Quel avenir pour le verrou de Bercy ?

Publié le 01/03/2018

Afin d’examiner les conditions dans lesquelles s’exercent les poursuites pénales pour fraude fiscale une mission d’information sur les procédures de poursuites des infractions fiscales vient d’être lancée. Elle a pour objectif de réfléchir à l’opportunité du maintien verrou de Bercy ou la nécessité d’adapter ce mécanisme.

À la différence des autres délits, le délit de fraude fiscale n’est pas poursuivi d’office par le procureur de la République. L’article L.228 du Livre des procédures fiscales, modifié par la loi n° 77-1453 du 29 décembre 1977 – art. 1 (V) dispose « Sous peine d’irrecevabilité, les plaintes tendant à l’application de sanctions pénales en matière d’impôts directs, de taxe sur la valeur ajoutée et autres taxes sur le chiffre d’affaires, de droits d’enregistrement, de taxe de publicité foncière et de droits de timbre sont déposées par l’administration sur avis conforme de la Commission des infractions fiscales. La Commission examine les affaires qui lui sont soumises par le ministre chargé des Finances. Le contribuable est avisé de la saisine de la commission qui l’invite à lui communiquer, dans un délai de trente jours, les informations qu’il jugerait nécessaires. Ce dernier ne peut mettre en mouvement l’action publique que dans la mesure où l’administration a préalablement déposé une plainte ».

« À la suite du rapport AICARDI et des « émeutes » fiscales de l’époque du CID UNATI, la loi n° 77-1453 du 29 décembre 1977 accordant des garanties de procédure aux contribuables en matière fiscale et douanière a voulu accorder des garanties pour nos citoyens en décidant que les plaintes pour fraude fiscale “stricto sensu ” ne puissent ètre déposées que par l’administration fiscale, sur proposition du ministre des Finances et ce afin d’éviter que des dénonciations directes de voisinage, de vengeances personnelles ou autres à la vichysoise mais aussi par les personnes visées par l’article 40 du Code de procédure pénales puissent créer une atmosphère de délation fiscale », explique Patrick Michaud, avocat fiscaliste.

Ce monopole des poursuites attribué à Bercy est de plus en plus critiqué. Son avenir pourrait être profondément impacté par les conclusions de la mission d’information sur les procédures de poursuites des infractions fiscales qui vient d’être lancée. Le groupe de travail est présidé par Éric Diard (LR). Émilie Cariou (LREM) en est la rapporteuse. Les conclusions sont attendues pour le mois d’avril.

 Un mécanisme de filtre

Par dérogation au droit commun de la procédure pénale, et en application de l’article L. 228 du Livre des procédures fiscales (LPF), les infractions fiscales ne peuvent être poursuivies par l’autorité judiciaire que suite à un dépôt de plainte de l’administration fiscale. Un avis favorable de la Commission des infractions fiscale (CIF) est nécessaire pour que cette plainte soit déposée. « Le délit de fraude fiscale prévu à l’article 1741 du Code général des impôts est un délit particulier puisque la seule et unique autorité des poursuites est le ministre du Budget et ce, conformément à l’article 228 § 2 du Livre des procédures fiscales qui stipule que « La Commission des infractions fiscales examine les affaires qui lui sont soumises par le ministre chargé du Budget », explique Patrick Michard, avocat fiscaliste. Cette prérogative est justifiée par la nature particulière du délit de fraude fiscale. L’administration fiscale reste ainsi juge de l’opportunité des poursuites, sous le contrôle de la CIF. « Autorité unique des poursuites de fraude fiscale au sens strict, le ministre est donc seul maître de l’opportunité des poursuites comme l’est chacun des procureurs de France et ce conformément à l’article 40 § 1 du Code de procédure pénale », résume Patrick Michaud.

