« La légalité dans l’affaire Dreyfus disparaît dès le début et on va avoir du mal à la retrouver »

Publié le 16/11/2021
« La légalité dans l’affaire Dreyfus disparaît dès le début et on va avoir du mal à la retrouver »
©Nicolas Schimp / Association Maison Zola – Musée Dreyfus

Le musée Dreyfus a ouvert ses portes au public le 28 octobre 2021 à Médan dans les Yvelines (78). Situé juste à côté de la maison d’Émile Zola, il permet de revenir sur les différents épisodes de l’affaire concernant le capitaine Alfred Dreyfus. Un moment important dans l’histoire de France, qui commence en 1894 et se conclue en 1906. Il a bouleversé la société française à l’aube du XXe siècle. Retour sur l’aspect juridique de cette affaire avec Philippe Oriol, directeur de la maison Zola et du musée Dreyfus, historien spécialiste du sujet et membre de la Société internationale d’histoire de l’affaire Dreyfus (Sihad). 

Actu-Juridique : L’affaire Dreyfus commence en 1894. Le capitaine Alfred Dreyfus est accusé de complicité avec l’ennemi allemand à partir d’une ressemblance d’écriture constatée sur un document. Comment ce soupçon s’est transformé en affaire judicaire ?

Philippe Oriol : Oui, il y a soupçon d’une ressemblance d’écriture mais il y a quelque chose qui n’est pas si original. À l’époque, on apprend à faire des pleins et des déliés. Beaucoup d’écriture se ressemblent. Si on part de cette explication : il y a une ressemblance d’écriture avec une possibilité d’une erreur, on serait dans l’idée d’une erreur judiciaire. Or ce n’est pas une erreur judicaire. Au pays de la séparation des pouvoirs, le politique et le juridique viennent se contrarier. En 1894, le ministre de la Guerre, le général Mercier est attaqué de toute part notamment par les journalistes Saint-Genest, Drumont et Rochefort. Ils l’appellent notamment le « flair d’artilleur ». Mais le général Mercier a des ambitions politiques.

Quand le bordereau est retrouvé dans la poubelle à l’ambassade d’Allemagne, le ministre de la Guerre sait qu’il doit résoudre le problème rapidement pour éviter de se faire évincer. Le général Mercier demande de trouver un coupable. Une enquête très rapide est lancée, sans rentrer dans les détails avec une lecture très simple des choses. Un militaire antisémite, qui déteste Alfred Dreyfus, va porter l’attention du lieutenant-colonel d’Aboville et du colonel Fabre, deux antisémites. Ils sont heureux de confirmer leur conviction du « juif traître ». On donne le nom de Dreyfus sans chercher à savoir si c’est vrai ou faux.

Une expertise sur l’écriture du bordereau est demandée. Le commandant Paty de Clam confirme la ressemblance. Gobert, un expert de la Banque de France, est contacté. Il constate que ce n’est pas la même écriture que celle d’Alfred Dreyfus. Or il faut arriver à la bonne conclusion : Dreyfus est coupable. Du coup, le chef du service d’identité judiciaire, Alphonse Bertillon invente une théorie fumeuse pour prouver l’improuvable : la culpabilité. L’expertise de l’écriture est donc truquée au service de l’accusation.

AJ : Quelles sont les conditions dans lesquelles se déroulent l’arrestation d’Alfred Dreyfus ?

P. O. : Pendant quinze jours, après avoir été arrêté, Dreyfus ne connaîtra pas les raisons de son arrestation. Il a été arrêté pour haute trahison mais on ne lui montrera pas le bordereau. Son arrestation est tenue secrète. Personne n’a le droit de révélé sa présence à la prison du Cherche-Midi à Paris. C’est une déshumanisation totale. On ne lui coupe plus les cheveux, on ne le rase plus, on le laisse seul et personne n’a le droit de lui parler. Il n’a pas de défense et sa famille n’est même pas au courant de son arrestation. C’est une situation curieuse en dehors de la légalité. De tout de façon, la légalité dans l’affaire Dreyfus disparaît dès le début. On va avoir du mal à la retrouver. La Cour de cassation va devoir agir pour se retrouver dans le cadre de la loi et du droit.

AJ : Comment se déroule le procès en 1894 à travers le conseil de guerre du 19 au 22 décembre 1894 ?

P. O. : D’abord, un mois avant le procès, le ministre de la Guerre, le général Mercier, donne deux interviews, en affirmant la culpabilité du « traître Dreyfus ». C’est extraordinaire car la séparation des pouvoirs explose. Puis nous sommes dans le cadre de la justice militaire. Le ministre de la Guerre donne un avis public. Le conseil de guerre, qui doit juger l’affaire, est constitué de militaires, qui sont les subordonnés du général Mercier. On peut donc considérer que son avis, rendu public, est un ordre qu’il aurait donné.

