Vers une souveraineté numérique européenne : le démantèlement des GAFAM comme horizon juridique et politique ?

Publié le 18/06/2025
Vers une souveraineté numérique européenne : le démantèlement des GAFAM comme horizon juridique et politique ?
xiaoliangge/AdobeStock

Alors que les autorités états-uniennes ont récemment engagé de vastes procédures judiciaires visant le démantèlement partiel des GAFAM, l’Union européenne est renvoyée à ses contradictions, entre volontarisme juridique et impuissance politique. Depuis plus de dix ans, la Commission européenne mobilise le droit de la concurrence pour encadrer les pratiques abusives des géants du numérique. Mais ce corpus juridique, aussi abouti soit-il, peine à produire des effets structurels durables. Dans un contexte de tensions transatlantiques croissantes, marqué par la remise en cause du Data Privacy Framework et l’émergence de régulations sectorielles comme le Digital Markets Act et le Digital Services Act, une question cruciale se pose : l’Union européenne saura-t-elle transformer sa puissance normative en véritable pouvoir stratégique, ou restera-t-elle dépendante des équilibres juridiques définis ailleurs ?

Aux États-Unis, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont désormais dans l’œil de la justice qui mobilise les lois antitrust pour envisager leur démantèlement (I). Mais à y regarder de plus près, les procédures engagées outre-Atlantique présentent de frappantes similitudes avec celles menées de longue date par l’Union européenne (II). Renforcée par cette redistribution judiciaire, l’Union européenne saura-t-elle se saisir de l’opportunité pour conquérir sa souveraineté numérique (III) ?

I – États-Unis : le droit de la concurrence comme levier de démantèlement des GAFAM

Google dabord. Le 17 avril 20251, la division antitrust du département de la Justice états-unien (DOJ) a annoncé2 avoir remporté sa deuxième action civile pour pratiques anticoncurrentielles contre Google LLC. Dans l’affaire United States et autres contre Google LLC3, le tribunal fédéral du district est de la Virginie a jugé que Google avait violé la loi antitrust (Sherman Act4), en monopolisant trois marchés au sein de l’écosystème des technologies de l’affichage publicitaire sur le web ouvert : le marché des serveurs publicitaires pour éditeurs, le marché des places de marché publicitaires (ad exchanges), et le marché des réseaux publicitaires pour annonceurs.

Dans leur plainte introductive5, les plaignants – dont le DOJ et huit États fédérés –, requièrent qu’il soit fait obligation à Google de se défaire de sa suite Google Ad Manager qui comprend depuis 2018 le serveur publicitaire des éditeurs de Google, Doubleclick For Publishers et Google Ad Exchange. Cette plateforme de gestion publicitaire utilisée par les éditeurs de sites web et d’applications leur permet de gérer, diffuser et optimiser leurs espaces publicitaires et les monétiser. Dans la plainte, le DOJ indique notamment que « les propres documents de Google montrent que l’entreprise a détourné trente-cinq centimes de chaque dollar publicitaire transitant par ses outils de technologies publicitaires ». L’acquisition par Google de DoubleClick en 2008 est également un point important soulevé dans la plainte introductive, le DOJ indiquant à cet égard que « l’acquisition de DoubleClick a propulsé Google dans une position dominante sur les outils utilisés par les éditeurs pour vendre des espaces publicitaires. Elle est venue compléter l’outil déjà existant de Google à destination des annonceurs, Google Ads, et a posé les bases des pratiques d’exclusion ultérieures de Google dans l’ensemble du secteur des technologies publicitaires ».

La culpabilité de Google LLC étant donc désormais établie dans cette affaire, il demeure la question de la sanction, qui sera jugée dans un second temps, après la présentation par les parties de leurs arguments respectifs.

En réalité, cette action n’est pas la première. Elle fait même suite à une affaire déjà remportée par le département, dans sa volonté désormais affichée de « mener des actions juridiques audacieuses pour protéger le peuple américain des atteintes à la liberté d’expression et à la libre concurrence de la part des entreprises technologiques »6.

