Quel bilan pour la cellule de renseignement Tracfin ?

Publié le 26/05/2023
Quel bilan pour la cellule de renseignement Tracfin ?
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La lutte contre le blanchiment vise in fine à endiguer la criminalité en la rendant moins lucrative en privant les criminels de gains mal acquis. La Cour des comptes revient sur le rôle stratégique de Tracfin et détaille ses recommandations pour l’avenir.

Le blanchiment de capitaux consiste à dissimuler l’origine de fonds obtenus de manière illicite et à les introduire dans l’économie légale afin que leurs détenteurs puissent en conserver la jouissance. Le blanchiment n’existe que par la commission préalable d’une infraction dite « sous-jacente » ce qui fait du blanchiment une infraction « de conséquence ». Le blanchiment de capitaux représenterait 3 % du produit intérieur brut (PIB) mondial d’après les statistiques de la Cour des comptes européenne (L’Union européenne et la lutte contre le blanchiment de capitaux dans le secteur bancaire : des efforts fragmentés et une mise en œuvre insuffisante, rapport spécial de la Cour des comptes européenne, 2021).

Le rôle de la cellule anti-blanchiment

On distingue communément trois étapes du processus de blanchiment :

• première étape : introduire les revenus illégaux dans le système financier (placement) ;

• deuxième étape : éloigner ces fonds de leur source pour en dissimuler l’origine (l’empilement) ;

• troisième étape : réintroduire ces fonds dans des activités économiques légitimes et lucratives, ou dont le rendement assure de conserver une part substantielle des capitaux investis (intégration).

« Les schémas de blanchiment sont pluriels et s’adaptent en permanence pour procurer aux criminels un profit maximal », souligne la Cour des comptes (L’évolution du dispositif français de lutte contre le blanchiment, mars 2023). En 1989, lors du sommet de l’Arche à Paris, les pays du G7 ont pris acte de la menace que représentait le blanchiment de capitaux sur le système bancaire et les institutions financières et décidé de créer le Groupe d’action financière (GAFI), un organisme intergouvernemental chargé d’examiner les techniques et tendances du blanchiment de capitaux, de considérer les actions existantes aux niveaux national et international et de présenter les mesures qui doivent encore être prises pour lutter contre le blanchiment de capitaux. Membre fondateur du GAFI, la France a un rôle actif dans la lutte contre le blanchiment. En 1997, la France a choisi de se doter d’une cellule administrative, devenue un maillon essentiel de la lutte anti-blanchiment et de la lutte contre la fraude aux finances publiques et le financement du terrorisme. Baptisé Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), ce service à compétence nationale (SCN) est rattaché au ministère de l’Action et des Comptes publics. Cet organisme de renseignement financier est chargé de recueillir, analyser et enrichir les déclarations de soupçons que les professionnels assujettis sont tenus, par la loi, de lui déclarer. Afin de remplir sa mission de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, Tracfin dispose de pouvoirs strictement encadrés par la loi.

La lutte contre la fraude fiscale

L’ordonnance n° 2009-104 du 30 janvier 2009 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, qui a transposé en droit interne la troisième directive anti-blanchiment (Directive 2005/60/ CE du 26 octobre 2005) a fait entrer la lutte contre la fraude fiscale dans le champ du dispositif de lutte contre le blanchiment et par conséquent dans le champ de l’obligation de déclaration à Tracfin. Le cadre juridique a été posé avec l’article L. 561-15 II du Code monétaire et financier (CMF) qui prévoit que les professionnels assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB/FT) doivent déclarer à Tracfin leurs soupçons en matière de fraude fiscale, et le décret n° 2009-874 du 16 juillet 2009, désormais codifié à l’article D. 561-32-1 du CMF. Le dispositif repose sur un volet préventif robuste et en particulier sur l’assujettissement de différentes professions aux obligations de vigilance. Le périmètre retenu pour les professions concernées est plus large qu’ailleurs, précédant souvent celui préconisé par le GAFI ou fixé par les directives européennes. Nombre de professionnels banquiers, assureurs, conseil en investissement, avocats, notaires, huissiers, commissaires aux comptes, experts-comptables, commissaires-priseurs, sont assujettis à une obligation de signaler les sommes ou les opérations portant sur des sommes dont ils soupçonnent qu’elles puissent provenir d’une infraction passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à un an, participer au financement du terrorisme ou provenir d’une fraude fiscale. Ces professionnels peuvent s’appuyer sur des critères prédéfinis. Ainsi, en matière de fraude fiscale, le décret d’application prévoit seize critères. La présence d’un seul de ces critères suffit à déclencher la transmission à Tracfin d’une déclaration de soupçon. Parmi ces critères, l’utilisation de sociétés écran, la constatation d’anomalies dans les factures ou les bons de commande, la réalisation d’une transaction immobilière à un prix manifestement sous-évalué…

