Un trust de droit californien peut faire échec à la réserve héréditaire française
Comment concilier réserve héréditaire et succession internationale ? La CEDH vient préciser qu’il est possible de s’affranchir de ce dispositif successoral car il ne fait pas partie de l’ordre public français au sens international.
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) vient de rendre son verdict pour deux affaires jugées par la Cour de cassation en 2017 en matière de successions internationales (CEDH, 15 févr. 2024, n° 14925/18, Colombier c/ France ; CEDH, 15 févr. 2024, n° 14157/18, Jarre c/ France). Ces affaires concernent la succession de deux compositeurs français décédés en Californie qui se sont tous deux affranchis des règles du droit des successions françaises protégeant le conjoint et les descendants directs via le mécanisme de la réserve héréditaire (Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n°16-13151 et Cass. 1er civ., 27 sept. 2017, n° 16-17198).
Articuler réserve successorale et succession internationale
Si chacun peut librement disposer de son patrimoine que ce soit sous forme de donation ou par voie successorale, ce principe souffre une limite d’ordre public, la réserve héréditaire qui bénéficie principalement aux descendants de l’intéressé. Le Code civil fixe des règles impératives protégeant les héritiers réservataires. La liste des héritiers réservataires comprend désormais les seuls enfants et conjoint survivant non divorcé depuis la réforme opérée par la loi n°2006-728 du 23 juin 2006. L’article 913 du Code civil précise ainsi que « les libéralités, ou par acte entre vifs ou par testament, ne peuvent excéder la moitié des biens du disposant s’il ne laisse à son décès qu’un enfant, le tiers s’il laisse deux enfants, le quart s’il en laisse trois ou un plus grand nombre ». Il est cependant toujours possible de disposer librement d’une partie de son patrimoine, la quotité disponible. Lorsque le montant donné ou légué dépasse le montant de la quotité disponible, la libéralité doit être réduite au bénéfice de la réserve héréditaire au moment de l’ouverture de la succession. Pour la Cour de cassation, « une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». Dans les affaires Jarre et Colombier, les héritiers français, tous majeurs ne se trouvent pas dans une situation de précarité économique, qui justifierait d’écarter l’application de la loi californienne, a souligné le juge de cassation, dans son arrêt de 2017.
Interposition de trusts sur le territoire américain
Dans les deux affaires récemment jugées par la CEDH, il s’agit de musiciens français renommés. Le premier, Michel Colombier, compositeur de musique de films, s’est établi en Californie à la fin des années soixante-dix. À son décès, en 2004, il laisse quatre enfants issus de plusieurs unions et une veuve épousée en 1990, dont il a eu deux autres enfants. Il a créé un family trust de droit californien auquel a été transféré tous leurs biens, y compris des immeubles parisiens détenus via des SCI de droit français. Conformément à son testament, son épouse est la bénéficiaire exclusive de ce trust. Elle a également reçu la totalité des biens mobiliers dont les droits afférents aux compositions musicales du défunt. À son décès ses biens reviendront aux deux filles du couple. Le deuxième, Maurice Jarre, s’est installé en Californie au début des années cinquante. L’auteur de musique de films s’est remarié en 1984. Là encore pour organiser sa succession, Maurice Jarre s’est servi d’un trust, créé en 1991, avec son épouse auquel il a transféré tous ses biens. Révélé après sa mort le 28 mars 2009, son testament, daté du 31 juillet 2008, a expressément écarté de sa succession ses deux premiers enfants, des héritiers réservataires français. Son épouse a reçu l’intégralité de son patrimoine mobilier et immobilier dont les droits afférents aux compositions musicales du défunt.
Articuler réserve successorale et succession internationale
Dans les affaires Jarre et Colombier, par l’effet des trusts, en application de la loi californienne, les opérations successorales ont été menées aux États-Unis selon les directives des trusts mais aucune succession n’a été ouverte en France. Rappelons que jusqu’en août 2015, date de mise en application du règlement européen n° 650/2012 du 4 juillet 2012, relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions, à l’acceptation et à l’exécution des actes authentiques en matière de successions, en cas de décès à l’étranger, la loi civile du dernier domicile du défunt s’appliquait pour les successions de biens mobiliers et, celle du pays où étaient situés les biens immobiliers pour ces derniers. Le principe d’unicité du règlement européen du 4 juillet 2012 est venu simplifier et organiser ces règles successorales. Tout citoyen résidant à l’étranger ou envisageant de le faire, peut choisir la loi du pays dont il a la nationalité pour régir sa succession le moment venu. À défaut, il peut prévoir que la loi applicable à sa succession sera celle de la dernière résidence habituelle du défunt et cela pour l’ensemble des biens. Ce principe d’unicité souffre une exception lorsque, à titre exceptionnel, il résulte de l’ensemble des circonstances de la cause qu’au moment de son décès, le défunt présentait des liens manifestement plus étroits avec un État autre que celui dont la loi serait normalement applicable. La loi applicable à la succession est alors celle de cet autre État.