Ainsi, le vendredi 30 mai 2025, les parties ont été appelées à présenter leurs plaidoiries finales dans une première affaire antitrust introduite en octobre 2020 par le DOJ et 11 États plaignants7 à l’encontre de Google, dénonçant sa position dominante sur les moteurs de recherche et la navigation web. À l’issue d’un arrêt rendu le 8 mai 2025, le tribunal de district de Columbia avait ainsi déjà conclu que Google enfreignait la section 2 du Sherman Act. Il lui était en effet reproché d’avoir maintenu son monopole sur deux marchés de produits aux États-Unis – les services de recherche générale et la publicité textuelle liée à la recherche (search text advertising) – par le biais d’accords de distribution exclusifs avec, notamment, Apple, Mozilla, d’autres navigateurs, d’accords avec le système d’exploitation Android sur la distribution d’applications mobiles (MADA pour Mobile Application Distribution Agreements), du partage des revenus avec les opérateurs ou fabricants d’équipements d’origine (RSA pour Revenue Share Agreements), et d’accords d’information sur les services mobiles (MSIA pour Mobile Services Information Agreement) conclus avec les opérateurs de téléphonie mobile pour soutenir la commercialisation des appareils Android et l’ensemble de l’écosystème Android.

Dans cette affaire, le DOJ a donc tout récemment appelé à l’adoption par le tribunal de plusieurs mesures correctives pour remédier aux pratiques anticoncurrentielles de Google8 : céder son navigateur Chrome, mettre un terme à ses accords exclusifs de moteur de recherche par défaut, concéder sous licence les données de son index de recherche à des concurrents ; tout cela pour faciliter la concurrence des moteurs de recherche rivaux. Là encore, les sanctions définitives adoptées par le tribunal ne seront connues que dans un second temps, et, selon toute vraisemblance, d’ici fin août.

Meta, ensuite. Le litige oppose la Federal Trade Commission (FTC) à Facebook – devenu depuis Meta9 – devant la Federal Court du district de Columbia (FTC c/ Meta Platforms, Inc.). Initialement déposée en décembre 2020, la plainte de la FTC avait été rejetée pour manque de preuve, mais une version amendée a été acceptée en 202110. La FTC accuse l’entreprise de maintenir illégalement son monopole sur les réseaux sociaux au moyen de comportements anticoncurrentiels prolongés. La plainte affirme que Facebook a mis en œuvre une stratégie systématique – incluant l’acquisition en 2012 du concurrent émergent Instagram, l’acquisition en 2014 de l’application de messagerie mobile WhatsApp, ainsi que l’imposition de conditions anticoncurrentielles aux développeurs de logiciels – dans le but d’éliminer les menaces pesant sur son monopole.

Dans sa déclaration liminaire à l’ouverture du procès le 14 avril 2025, la FTC qualifiait la stratégie de Meta en ces termes : « Il est difficile d’imaginer une action qui corresponde mieux à la définition d’un comportement ayant des effets anticoncurrentiels que celle d’une entreprise en situation de monopole achetant ses concurrents »11, exposant par ailleurs de nombreux courriels du président-directeur général Mark Zuckerberg, avouant vouloir supprimer la menace de ses concurrents en les rachetant.

Il est par ailleurs assez saisissant de constater que, dans cette affaire, le tribunal relève expressément que les pratiques de l’entreprise en matière de collecte de données et de respect de la vie privée ont causé un préjudice significatif aux consommateurs, alimentant de cette façon la qualification de comportement anticoncurrentiel. Dans son propos liminaire, la Cour mentionne plusieurs éléments factuels au soutien de son argumentation. D’abord, la circonstance que, depuis 2016, les utilisateurs des plateformes Meta ont érigé la protection de la vie privée comme domaine d’amélioration prioritaire, dépassant ainsi pour eux les bénéfices potentiels de la publicité ciblée. Ensuite, le rappel historique des violations notables de la vie privée des internautes et les sanctions déjà prononcées à l’égard de l’entreprise : la fuite de données Cambridge Analytica (2018), l’amende record de 5 milliards de dollars imposée par la FTC en 2019, l’accord autour de 650 millions de dollars de dédommagement pour l’usage non consenti de la reconnaissance faciale en 2020, et, enfin, l’accord autour d’1,4 milliard de dollars de dédommagement pour capture illégale de données biométriques (2024). La décision du tribunal est attendue pour septembre et, dans le cas d’une culpabilité retenue, les sanctions sont quant à elles attendues en fin d’année 2025.