Ensuite, le procès, à huis clos, dure trois jours. C’est très court pour ce type d’affaire. Il va être mené en dépit du bon sens avec de nombreux témoins à charge. Personne n’a souhaité témoigner pour Dreyfus. Puis il y a des faux témoignages comme celui du commandant Henry. À l’époque, il n’y a pas de séparation entre l’Église et l’État. On rend donc la justice sous l’image du Christ. Le commandant Henry va jurer sur le Christ que celui qui est devant lui est le coupable. Un fait rapporté par quelqu’un de bien placé. Pour justifier le huis clos, les autorités ont donné l’excuse de la sécurité nationale. En plein jour, ce procès aurait été démonté. D’ailleurs, le représentant du ministre au procès, le lieutenant-colonel Picquart est absolument persuadé, comme tout le monde, que Dreyfus sera acquitté. La raison : il n’y a rien dans le dossier !

AJ : Finalement, en quoi le « dossier secret » est un basculement dans le procès ?

P. O. : Ce « dossier secret » a été constitué et soumis au juge, au moment du délibéré. Cela à l’insu du prévenu et de sa défense. C’est inimaginable en droit. Le Code de la justice militaire est inspiré du Code pénal. Une pièce donnée à un procès doit être soumise et discutée par le prévenu et sa défense. On est à 98 % sûr aujourd’hui que ce « dossier secret » n’a pas été consulté. Sur une des pièces de ce dossier, on retrouve les initiales de Dreyfus. C’est une preuve un peu maigre. Puis, des attachés militaires espions ne communiquent pas entre eux avec leurs initiales. Dans le cadre de la justice militaire, ce « dossier secret », transmis par le ministère de la Guerre, est en réalité un ordre de condamnation. D’ailleurs, les juges ont à peine lu les documents car ils ont été présentés comme des preuves graves de la culpabilité de Dreyfus. Alors qu’il n’y a aucune charge dans ce « dossier secret ».

AJ : Comment Alfred Dreyfus a-t-il assuré sa défense avec son avocat ?

P. O. : Dreyfus transmettait des notes à son avocat. On le sait depuis peu de temps. Vous pouvez trouver ces documents en ligne sur le site de la Société internationale d’histoire de l’affaire Dreyfus (Sihad). Dans ces documents, Dreyfus discutait les points et conseillait à son avocat de poser certaines questions. Il a été très actif dans son affaire. Malgré sa situation, il a mené son procès de A à Z.

« La légalité dans l’affaire Dreyfus disparaît dès le début et on va avoir du mal à la retrouver »
Le musée Dreyfus, situé à Médan, revient sur les péripéties de l’Affaire Dreyfus

AJ : Alfred Dreyfus est condamné à la déportation perpétuelle, à la destitution de son grade et à la dégradation. Comment au niveau juridique l’affaire a-t-elle pu être relancée après cette condamnation ?

P. O. : D’abord, une précision. La déportation de Dreyfus est illégale dans la forme. Il n’aurait pas dû être déporté sur l’île du Diable mais en Nouvelle-Calédonie. C’est là-bas qu’étaient déportés les politiques. Une loi et une consigne de sûreté ont été fabriquées pour qu’il aille à l’île du Diable. Normalement, un condamné politique peut vivre librement avec sa famille dans le périmètre du lieu de déportation. Ces conditions n’ont pas été accordées à Dreyfus, malgré les demandes de sa femme. Après cette condamnation et cette déportation, l’affaire Dreyfus est terminée. On la considère comme la première affaire Dreyfus.

Mais le frère d’Alfred, Mathieu Dreyfus va utiliser ce qu’on appellerait aujourd’hui la « fake news ». Il va faire publier dans un journal gallois, le South-Wales Argus, une interview du capitaine Hunter de la marine marchande qui témoigne de l’évasion d’Alfred Dreyfus. Alors que c’est faux. Cette nouvelle va se répandre. L’intérêt sur l’affaire est réactivé. Des articles vont paraître dans la presse avec des questions sur la culpabilité du capitaine Dreyfus et sur le procès de 1894. On parle du « procès rendu dans une cave » puisqu’on ne savait rien à l’époque. Aux vues de ces publications, l’État-major commence à paniquer et utilise sa publication « L’Éclair » pour faire paraître un article sur les preuves existantes de la culpabilité de Dreyfus. C’est une maladresse.  L’État-major révèle l’existence du « dossier secret » et donc son entorse au droit. Cela relance l’affaire.

AJ : En quoi l’article « J’accuse » d’Émile Zola va être une étape décisive ?  

