsabilités professionnelles ».
Référence : AJU012o1
