Ces bagnards qui auraient inspiré à Hugo le personnage de Jean Valjean
Le plus célèbre de tous les bagnards est un personnage de fiction. Mais pour décrire le protagoniste de son roman Les Misérables, paru en 1862, Victor Hugo s’est sérieusement documenté, parvenant à tracer les traits d’un homme qui a fini par devenir le véritable archétype du bagnard.
Victor Hugo fait naître son personnage en 1769, la même année que Napoléon. Jean Valjean passe son enfance et sa jeunesse à Faverolles, dans la Brie. Où situer exactement ce village ? Il ne semble pas y avoir de doutes possibles, puisque dans cette région historique, le seul village ainsi dénommé se trouve dans le sud de l’Aisne. Autre indice : l’écrivain connaissait et appréciait ce département, et on sait que le 29 juillet 1835, avec sa maîtresse Juliette Drouet, il avait visité le donjon de Septmonts, situé à seulement 24 km de Faverolles, petite commune rurale au centre de laquelle se trouve de nos jours la « place Jean Valjean ».
La blouse rouge des bagnards
Mais revenons au roman. Élagueur et occasionnellement ouvrier agricole, Jean Valjean, issu d’un milieu très pauvre, est totalement illettré. Ayant perdu tôt ses parents, il vit chez sa sœur aînée, veuve et mère de sept enfants dont il a la charge. En 1795, un hiver très rude provoque une terrible disette, et la famille est réduite à la famine ; désespéré, un soir de dimanche il brise la vitrine de la boulangerie du village, et vole un pain. Arrêté, il est condamné à cinq ans de bagne et, quelques mois plus tard, le 22 août 1796, est « ferré » dans la cour de Bicêtre. Victor Hugo précise que ce jour-là on fêtait à Paris la victoire de Montenotte, emportée par un certain général « Buona-Parte » (ce qui est une erreur, la bataille ayant eu lieu en réalité le 12 avril 1796), tout au long de son récit, le romancier a « semé » des dates (vraies ou pas) communes aux destins des deux hommes, désirant ainsi souligner les parallèles et les contrastes entre le « misérable » et l’ « âme du monde » (chère à Hegel).
Le 19 mai 1796, Jean Valjean arrive avec la « chaîne » de forçats à Toulon, où il reçoit la blouse rouge des bagnards. Sa première tentative d’évasion date de 1800, et lui coûte trois ans d’emprisonnement supplémentaires ; la deuxième, en 1802, est accompagnée de résistance aux gardes-chiourmes : il écope de cinq ans de plus ; la troisième, en 1806, lui vaut trois ans supplémentaires, comme la quatrième, en 1809. Il est libéré en octobre 1815, l’année de Waterloo. Au moment de son départ, l’administration du bagne lui remet un pécule de 109 francs et 15 sous pour les dix-neuf ans de travail effectués (à titre indicatif, un ouvrier agricole gagnait à l’époque environ 250 francs par an), ainsi qu’un « passeport jaune » permettant à l’Administration de l’identifier et de surveiller ses déplacements. Autres legs du bagne : il y aura appris à lire, écrire et compter, mais aussi à haïr la société. Transformé en honnête homme suite à sa rencontre avec Mgr Myriel, l’évêque de Digne, Jean Valjean adopte l’identité de Monsieur Madeleine, devient « manufacturier » et maire de Montreuil-sur-Mer (située comme Faverolles dans les Hauts-de-France) avant d’attirer l’attention de Javert, un inspecteur de police autrefois adjudant garde-chiourme au bagne de Toulon, qui pense avoir reconnu dans le notable l’ancien galérien, recherché pour le vol d’une pièce de monnaie commis après sa libération au préjudice d’un petit Savoyard.
Pierre Maurin, condamné à 5 ans de galères pour avoir volé un pain
Tous ces détails proviennent du roman de Victor Hugo et sont fort précis, permettant de forger le profil d’un personnage crédible, tant au plan psychologique qu’historique. Pour ce qui concerne le vol de la baguette de pain, Hugo se serait-il inspiré d’un fait bien réel ? C’est l’hypothèse avancée par un critique littéraire, Armand de Pontmartin (1811-1890). Ce dernier dit avoir rencontré en 1862 à Grasse un certain chanoine Angelin, très âgé, autrefois secrétaire de l’évêque de Digne, Mgr Bienvenu de Miollis (1753-1843), qui avait inspiré au romancier le personnage de Mgr Myriel. « Il ne s’appelait pas Jean Valjean, poursuivit l’abbé Angelin, mais Pierre Maurin. En 1801, et non pas en 1796, à vingt-et-un an, le malheureux Pierre avait été condamné à cinq ans de galères, pour avoir volé un pain avec effraction d’une grille et d’une vitre, dans la boutique d’un boulanger. La peine aurait été beaucoup plus douce, parce qu’il fut prouvé que ce jeune voleur avec des antécédents irréprochables, avait perdu la tête en voyant les sept enfants de sa sœur menacés de mourir de faim. Mais Pierre, doté d’une force herculéenne, avait aggravé son acte de folie en assommant aux trois quarts le boulangerqui l’arrêta. Ceci se passait, non pas à Faverolles, mais à Forcalquier [Alpes-de-Haute-Provence]. Pierre fit ses cinq ans, pas un jour de plus ».
