Rémunérations excessives et enjeux fiscaux
Abus de biens sociaux, abus de pouvoir, remise en cause de la déductibilité fiscale, contestations des actionnaires : le montant et le mode de calcul de la rémunération des dirigeants sont sous les feux des projecteurs. Et l’administration fiscale s’y intéresse de très près…
Pour la société, les rémunérations versées aux dirigeants constituent une charge déductible du point de vue fiscal, sous réserve qu’elles correspondent à un travail effectif et qu’elles ne soient pas excessives par rapport aux fonctions exercées, conformément à l’article 39-1-1° du Code général des impôts (CGI). En effet, les dirigeants de société ont normalement droit à une rémunération en contrepartie de leurs fonctions, mais les statuts peuvent prévoir qu’elles soient exercées à titre gratuit (cas des SARL, SAS…). Cette rémunération peut être fixée dans les statuts, par le conseil de surveillance ou d’administration, par décision collective des associés ou encore par l’assemblée générale. L’imposition des rémunérations des dirigeants dépend du régime fiscal et de la forme juridique de la société. La rémunération perçue par les dirigeants de société relevant de l’impôt sur les sociétés (IS), quelle qu’en soit la forme (traitement de base, prime, gratification, avantage en nature, intéressement aux résultats…), est soumise au barème progressif de l’impôt sur le revenu (IR), dans la catégorie des traitements et salaires. Cette rémunération bénéficie de la déduction forfaitaire de 10 %. Toutefois, les dirigeants peuvent choisir de déduire leurs frais professionnels réels et justifiés.
Il en est ainsi par exemple, dans une société anonyme, pour le président du conseil d’administration ou du conseil de surveillance, directeur général, directeur général délégué, membres du directoire et membres du conseil d’administration ou du conseil de surveillance, qui exercent par ailleurs une fonction technique salariée au sein de l’entreprise. Certaines catégories de dirigeants ne sont pas fiscalement assimilées à des salariés, mais sont, dans la pratique, imposées selon les règles prévues en matière de traitements et salaires. Il s’agit des gérants majoritaires d’une SARL, gérants associés commandités, gérants d’une société de personnes (SNC et SCI notamment) ayant opté pour l’impôt sur les sociétés. Les rémunérations versées aux associés ayant la qualité de gérants dans une société civile doivent, compte tenu de leur qualité de mandataires, être considérées comme des bénéfices non commerciaux, sous réserve que les fonctions de gérant ne constituent pas qu’une simple extension de l’activité commerciale ou industrielle exercée par les intéressés et, dans la mesure où ces rémunérations n’excèdent pas la rétribution normale des fonctions effectivement exercées.
Rémunérations excessives
En cas de contrôle fiscal, les rémunérations jugées excessives par l’administration risquent de faire l’objet d’un redressement. Précisons qu’une attention toute particulière est généralement portée aux rémunérations versées aux membres du personnel dirigeant, personnellement intéressés au capital ou unis par des liens particuliers aux personnes contrôlant l’entreprise. Pour apprécier le caractère éventuellement excessif de leurs rémunérations, l’administration s’appuie sur les critères émanant de la jurisprudence. Il s’agit de la comparaison avec les rémunérations allouées au personnel occupant des emplois analogues dans des entreprises similaires (CE, 21 avr. 1989, n° 79682 ; CAA Lyon, 9 oct. 2003, n° 98-01696), de la nature et l’importance des affaires traitées par l’entreprise, le montant et l’évolution de son chiffre d’affaires (CE, 26 juil. 1985, n° 42920) et de l’importance du rôle joué par le dirigeant dans le développement de l’entreprise (CE, 21 févr. 1990, n° 90128). La fraction des rémunérations que l’administration jugera excessive est imposée au titre des revenus de capitaux mobiliers si la société versante est soumise à l’impôt sur les sociétés (CGI, art. 111-d) avec application de la majoration de 25 % (CGI, art. 158-7-2°).
Une nouvelle prise de position du juge de l’impôt
Un nouvel arrêt de la cour administrative d’appel de Paris apporte des éléments de réponses pour déterminer le caractère excessif d’une rémunération d’un dirigeant salarié (CAA Paris, 20 juin 2018, n° 17PA02744). Le juge administratif précise que le caractère normal des rémunérations doit être apprécié au vu de l’ensemble des éléments des rémunérations de toute nature versées, qu’il s’agisse des sommes versées en contrepartie d’une prestation contractuelle, des indemnités allouées à titre de compléments de rémunération, de la valeur des avantages en nature et des indemnités, remboursements et allocations forfaitaires pour frais ; que, par ailleurs, le caractère excessif des rémunérations doit être établi en fonction de plusieurs critères objectifs, dont les taux de rémunération attribués aux personnels occupant des emplois analogues dans les entreprises similaires de la région, l’importance de la rémunération totale et éventuellement de la part de capital détenue par le contribuable, le volume des affaires sociales, la nature des fonctions exercées par le bénéficiaire et l’importance de ses responsabilités.