Des déclarations de soupçons de qualité inégale

En dépit de ces guidelines, toutes les professions assujetties ne se sont pas approprié leurs obligations de façon identique. Pour la Cour des comptes, « leur niveau de maturité et d’engagement dans cette lutte se révèle hétérogène, ce qui affaiblit l’efficacité d’un dispositif fondé sur la vigilance de tous les professionnels concernés tout au long de la chaîne d’une opération financière ». Alors que les professions financières dans leur ensemble participent efficacement à la lutte contre le blanchiment de capitaux, ce n’est pas le cas de beaucoup de professions non financières, insuffisamment structurées pour cette mission. « Un effort important de formation devrait être consenti, de sorte que les agents des professions assujetties puissent justifier d’un socle minimal de compétences pour participer efficacement à la lutte contre le blanchiment », recommande la Cour des comptes. Elle préconise à cet effet de définir un socle minimal de formation que doivent suivre les agents des professions assujetties.

L’importance croissante de la lutte contre la fraude fiscale

La lutte contre la fraude fiscale est désormais totalement intégrée dans les dispositifs LCB/FT des professionnels déclarants et un tiers des déclarations reçues par Tracfin reposent désormais sur un soupçon lié à la fraude fiscale. Depuis lors, l’activité de Tracfin dédiée à la lutte contre la fraude fiscale n’a cessé d’augmenter. En dix ans, la proportion de déclarations de soupçon visant de manière plus ou moins directe la fraude fiscale s’est régulièrement accrue pour atteindre un volume évalué à 30 % des déclarations reçues (Tracfin, Rapport Tendances et analyse des risques de BC/FT 2019-2020, décembre 2020). Les fraudes fiscales les plus fréquentes relèvent de l’activité occulte, de la minoration du chiffre d’affaires, de la détention de comptes ou d’avoirs non déclarés à l’étranger, de donations déguisées ou de minoration de l’ISF, puis de l’IFI. Elles sont fréquemment associées à d’autres infractions potentielles (abus de biens sociaux, abus de faiblesse, escroquerie, trafics divers, fraude sociale, travail dissimulé, …).

La mesure de l’efficacité du dispositif reste difficile

« Le nombre de déclarations de soupçon (DS) transmises par les professions assujetties à Tracfin a fortement augmenté dans les secteurs financiers (banques et établissements de paiement) et non financier. Elles ont été multipliées par plus de six entre 2012 et 2021 », souligne la Cour des comptes. Si cette évolution est favorable à la lutte contre le blanchiment, elle ne génère pas forcément une meilleure efficacité du dispositif, la qualité des déclarations de soupçon restant inégale et leur volume, ajouté à celui des autres informations et signalements reçus par Tracfin, rendant leur traitement complexe. « La mesure de l’efficacité du dispositif est rendue difficile par l’absence d’un référentiel statistique fiable, cohérent et partagé qui ferait référence et sur lequel pourraient s’appuyer les autorités », ajoutent les sages de la rue Cambon. Les mesures mises en œuvre par les différents acteurs au titre du dispositif de lutte contre le blanchiment ne font pas l’objet d’évaluations des coûts et bénéfices.