Devant l’évêque et le chanoine, Pierre Maurin « se nomma, nous dit ce qu’il était, comment il avait mérité le bagne et comment les hôteliers de la ville avaient refusé de le recevoir et de le loger. (…) Asseyez-vous là, mon ami ! Dit l’évêque en lui montrant la table couverte d’une nappe blanche. Rosalie ! Un couvert de plus ! »[1]. Toujours selon Pontmartin, la suite est moins romanesque, car l’ancien bagnard n’aurait pas subtilisé les chandeliers de l’évêque qui, de toute manière, n’aurait jamais encouragé la récidive en niant devant les gendarmes le vol des chandeliers ! Poursuivant le récit du chanoine, Pontmartin relate que Pierre Maurin aurait été recommandé par l’évêque à son frère, le général Sexstius de Miollis (1759-1828), et placé par ce dernier comme ambulancier aux armées où il se serait distingué par un dévouement exceptionnel, mourant à Waterloo. Cette version, ne reposant sur aucun document, presque aussi romanesque que celle de Victor Hugo, a fait l’objet de nombreuses reprises dans des ouvrages « grand public »[2], mais a aussi été mise en doute par des études plus « sérieuses »[3].
Le bon juge, la jeune fille-mère et le pain
Cette affaire du vol du pain par Jean Valjean est probablement le passage le plus connu du roman. Victor Hugo était hanté par la disproportion entre l’infraction commise et la sanction, disproportion qui fait d’un honnête homme un galérien. « C’est la seconde fois que, dans ses études sur la question pénale et sur la damnation par la loi, l’auteur de ces lignes rencontre le vol d’un pain comme point de départ du désastre d’une destinée » écrit-il. « Claude Gueux avait volé un pain ; Jean Valjean avait volé un pain. Une statistique anglaise constate qu’à Londres quatre vols sur cinq ont pour cause immédiate la faim »[4]. Il est intéressant de noter que « le bon juge » Paul Magnaud (1848-1926), alors en poste au tribunal de Château-Thierry, dans l’Aisne (le département de Jean Valjean) acquittera en 1898 une certaine Louise Menard, une jeune fille-mère qui avait volé un pain car affamée, remboursant lui-même, sur ses deniers personnels, le boulanger ; cette décision fondera la notion d’état de nécessité qui figure de nos jours dans le droit positif français (v. l’actuel article L 122-7 du Code pénal). Sans pouvoir établir un lien direct entre Jean Valjean et Louise Menard, il est toutefois plus que probable que Paul Magnaud avait lu Les Misérables ; a-t-il pensé à l’élagueur d’arbres de Faverolles au moment où il a pris sa décision historique ? Rien ne l’atteste, mais rien n’empêche non plus de le penser.
En revanche, il est certain que pour la personnalité de Jean Valjean, Victor Hugo s’est inspiré du célèbre Eugène-François Vidocq (1775-1857) ; lui aussi né dans les Hauts-de-France, à Arras, qu’il avait connu personnellement vers 1849, à l’époque où il débutait la rédaction des Misérables. Vidocq avait été condamné une première fois à huit ans de bagne en 1796 pour faux en écritures publiques. Comme Jean Valjean, il était doté d’une force herculéenne et avait transité par Bicêtre avant d’arriver au bagne de Toulon, d’où il avait tenté de s’évader à plusieurs reprises. Je note toutefois que la réalité a dépassé la fiction, la réussite de Jean Valjean étant restée finalement plus modeste que celle, extraordinaire, de Vidocq, surnommé le « Napoléon de la police ».