L’activité de la CIF

L’avis de la Commission est notifié par son président au ministre chargé du Budget. Le contribuable est informé de l’avis par le secrétariat de la CIF s’il est défavorable à l’engagement des poursuites ou, le cas échéant, par l’administration fiscale à l’occasion du dépôt de plainte. L’avis de la Commission est un avis conforme, qui place le ministre dans une situation de compétence liée. Lorsque l’avis est favorable, les plaintes sont déposées par le service chargé de l’assiette ou du recouvrement de l’impôt territorialement compétent, c’est-à-dire en pratique le directeur départemental des finances publiques. Le contribuable est préalablement mis en demeure de régulariser sa situation. Les dossiers qui doivent obligatoirement être soumis à l’avis de la CIF concerne toutes les infractions qui permettent à un contribuable de se soustraire ou de soustraire des tiers à l’établissement ou au paiement des impôts, qu’il s’agisse des impôts directs, de la taxe sur la valeur ajoutée, des taxes sur le chiffre d’affaires, des droits d’enregistrement, de la taxe sur la publicité foncière ou des droits de timbres. La tentative est également réprimée. Il s’agit principalement des infractions de fraude fiscale définies par les articles 1741 et 1743 du Code général des impôts (CGI). L’organisation d’une fausse comptabilité par un professionnel, réprimée par l’article 1772 du CGI, est soumise au même dispositif. Trois infractions peuvent en revanche être poursuivies sans que l’administration doive préalablement saisir la CIF  : l’escroquerie, l’opposition à contrôle fiscal et le blanchiment de fraude fiscale.

« La CIF, a connu deux réformes récentes, en 2009 et en 2013. Elle se prononce exclusivement sur l’opportunité des poursuites pénales », rappelle Patrick Michaud. Elle n’a pas à préciser les délits reprochés et la date de leur commission. Elle rend son avis sur les faits qui lui sont soumis et non sur la situation des personnes désignées par l’administration fiscale comme ayant concouru à leur réalisation. L’article 13 de la loi du 6 décembre 2013 a modifié la composition de la CIF et son article 16 a renforcé la publicité de ses travaux en prévoyant notamment la remise au Parlement d’un rapport annuel portant sur l’activité de la CIF et sur le nombre de dossiers examinés. Depuis le 1er janvier 2015, la CIF est composée de  :

– huit conseillers d’État, élus par l’assemblée générale du Conseil d’État  ;

– huit conseillers maîtres à la Cour des comptes, élus par la chambre du conseil en formation plénière de la Cour des comptes  ;

– huit magistrats honoraires à la Cour de cassation, élus par l’assemblée générale de la Cour de cassation  ;

– deux personnalités qualifiées, désignées par le président de l’Assemblée nationale  ;

– deux personnalités qualifiées, désignées par le président du Sénat.

La Commission comprend quatre sections comportant chacune sept membres. Une affaire examinée en section peut être réexaminée en formation plénière, sur décision du président de la Commission qui est obligatoirement un conseiller d’État.

En 2015, la CIF a examiné 1 086 dossiers de propositions de poursuites correctionnelles pour fraude fiscale dont 1 027 ont donné lieu à un avis favorable au dépôt d’une plainte. En 2016, elle a examiné 1 063 dossiers. Elle n’a reçu que 944 dossiers de saisine, son plus faible taux de saisine depuis les années 2000. La moyenne des saisines avoisinait en effet les 1 000 affaires sur les 10 dernières années. Le taux de rejet des dossiers transmis est de 6,2 %, un chiffre supérieur aux années précédentes mais toujours en deçà du taux moyen de rejet enregistré depuis la création de la Commission (6,8 %). En 2015, seuls 59 dossiers ont donné lieu à un avis défavorable, soit 5,4 % du total des dossiers transmis. Ce taux était de 8,6 % en 2010. « Même si ce taux de rejet de 5, 4 % est très faible, il n’en reste pas moins qu’ils alimentent une suspicion à l’origine des critiques régulièrement formulées », explique l’avocat.