Des marges de marge de progression

Autre axe de progression, améliorer la coordination internationale. Certains États ne se conforment pas aux recommandations du GAFI, souligne la Cour des comptes, ce qui nuit à l’efficacité des mesures mises en œuvre par les autres pays. Au sein de l’Union européenne (UE), la Commission européenne fait le constat d’une insuffisante harmonisation des législations nationales. Pour y remédier, elle a présenté en 2021 un nouveau paquet législatif européen visant notamment à compléter les cinq directives européennes anti-blanchiment prises depuis 1991 par des règlements d’application directe et à créer une autorité européenne dédiée à la lutte contre le blanchiment de capitaux. La France pourrait continuer de jouer un rôle moteur dans le renforcement des dispositifs de lutte contre le blanchiment, notamment s’agissant de l’encadrement des paiements en monnaie fiduciaires et des cartes prépayés. « Les moyens d’action offerts par un cadre juridique français solide pourraient également être davantage exploités. Si le dispositif français se situe plutôt en pointe en ce qui concerne la transparence et la traçabilité des flux, notamment au travers de l’existence de nombreux fichiers d’identification et du contrôle de la circulation des espèces, il peine encore à trouver le positionnement adéquat sur le sujet des « personnes politiquement exposées », souligne la Cour des comptes. Elle préconise donc de prendre l’arrêté ministériel prévu à l’article R.561-18 du CMF fixant la liste des fonctions conduisant ceux qui les exercent à être considérés comme des personnes politiquement exposées. Malgré un contexte juridique plutôt favorable aux poursuites, le nombre de condamnations pour blanchiment reste limité et concerne surtout des faits d’auto-blanchiment. L’effort doit donc être poursuivi contre les réseaux de blanchiment professionnel. Pour cela, les autorités peuvent s’appuyer sur des juridictions et services spécialisés et un dispositif renforcé de saisie et de confiscation des biens mal acquis, qui monte en puissance depuis la création en 2010 de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC). « Le renforcement du dispositif et de son pilotage doit permettre de remédier aux faiblesses observées », recommandent les sages de la rue Cambon. Le dispositif français de lutte contre le blanchiment associe de nombreux acteurs publics et privés de nature diverse.

Le rôle stratégique du COLB

Sa complexité rend nécessaire un pilotage interministériel, assuré depuis 2010 par le Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB). Chargé de préparer l’évaluation du GAFI et d’assurer son bon déroulement, le COLB a vu son rôle renforcé et ses missions évoluer dans l’objectif notamment de mieux articuler les volets préventif et répressif du dispositif. Cette évolution s’est traduite par l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan d’action interministériel ambitieux dont il est nécessaire d’assurer un suivi de la mise en œuvre, avec l’objectif de réaliser d’ici 2025 un rapport d’étape sur la conformité et l’efficacité du dispositif français. Le COLB assure également la déclinaison nationale de l’approche par les risques, méthode préconisée par le GAFI qui vise à identifier et évaluer les risques auxquels sont exposés différents secteurs, afin d’adapter les mesures de vigilance mises en œuvre. La Cour des comptes recommande à cet égard d’impliquer davantage les professions assujetties et les autorités et services répressifs dans les groupes de travail thématiques mis en place par le COLB. « Si l’analyse nationale des risques réalisée en 2019 a constitué un premier cadre de référence pour les autorités de contrôle et les professions assujetties, elle devrait à l’avenir être davantage déclinée par des analyses sectorielles et territoriales, évaluer davantage l’efficacité des mesures  et exploiter pour ce faire les retours d’expérience sur les schémas de blanchiment observés et les données issues des contrôles et de la répression », observent également les sages de la rue Cambon. Enfin, la Cour des comptes recommande qu’une réflexion en vue d’utiliser plus complètement l’ensemble des données disponibles dans les administrations à des fins opérationnelles de lutte contre le blanchiment soit engagée.

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