Amazon et Apple ne sont pas en reste. Le procès respectif de ces deux géants est attendu pour 2026. La plainte introduite par la FTC et 15 États à l’encontre d’Amazon.com en septembre 2023 (FTC et Plaintiff States c/ Amazon.com, Inc.12) devant le tribunal de district ouest de Washington est la suite directe d’une enquête menée pendant quatre ans. Là encore, les plaignants allèguent que le géant utilise un ensemble de stratégies anticoncurrentielles et déloyales interdépendantes pour maintenir illégalement sa situation monopolistique. La plainte soutient à ce titre que les pratiques anticoncurrentielles menées par Amazon se produisent sur deux marchés : le marché en ligne destiné aux consommateurs, et celui des places de marché en ligne achetées par les vendeurs. Les tactiques décrites dans la plainte incluent des mesures anti-remises qui pénalisent les vendeurs et dissuadent les autres e-commerçants de proposer des prix inférieurs à ceux d’Amazon, la nécessité quasi absolue pour les vendeurs de passer par l’éligibilité « Prime » pour exercer leur activité, la place prépondérante des publicités payantes et indésirables qui dégradent l’expérience de recherche des utilisateurs, la préférence accordée aux résultats de recherche d’Amazon pour ses produits, ainsi que le montant abusif des commissions prélevées sur les ventes ; et même l’existence d’un algorithme (nommé en interne « Project Nessie ») créé afin d’identifier des produits spécifiques pour lesquels il était prédictible que d’autres magasins en ligne suivraient les hausses de prix d’Amazon13.

Enfin, le procès à l’encontre d’Apple est quant à lui attendu pour février 2026. La plainte introduite par le DOJ joint par 16 autres États14 porte sur la manière dont Apple aurait exploité l’écosystème fermé de l’iPhone pour construire son monopole et inciter les utilisateurs à payer plus cher pour leurs applications. Elle mentionne15 plusieurs pratiques anticoncurrentielles, parmi lesquelles des restrictions contractuelles aux développeurs et l’entrave au développement d’applications, de produits et de services qui pourraient réduire le niveau de dépendance des utilisateurs et améliorer l’interopérabilité. Dans un communiqué de presse du 21 mars 202416, le DOJ ne craint pas d’indiquer à cet égard qu’« Apple exerce son pouvoir de monopole pour extraire davantage de revenus auprès des consommateurs, développeurs, créateurs de contenus, artistes, éditeurs, petites entreprises et commerçants, entre autres ».

En réalité, un parallèle frappant doit être établi avec la plainte introduite à la même période – le 25 mars 2024 – par la Commission européenne à l’encontre d’Apple pour ses pratiques anticoncurrentielles sur le territoire de l’Union européenne. À l’issue d’une enquête ayant duré près d’une année, la Commission a constaté, le 23 avril 2025, qu’Apple enfreint, avec ses pratiques anti-steering, le règlement européen Digital Market Act (DMA)17.

Par pratiques dites anti-steering (littéralement anti-direction), il faut comprendre des pratiques qui consistent à interdire ou à limiter la redirection des utilisateurs vers des sites internet ou applications externes. Les pratiques empêchent les développeurs d’informer les utilisateurs d’iOS d’offres d’abonnement disponibles sur internet en dehors de l’application, de l’existence de différences de prix entre les abonnements intégrés et les abonnements disponibles ailleurs, et d’inclure, dans leurs applications, des liens orientant les utilisateurs d’iOS vers le site web du développeur sur lequel d’autres formules d’abonnement sont proposées à la vente. Par sa décision du 23 avril 2025, la Commission a donc ordonné à Apple de lever ces restrictions techniques et commerciales, de s’abstenir de perpétuer ces pratiques non conformes à l’avenir, ou d’adopter toute pratique ayant un objet ou un effet équivalent. Elle lui a infligé, par ailleurs, une amende de 500 millions d’euros tenant compte de la gravité et de la durée du manquement.

II – L’Union européenne et la régulation des plateformes : un arsenal juridique désormais abouti

À y regarder de plus près, les procédures engagées outre-Atlantique trouvent depuis longtemps leur équivalent dans l’Union européenne. Depuis plusieurs années, la Commission européenne, sous l’impulsion constante de sa précédente commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, a fait du droit de la concurrence un instrument de régulation central du pouvoir monopolistique des géants du numérique. Sous son impulsion motrice, le droit de la concurrence a même souvent pallié les insuffisances du droit fiscal de l’Union européenne et a pu être utilisé pour démonter les montages fiscaux artificiels complexes et agressifs construits par les GAFAM.