Le spectacle sordide et grandiose du « ferrement »
Le « ferrement » et le départ des forçats se faisait effectivement dans la cour de la prison de Bicêtre, près de Paris. Victor Hugo avait assisté avec d’autres visiteurs à ce spectacle à la fois sordide et grandiose, très prisé par la sensibilité « romantique » de l’époque, et qu’il évoquera aussi dans un autre roman, Le dernier jour d’un condamné (paru en 1829)[5]. À Bicêtre, plusieurs convois se constituaient chaque année à destination des divers bagnes. Les détenus étaient enchaînés par le cou et formaient des « cordons » de vingt-quatre individus, le voyage se faisant à pied et par la voie fluviale. Une fois à destination, ils recevaient l’uniforme des bagnards : blouse rouge, pantalon jaune et bonnet (rouge pour les condamnés à temps, vert pour ceux à perpétuité). Au bagne, ils se voyaient attribuer un numéro de matricule (celui de Jean Valjean était le 24601 – un astéroïde, nommé Jean Valjean, ajoute officiellement ce numéro à son nom !). Les bagnards étaient chargés d’effectuer des travaux de force au profit du Ministère de la Marine qui les avait en charge.
Le bagne de Toulon pouvait héberger jusqu’à 4 000 forçats
On sait que Victor Hugo avait visité en 1839 le bagne de Toulon qui, établi en 1748, sera supprimé en 1873 à la suite de l’ouverture de ceux de Cayenne et de Nouvelle-Calédonie. C’était le plus important bagne français, pouvant héberger jusqu’à 4000 forçats. Pendant la période napoléonienne, le nombre de ceux-ci fut multiplié par quatre au plan national, ce qui nécessita l’ouverture d’autre sites : rien que sur l’actuel territoire métropolitain, les bagnes de Toulon, Brest, Rochefort, Nice et Lorient, fonctionnaient donc à plein régime au bénéfice d’un pouvoir politique qui se voulait soucieux du rétablissement de l’ordre public après la période chaotique de la Révolution. Par ailleurs, les religieux appartenant à l’ordre hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu, appelés souvent par mépris les « frères ignorantins », avaient effectivement ouvert une école au bagne de Toulon ; dans Les Misérables, c’est auprès d’eux que Jean Valjean apprend à lire et écrire.
Le « passeport jaune » qui stigmatise Jean Valjean après sa libération, suscitant l’hostilité des populations dans les villages qu’il traverse, était une création napoléonienne. Il avait été formalisé par un décret du 19 ventôse an XIII (10 mars 1805), avant d’être définitivement institué par le Code pénal de 1810. Cette « surveillance de haute police » visait différentes catégories de malfaiteurs considérés comme particulièrement dangereux, et notamment les anciens condamnés au bagne qui y étaient systématiquement soumis pour toute la durée de leur vie. Ils étaient tenus de montrer ce passeport aux autorités au cours de leurs déplacements et, selon une certaine périodicité, dans leurs lieux de résidence. Autant dire qu’ils étaient placés en permanence sous le regard désapprobateur de la société, et que toute réinsertion leur était en conséquence très difficile. Dans le roman de Victor Hugo, Jean Valjean, une fois arrivé à Montreuil-sur-Mer, adopte une autre identité, celle de Monsieur Madeleine, et c’est la révélation de son passé de galérien qui met fin à son ascension sociale, l’obligeant dès lors à vivre caché jusqu’à la fin de ses jours.
« Les galères font le galérien »
Qu’il s’agisse du « faux » Jean Valjean ou des « vrais » Vidocq et Maurin (les guillemets étant dans tous les cas de rigueur…), on peut constater qu’il s’agissait d’hommes coupables de faits relevant, selon les critères actuels, de la petite ou moyenne délinquance. Les bagnards étaient effectivement, dans leur grande majorité, des condamnés pour vols, fraude, contrebande, désertion etc. Les véritables criminels, ceux qui avaient commis des atrocités, ne se retrouvaient pas au bagne, mais étaient condamnés à mort, la guillotine ne chômant pas sous Napoléon. Mais les bagnes étaient, aussi, des écoles du crime, et Monsieur Madeleine (ou plutôt Victor Hugo…) avait incontestablement raison de dire que « les galères font le galérien », bien plus que les délits commis par ces « misérables ».
[1] Pontmartin (Armand, de), « Le vrai Jean Valjean », in Les nouveaux samedis, 19ème série, Paris, Calmann-Lévy, 1880, p. 234/237.
[2] Carreau (Nicolas), « Le véritable Jean Valjean – le repenti », in La Vie des héros : Sherlock Holmes, Dracula, Tarzan, James Bond, D’Artagnan. Ils ont vraiment existé, Paris, Librairie Vuibert, 2017.
[3] Pommier (Jean), « Premiers pas dans l’étude des Misérables », in Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1961/1962.
[4] Hugo (Victor), Claude Gueux, première édition 1834.
[5] Hugo (Victor), Le dernier jour d’un condamné, présentation et notes par Sapori (Julien), Avon-les-Roches, Editions Lamarque, 2020.
Référence : AJU323136