P. O. : Il faut d’abord revenir sur le procès du commandant Esterhazy, le véritable coupable de la trahison. Il n’est pas possible pour les pouvoirs publics de mettre de côté ce fait. Il y a donc un procès. C’est une mascarade et il se conclue avec l’acquittement d’Esterhazy. Par conséquent, l’idée d’Émile Zola avec « J’accuse » c’est de passer au civil. Dreyfus ne peut plus être jugé au sein d’un tribunal militaire. La seule possibilité c’est de passer au civil, dans le but de provoquer un fait nouveau pour permettre la révision. L’écrivain utilise la loi de 1881 sur la presse pour se faire juger pour diffamation. Il est conscient qu’il diffame. D’ailleurs, il dit à la fin : « Je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose ». Et Zola attend son procès. C’est une véritable stratégie. Il désobéit dans le cadre de la loi.

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Le musée Dreyfus, situé à Médan, revient sur les péripéties de l’Affaire Dreyfus

AJ : Comment se déroule le procès de Zola devant la cour d’assises de la Seine du 7 au 23 février 1898 ?

P. O. : Les notes transmises au juge Delegorgue prouvent que le procès est téléguidé. Les questions à poser à chaque individu, les profils des dreyfusards qui doivent témoigner, les éléments qui peuvent permettre de les coincer. C’est un procès qui doit empêcher à l’affaire Dreyfus de renaître. Le juge Delegorgue répète cette phrase durant tout le procès : « La question ne sera pas posée », si elle n’avait pas à voir avec les phrases du texte « J’accuse » mises en cause dans la plainte. Il était dans son rôle de juge aux ordres. Ensuite, il y a un vice de forme dès le début. Le ministre de la Guerre a porté plainte. Or c’était le conseil de guerre réuni en assemblée générale qui aurait dû le faire. Avec la couverture médiatique autour de ce procès, l’affaire Dreyfus était repartie.

AJ : Comment l’affaire reprend-t-elle au niveau juridique ?

P. O. : La Cour de cassation va se retrouver mêlée à l’affaire Dreyfus. Le procès Zola va être cassé pour vice de forme à propos de la plainte faite par le ministre de Guerre qui n’était pas légale. À la Cour de cassation, il y avait notamment Manuel Baudouin, Alphonse Bard et Louis Loew. Il y a donc cette cassation et des procès annexes et connexes, liés à des articles de journaux en lien avec l’affaire Dreyfus.

Puis, il y a la révision du procès Dreyfus lui-même. En 1898, le commandant Henry fait des aveux sur la fabrication d’un faux, issu du « dossier secret ». C’est un véritable fait nouveau puisque la preuve de la culpabilité de Dreyfus est une pièce fausse. En juin 1899, la Cour de cassation enquête et casse le jugement rendu en décembre 1894 et renvoie l’accusé Dreyfus devant un nouveau conseil de guerre à Rennes. Ce nouveau procès se déroule du 7 août au 9 septembre. Le verdict tombe : Dreyfus est reconnu coupable de haute trahison, condamné à dix ans de réclusion, avec circonstances atténuantes. Il est ensuite gracié dans la foulé par le président Émile Loubet. Les dreyfusards sont satisfaits de savoir Dreyfus libre, même s’ils sont déçus du verdict. Les antidreyfusards sont contents d’avoir eu leur deuxième condamnation.

AJ : Comment Alfred Dreyfus va-t-il pouvoir être réhabilité au sein de l’armée française en 1906 ?  

P. O. : Après le dernier jugement, ce n’est pas possible de rouvrir l’affaire. Puis, Alfred Dreyfus a des craintes. S’il décide de demander la révision auprès de la Cour de cassation, il sait qu’il devra avoir un dossier solide. Si sa demande est irrecevable, il ne pourra pas formuler un nouveau recours. Il va être prudent et attendre. Puis, il est conscient qu’il peut obtenir la cassation sans renvoie. C’est le combat qu’il va mener.

Accompagné par Jean Jaurès, il va s’appuyer sur des bruits qui couraient sur le fait que le coup du « dossier secret » a été réédité lors du deuxième conseil de guerre. Dans les couloirs, tout le monde et notamment les juges, parlaient d’une pièce extraordinaire, preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus, qui était l’original du bordereau, annoté par l’empereur d’Allemagne Guillaume II. C’est complètement grotesque.

En 1903, Jean Jaurès prononce un discours à la Chambre des députés. Il crée un fort mouvement et le ministre de l’époque, le général André, décide d’ouvrir une enquête administrative. Il reprend le dossier à zéro. L’enquête dépasse la simple question du bordereau annoté par l’empereur et elle met en lumière que tout est faux. Le général André transmet ces informations au ministre de la Justice, qui saisit ensuite la Cour de cassation. Elle va mener une enquête, durant deux ans. Elle va balayer l’affaire le plus largement possible et va conclure : « Attendu en dernière analyse que de l’accusation portée contre Dreyfus rien ne reste debout ». L’affaire est terminée avec une annulation du jugement du 9 septembre 1899, sans renvoi.

« La légalité dans l’affaire Dreyfus disparaît dès le début et on va avoir du mal à la retrouver »
Le musée Dreyfus, situé à Médan, revient sur les péripéties de l’Affaire Dreyfus
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