Un verrou critiqué

Ce monopole de l’administration fiscale fait en effet, l’objet de critiques récurrentes. Lors des débats sur le projet de loi pour rétablir la confiance dans l’action publique en juillet dernier, un certain nombre de parlementaires ont appelé sans succès à une levée partielle du verrou de Bercy. Des députés d’appartenances très différentes (communistes, insoumis, socialistes et centristes) ont joint leur voix pour que le ministère de l’Économie et des Finances n’ait plus seul l’exclusivité des poursuites judiciaires dans les dossiers d’infractions financières. Pour la procureur du parquet national financier, Éliane Houlette, auditionnée à l’Assemblée nationale dans le cadre de la mission d’information et qui avait déjà émis des réserves sur ce mécanisme, « le verrou bloque toute la chaîne pénale. Il constitue des obstacles d’ordre théorique, juridique, constitutionnel, républicain mais aussi pratique ». À ses yeux, « Il y a une incohérence entre la gravité affichée du délit de fraude fiscale et le régime dérogatoire dont il fait l’objet. Pour de nombreux et bons connaisseurs de la matière fiscale, ce mécanisme constitue une garantie importante pour le contribuable. « Le verrou de Bercy me paraît protecteur car il est contrôlé par une autorité indépendante la CIF. Mais ce sujet est également politique car le ministre et lui seul peut engager la procédure devant la CIF », analyse Patrick Michaud. Les défenseurs du monopole de Bercy mettent également en avant l’expertise de l’administration fiscale en matière de calcul de l’impôt éludé et de recouvrement. Cependant, si on met en perspective les résultats du parquet national financier, ceux-ci sont également probants puisqu’en 2017, il a rapporté 786 millions d’euros. Seul bémol, une grande partie de ce montant est le résultat d’une seule affaire qui a occasionnée une transaction fiscale de grande ampleur. Les chiffres sont donc très supérieurs à ceux des autres années, « plus du double par rapport à 2016 et sept fois plus qu’en 2015 », a commenté Éliane Houlette.

Mieux poursuivre la fraude fiscale internationale

Pour la Cour des comptes, le mécanisme de verrou s’avère particulièrement préjudiciable en matière internationale (Cour des comptes, rapport public annuel, février 2012, « Le pilotage national du contrôle fiscal »), car les plaintes pour fraude fiscale sont peu nombreuses, mal ciblées et tardives. Les parquets devraient avoir la capacité de poursuivre, sans dépôt de plainte préalable par l’administration fiscale, certaines fraudes complexes « afin de traiter un plus grand nombre de dossiers, intervenir plus rapidement et mieux assurer le recouvrement des sommes dues ». Une critique qui peut paraître justifiée. Pour Patrick Michaud, « les infractions de fraude fiscale au sens strict de l’article 1741 CGI sont souvent des infractions simples, relativement faciles à traiter, alors que les infractions de fraude fiscale internationale sont des infractions complexes. Leur instruction exige du personnel nombreux, compétent, sachant répondre pénalement, parlant aux meutes de conseils, et beaucoup de temps, deux conditions tendant à se raréfier pour des raisons de rigueur budgétaire. Ces procédures pénales de fraudes fiscales internationales, chronophages et budgétivores, pourraient être mieux traités par le parquet national financier ou les parquets régionaux », poursuit l’avocat.

Élargir le champ de la transaction

« L’article 40 du CPP, fort utilisé par TRACFIN pourrait constituer une solution pour pénaliser la fraude fiscale internationale et surtout permettre l’utilisation de la transaction pénale, interdite en cas de fraude fiscale stricto sensu et dont le décret d’application vient d’être publié », commente Patrick Michaud. Pour l’instant, le mécanisme de la transaction est applicable en cas de blanchiment de fraude fiscale mais pas en cas de fraude fiscale stricto sensu. Pour la procureur du parquet national financier, Éliane Houlette, il s’avérerait judicieux d’étendre le champs de la transaction pénale à la matière fiscale. Ce nouveau mécanisme instauré par la loi Sapin 2 de décembre 2016, baptisé Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) concerne les personnes morales et a été utilisé pour la première fois en octobre 2017. HSBC Private Bank a signé un accord avec le parquet national financier. La banque s’est acquittée de 300 millions d’euros, reconnaissant par là même les faits de blanchiment de fraude fiscale qui lui étaient reprochés. Il était reproché à la banque d’avoir démarché en 2006 et 2007 des clients français pour leur proposer de se soustraire à l’impôt de solidarité sur la fortune et à l’impôt sur le revenu. Au total plus de 1,6 milliard d’euros d’avoirs ont échappé à l’impôt. HSBC s’est dit « satisfaite de la résolution de cette affaire qui porte sur des agissements ayant eu lieu il y a de nombreuses années. HSBC a publiquement reconnu à plusieurs occasions des faiblesses dans les contrôles de l’époque de la banque privée et a depuis pris des mesures strictes pour y remédier », a précisé la banque. La filiale suisse de la société britannique a été condamnée à près de 158 millions d’euros d’amende correspondant à la restitution des profits (86,4 millions d’euros calculés sur le montant des avoirs frauduleux détenus en Suisse et le taux de profit moyen tiré du fait de l’activité illicite) et des pénalités (71 572 422 euros) tenant compte de la coopération minimale de la banque, la gravité des faits et la fraude organisationnelle selon la formule d’Éric Russot, magistrat du parquet national financier, chargé de négocier cette transaction avec la banque. Les 300 millions d’euros à payer correspondent à la peine maximale prévue par la loi Sapin 2, puisque l’amende doit être proportionnée aux avantages retirés des manquements sans pouvoir excéder 30  % de la moyenne du chiffre d’affaires réalisé lors des trois derniers exercices connus à la date du constat des manquements. « Une peine exemplaire dans les sanctions car significative pour le citoyen et l’entreprise à qui cela permet de tourner la page », a commenté Éliane Houlette. La procureur du parquet national financier était venue requérir elle-même devant Jean-Michel Hayat, le président du TGI de Paris pour la validation de la convention. « Mais cette affaire va se poursuivre devant les tribunaux correctionnels  : en effet si les poursuites sont arrêtées contre les personnes dites morales, elles vont continuer contre les cadres qui ont exécuté les décisions de leur direction », avertit Patrick Michaud. 