Une vérification de comptabilité
Dans cette affaire, la SARL Menuiserie de la Brie, qui réalise des prestations immobilières dans le domaine de la menuiserie et des prestations de service relatives à la coordination de chantiers en Seine-et-Marne, et dont Madame A. est la gérante et l’associée à hauteur de 24 % du capital social, a fait l’objet d’une vérification de comptabilité pour la période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2011. À l’issue des opérations de contrôle, le service vérificateur a, selon la procédure de rectification contradictoire prévue par l’article L. 55 du Livre des procédures fiscales (LPF), mis à la charge de la société des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés au titre des exercices clos en 2010 et 2011. Ladite société a versé à sa gérante, Madame A., des rémunérations à concurrence d’un montant de 196 816 euros en 2010 et 267 899 euros en 2011. À l’issue des opérations de contrôle, l’administration a considéré ces rémunérations comme excessives et a procédé à des rectifications, à hauteur de la fraction des sommes considérée comme non déductible, soit 85 000 euros pour 2010 et 110 000 euros pour 2011. Dans un avis rendu le 8 septembre 2015, la Commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires a maintenu ces rectifications dans leur principe, mais a toutefois considéré, au vu des pièces produites, que la rémunération non déductible de Madame A. devait être estimée à 60 000 euros en 2010 et 90 000 euros en 2011. Ces éléments ont été pris en compte par le service lorsqu’il a notifié les nouvelles conséquences financières du contrôle à la société, par un courrier daté du 3 octobre 2014. La société Menuiserie de la Brie a demandé au tribunal administratif de Melun de prononcer la décharge, en droits et pénalités, des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2010 et 2011, à concurrence d’une somme de 60 770 euros en droits, dont 21 895 euros pour l’année 2010 et 38 875 euros pour l’année 2011 et de 3 725 euros au titre des pénalités, dont 2 014 euros pour 2010 et 1 711 euros pour 2011.
Guideline des rémunérations excessives
Le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande (TA Melun, 15 juin 2017). La cour administrative d’appel confirme ce jugement et fournit à cette occasion de nombreuses précisions sur la notion de rémunération excessive. Les rémunérations versées sont tout d’abord mises en rapport avec le chiffre d’affaires et le bénéfice dégagé par la société lors des années en cause. Pour apporter la preuve qui lui incombe du caractère excessif des rémunérations versées, l’administration a fait valoir que les rémunérations de Madame A. sont disproportionnées, tant au regard du chiffre d’affaires de la société, qui a atteint le montant de 550 428 euros en 2010 et 1 325 727 euros en 2011, que des bénéfices opérés par l’entreprise, à concurrence de 60 772 euros en 2010 et 134 063 euros en 2011. Ces rémunérations sont également rapportées à l’ensemble des frais de personnels. En l’espèce, la rémunération de Madame A. représentait 82 % des frais de personnel en 2010 et 54 % de ces frais en 2011, soit des montants disproportionnés au regard des rémunérations versées par l’entreprise aux autres salariés. Au vu de l’ensemble de ces éléments, le service a estimé que la comparaison des rémunérations en litige avec le chiffre d’affaires, le résultat comptable et la masse salariale faisait apparaître, par elle-même, le caractère excessif desdites rémunérations. Si la société requérante fait valoir que le rôle de la gérante dans le développement de la société a été exceptionnel et que le travail effectué par Mme A. pour l’obtention et la coordination d’un important chantier est sans rapport avec la prestation matérielle de fabrication et de pose de menuiseries, elle n’apporte pas le moindre élément à l’appui de ses allégations, alors que pour sa part, le ministre invoque, sans être contesté, la part prise par son époux, associé majoritaire et salarié de la société, dans le développement de celle-ci. En outre, pour apprécier le caractère excessif de la rémunération versée à Madame A., le service a également procédé à une étude comparative avec cinq autres sociétés présentant la même forme juridique, le même code NACE, un chiffre d’affaires et un bénéfice comparables dans un même ressort géographique. Il apparaît que la rémunération accordée à sa gérante par la SARL Menuiserie de la Brie en 2010 était nettement supérieure à la moyenne de la rémunération versée par les autres sociétés à leurs gérants qui s’établissait, à la somme de 32 754 euros pour 2010, alors même que les entreprises ayant servi à la comparaison disposaient, en moyenne, d’un chiffre d’affaires plus important, à hauteur de 648 810 euros et d’un bénéfice plus conséquent, à concurrence de 74 354 euros, contre 550 428 euros et 60 772 euros pour la SARL Menuiserie de la Brie. La même tendance a été relevée pour l’exercice clos en 2011, la moyenne des rémunérations des gérants des autres sociétés atteignant une somme de 49 574 euros, contre 267 899 euros reçus par Madame A. Il résulte de la combinaison de ces éléments que Madame A. a reçu une rémunération six fois supérieure en 2010 et cinq fois supérieure en 2011 à celle versée en moyenne par des entreprises comparables. La société Menuiserie de la Brie n’est donc pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande.