Abrogation d’une disposition protégeant les héritiers lésés dans le cadre d’une succession internationale
Dans le cadre de l’affaire Colombier, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la veuve du compositeur, le Conseil constitutionnel a abrogé l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relatif au régime du « droit d’aubaine et de détraction », qui conférait jusqu’alors aux héritiers français exclus d’une succession régie par une loi étrangère un droit de prélèvement compensatoire sur la masse successorale située en France (Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-159, QPC). La disposition litigieuse a été abrogée à compter de la publication de l’arrêt du Conseil Constitutionnel, sans modulation de ses effets dans le temps. La veuve de Michel Colombier a contesté la légalité de cette disposition avec succès sur la base de trois fondements distincts : une atteinte au droit de propriété, conformément aux articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, au principe d’égalité entre les citoyens garantis par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et aux droits et libertés que protègent les articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Ces deux derniers arguments ont été considérés nouveaux et sérieux par la Cour de cassation, le prélèvement instituant une distinction fondée sur la seule nationalité entre des héritiers d’un même auteur pour la dévolution de biens situés en France, qui a transmis deux questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel (Cass. 1re civ., 1er juin 2011, n° 11-40.008, 11-40.010 QPC).
Un texte de loi contraire au principe d’égalité devant la loi
Le Conseil constitutionnel a conclu à l’inconstitutionnalité de cette disposition en raison d’une méconnaissance du principe d’égalité devant la loi car « le droit de prélèvement sur la succession est réservé au seul héritier français ». Le Conseil constitutionnel a en effet jugé que ce texte de loi était contraire à la Constitution, en ce qu’il établissait une différence de traitement entre les héritiers français et les autres qui ne seraient pas privilégiés par la loi étrangère. En effet, pour le Conseil constitutionnel, afin de rétablir l’égalité entre les héritiers garantis par la loi française, le législateur peut fonder une différence de traitement sur la circonstance que la loi étrangère privilégie l’héritier étranger au détriment de l’héritier français. Toutefois, en réservant le droit de prélèvement sur la succession au seul héritier français, le texte litigieux établit une différence de traitement entre les héritiers venant également à la succession d’après la loi française et qui ne sont pas privilégiés par la loi étrangère. Pour le Conseil constitutionnel, une telle différence de traitement n’est pas en rapport direct avec l’objet de la loi qui tend, notamment, à protéger la réserve héréditaire et l’égalité entre héritiers garantis par la loi française. Elle est donc contraire au principe constitutionnel d’égalité devant la loi.
Application de la décision du Conseil constitutionnel
Les héritiers lésés des successions Jarre et Colombier ont saisi la CEDH de requêtes concernant les effets de cette décision du Conseil constitutionnel abrogeant l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819. Invoquant l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, (droit au respect de la vie privée et familiale), pris isolément et combiné avec son article 14 (interdiction de la discrimination), comme l’article 6 § 1 de la Convention (droit à un procès équitable) et l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété), les requérants se plaignent de ne pas s’être vu reconnaître par les juridictions internes leur part réservataire dans la succession de leur père, qui les en avait exclus par l’effet d’un trust. Pour la CEDH, dans la mesure où le Conseil constitutionnel n’a pas jugé utile de préciser ou d’exiger du législateur des mesures transitoires pour des motifs de sécurité juridique ou de lui laisser un délai pour créer un droit équivalent au droit de prélèvement respectant le principe constitutionnel d’égalité et où la déclaration d’inconstitutionnalité n’est pas rétroactive et que nulle décision revêtue de l’autorité de chose jugée ni aucune reconnaissance de droit antérieure à la publication n’est venue consacrer le droit de prélèvement que les requérants entendent mettre en œuvre, la décision du Conseil constitutionnel s’applique bien au litige. Et les dispositions abrogées relatives au droit de prélèvement compensatoire sur la masse successorale ne peuvent être invoquées.
La réserve héréditaire ne fait pas partie de l’ordre public français au sens international
La CEDH poursuit en affirmant que l’institution de la réserve héréditaire, qui en droit interne ne peut donner lieu, de manière générale et inconditionnelle à des atteintes privant les héritiers réservataires de la possibilité de demander la réduction des libéralités excessives, n’a jamais fait partie de l’ordre public français au sens international du terme, de sorte que la loi californienne normalement applicable ne peut pas être écartée en l’espèce au seul motif qu’elle ne connaît pas la réserve héréditaire. En outre, dans la mesure où les parties ne se trouvent pas dans une situation de précarité économique ou de besoin, le tribunal n’a pas en l’espèce à « s’interroger plus avant sur les conséquences qui devraient être attachées au plan de la définition de l’ordre public à la situation d’enfants frustrés de tout droit de succession sur les biens de leur père par suite de l’application des règles de conflit de loi en matière internationale et de la désignation d’une loi étrangère qui ignore la réserve héréditaire ». Enfin, souligne la CEDH, le choix des compositeurs d’affecter ses biens à un trust régulièrement constitué selon le droit américain, même si ce choix se fait manifestement au détriment de certains de leurs enfants et au bénéfice de leur seule épouse ou de certains enfants, ne constitue pas en l’espèce une fraude à la loi. En effet, dans les deux cas, les compositeurs avaient choisi de très longue date de fixer aux États‑Unis leur domicile et le centre de leurs intérêts familiaux et patrimoniaux. Dans le cas de l’affaire Jarre, le musicien avait ainsi tout au long de nombreuses années et dès avant sa dernière maladie, mûrement organisé sa succession. La CEDH n’ayant « jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents », aucune violation de la Convention des droits de l’Homme n’a donc été commise par la France.
Référence : AJU012w9