La question indirectement et discrètement posée par la patronne du parquet national financier est en fait celle du droit de transiger en matière de fraude fiscale stricto sensu, analyse l’avocat. L’article L. 247 du LPF pose en effet le principe de l’interdiction de la transaction en matière fiscale sauf situations particulières ce qui interdit toutes possibilités au parquet national financier de signer des Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) et oblige donc le parquet national financier a poursuivre des procédures pénales chronophages et budgétairement coûteuses au détriment de l’ouverture de nouvelles affaires. Cette interdiction devrait être prochainement levée — sous certaines conditions — dans le cadre du projet de loi ESSOR dit du droit à l’erreur », conclut le fiscaliste.

Le visa du Conseil constitutionnel

Dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionalité, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la légalité de l’article 228 du LPF. Il s’agissait de vérifier si ce mécanisme est susceptible de porter une atteinte injustifiée aux principes d’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs, en privant le ministère public de la plénitude de son pouvoir d’apprécier l’opportunité des poursuites au bénéfice du ministère chargé du Budget. Le Conseil constitutionnel a validé le principe de la subordination de la mise en mouvement de l’action publique en matière d’infractions fiscales (Cons. const., 22 juil. 2016, n° 2016-555 QPC, M. Karim B). La Cour de cassation interprète de manière constante les mots « sous peine d’irrecevabilité, » figurant au premier alinéa de l’article 228 du LPF comme subordonnant la mise en mouvement de l’action publique pour la répression de certaines infractions fiscales au dépôt d’une plainte préalable par l’administration. Le requérant estimait qu’il en résulte une méconnaissance du principe de séparations des pouvoirs et du principe de l’indépendance des autorités judiciaires. Le Conseil constitutionnel a jugé qu’il découle du principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire, à laquelle appartiennent les magistrats du parquet, un principe selon lequel le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, l’action publique devant les juridictions pénales. Au cas particulier, le Conseil constitutionnel a toutefois jugé que les dispositions contestées, telles qu’interprétées par la Cour de cassation, ne portent pas une atteinte disproportionnée à ce principe en se fondant sur trois éléments. D’une part, une fois la plainte déposée par l’administration, le procureur de la République dispose de la faculté de décider librement de l’opportunité d’engager des poursuites. D’autre part, les infractions pour lesquelles une plainte de l’administration préalable aux poursuites est exigée concernent des actes qui portent atteinte aux intérêts financiers de l’État et causent un préjudice principalement au Trésor public. Ainsi, dans l’hypothèse où l’administration, qui est à même d’apprécier la gravité des atteintes portées à ces intérêts collectifs protégés par la loi fiscale, ne dépose pas de plainte, l’absence de mise en mouvement de l’action publique qui en résulte ne constitue pas un trouble substantiel à l’ordre public. Enfin, la compétence pour déposer la plainte préalable obligatoire relève de l’administration qui l’exerce dans le respect d’une politique pénale déterminée par le gouvernement conformément à l’article 20 de la constitution et dans le respect du principe d’égalité. « En conclusion, précise Patrick Michaud, le verrou de Bercy qui constitue une garantie contre la généralisation de la délation fiscale devrait être maintenu, si toutefois le droit à la transaction fiscale devient une réalité ».

 

LPA 01 Mar. 2018, n° 133n1, p.4

Référence : LPA 01 Mar. 2018, n° 133n1, p.4

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