L’abus de bien sociaux
La jurisprudence en matière d’abus de bien social sanctionne généralement le versement de sommes disproportionnées au regard des moyens de l’entreprise ou de ses résultats économiques ou encore fixé de manière non transparente. Pour caractériser l’abus de biens sociaux, deux éléments doivent être réunis, l’un matériel : l’usage abusif par le dirigeant social des biens ou du crédit de la société au sein de laquelle il exerce ses fonctions, l’autre moral : la mauvaise foi de l’auteur qui agit à des fins personnelles directes ou indirectes. L’élément moral correspond à la volonté d’agir à des fins personnelles ou afin de favoriser un tiers. La mauvaise foi est démontrée lorsqu’il est prouvé que le dirigeant avait conscience que son acte était abusif. La plupart du temps, sa position au sein de la société, les compétences qu’il est supposé détenir rendent malaisée la démonstration de la bonne foi du dirigeant soupçonné. L’élément matériel peut résulter d’un acte positif, de l’appropriation ou la dissipation de biens sociaux (fonds, créances, meubles et immeubles) mais également d’une omission. Il pourrait s’agir par exemple d’un dirigeant social qui s’abstiendrait intentionnellement de réclamer, le remboursement d’un emprunt qu’il a contracté avec une autre société, dans laquelle il a des intérêts. Il peut s’agir d’actes sans aucune contrepartie ou bien d’actes présentant une contrepartie mais faisant courir à la société un risque disproportionné. En outre, de l’abus de bien social au blanchiment, le pas est vite franchi. Le virement des comptes bancaires d’une société vers les comptes bancaires personnels du gérant constitue ainsi l’un des premiers critères d’alerte pour les équipes de Tracfin.
Abus de pouvoir
En outre, lorsqu’un des critères de l’abus de biens sociaux manque à l’appel, le juge peut recourir à d’autres qualifications comme l’abus de pouvoir, notamment lorsque le dirigeant s’est fait octroyer par la société des rémunérations excessives au regard des capacités de trésorerie de cette société. Conformément à l’article L. 242-6, 4° du Code du commerce, l’abus de pouvoirs consiste pour « le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d’une société anonyme de faire, de mauvaise foi, des pouvoirs qu’ils possèdent ou des voix dont ils disposent, en cette qualité, un usage qu’ils savent contraire aux intérêts de la société, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement ». En 2012, la Cour de cassation a opté pour cette infraction dans une affaire assez commentée où le dirigeant d’une société prospère, ne parvenant pas à obtenir l’accord de sa société sur le montant de la rémunération qu’il souhaitait voir déplafonner, a usé de son statut et de son influence pour obtenir du conseil d’administration, le renouvellement complet des membres du comité des rémunérations (Cass. crim., 16 mai 2012, n° 11-85150). L’abus de biens sociaux était inopérant puisque la rémunération du chef d’entreprise n’était pas contraire à l’intérêt de l’entreprise, celle-ci ayant augmenté son chiffre d’affaires et le dirigeant ayant contribué à l’essor de la société. La cour d’appel de Versailles a condamné le dirigeant à l’amende maximale de 375 000 € au motif que le dirigeant a souhaité « priver ces deux organes de leur indépendance nécessaire au bon fonctionnement de la société et pour en faire les instruments de son propre intérêt ». Ses agissements ont été motivés par la recherche « d’un enrichissement personnel », constituant de ce fait « des actes contraires et déviants par rapport au pouvoir légal qui lui avait été confié dans l’intérêt social ». D’autre part, la cour d’appel a considéré que les actes en cause « allaient, en outre, à l’encontre des recommandations relatives à l’éthique des dirigeants d’entreprises et ont eu (…) des conséquences sur l’image de la société ». La Cour de cassation a considéré que ces agissements avaient été motivés par la recherche d’un enrichissement personnel et confirmé l’amende maximale de 375 000 € fixée par la cour d’appel de Versailles.
Un cadre plus contraignant
Depuis 2017, la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de l’économie, dite loi Sapin 2 soumet le mode de calcul ainsi que le montant des rémunérations des dirigeants de sociétés cotées sur Euronext à l’approbation des actionnaires. Jusqu’à présent, les rémunérations des dirigeants de sociétés cotées relevaient de la seule compétence du conseil d’administration. Seules les sociétés se référant au Code Afep Medef se devaient de se soumettre à l’obligation de consulter l’assemblée des actionnaires une fois par an sur les rémunérations attribuées aux dirigeants. L’assemblée des actionnaires se prononce sur le mode de calcul des rémunérations fixes et variables des présidents, directeurs généraux et directeurs généraux délégués. Le conseil d’administration doit soumettre une nouvelle proposition à la prochaine assemblée si le vote est négatif. Et tant que l’assemblée n’a pas approuvé la politique de rémunération, le dirigeant reste rémunéré suivant l’ancienne politique ou conserve la rémunération attribuée au titre de l’exercice précédent. En 2018, l’assemblée se prononce sur le montant des rémunérations fixes et variables versées ou attribuées au titre de 2017. En cas de vote négatif de l’assemblée, les rémunérations variables et/ou exceptionnelles ne pourront pas être versées. L’attention portée à la question de la rémunération des dirigeants n’est pas prête de faiblir.