Les dernières affaires en date sont remarquables de similitude. En parallèle de la procédure ouverte à l’encontre d’Apple, la Commission européenne s’est également intéressée à Meta18 et, plus particulièrement, à son modèle économique dit « consentir ou payer » (pour « pay or okay »), selon lequel les utilisateurs de Facebook et d’Instagram doivent choisir entre accepter la publicité ciblée impliquant un traitement massif de leurs données personnelles ou s’abonner à une version payante sans publicité. À l’issue de son enquête, la Commission a considéré que ce modèle ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 5, paragraphe 2, du DMA19 interprété à la lumière des considérants 36 et 37 du préambule du règlement20, imposant aux contrôleurs d’accès d’offrir une solution équivalente, moins intrusive et véritablement libre d’accès pour les utilisateurs. En effet, la Commission reproche à Meta de conditionner l’accès aux services à un choix illusoire, sans réelle alternative fondée sur le principe du consentement éclairé, au sens des articles 6 et 7 du règlement général sur la protection des données (RGPD21), lus conjointement avec les articles 5 et 13 du DMA. Outre le fait que cette affaire soit juridiquement remarquable en ce qu’elle matérialise la jonction entre deux ensembles normatifs – le droit de la concurrence et le droit de la protection des données personnelles –, et qu’elle constitue la première application contentieuse du DMA, la procédure engagée par la Commission fait directement écho à celle instruite aux États-Unis dans l’affaire FTC contre Meta Platforms, Inc. Dans cette procédure, la FTC comme la Commission européenne opèrent le lien entre pouvoir de marché et atteinte à la vie privée. Elles soutiennent que le monopole de Meta, en affaiblissant la concurrence, a permis à l’entreprise d’imposer des conditions abusives de traitement des données personnelles, au détriment du choix et de la qualité de service. Cette convergence d’analyse entre les deux continents marque un infléchissement significatif de la notion de « préjudice au consommateur », désormais élargie à la qualité des conditions du respect du droit à la vie privée.

Ainsi, pour la première fois, deux autorités de concurrence de premier plan fondent, à quelques mois d’intervalle, leurs griefs sur un raisonnement hybride : la captation du marché publicitaire et la restriction de la concurrence sont désormais perçues comme facilitant, voire provoquant, une détérioration systémique du respect de la vie privée.

Apple et Meta : ces deux décisions ne sont que les plus récentes d’un contentieux européen nourri. Depuis 2017, plusieurs procédures majeures ont marqué le paysage de la régulation des GAFAM. D’abord, l’affaire Google Shopping22 dans laquelle la Cour de justice a confirmé en 2024 l’amende de 2,42 milliards d’euros pour abus de position dominante en infraction à l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), après avoir prouvé que Google avait favorisé son propre service de comparaison de produits en ligne. Ensuite, l’affaire Android23, objet d’un pourvoi, dans laquelle le tribunal de l’Union européenne a confirmé l’amende de 4,34 milliards d’euros infligée par la Commission pour des pratiques contractuelles imposant aux fabricants d’installer Google Search et Chrome. Mais encore, l’affaire AdSense24, dans laquelle Google a été sanctionné à hauteur de 1,49 milliard d’euros pour des clauses d’exclusivité anticoncurrentielles dans les contrats de publicité en ligne.

En parallèle, la Commission européenne avait, en décembre 2022, accepté et rendu juridiquement contraignants les engagements d’Amazon en ce qui concerne l’utilisation des données non publiques des vendeurs actifs sur sa place de marché et les allégations de partialité dans l’octroi aux vendeurs de l’accès à sa Buy Box et à son programme Prime.

Quant à Apple, outre les procédures DMA, elle fait encore l’objet d’un recours pendant devant la Cour de justice de l’Union européenne25 portant sur la restitution de 13 milliards d’euros d’aides d’État accordées par l’Irlande. La Commission, dans cette affaire, aura une nouvelle fois fait usage du droit de la concurrence pour pallier l’absence d’harmonisation fiscale entre États membres, en mobilisant les articles 107 et 108 du TFUE relatifs aux aides d’État.

III – L’équation européenne : puissance normative sans souveraineté politique ?

Dans l’Union européenne, la compétence juridique de la Commission pour engager ces procédures est fondée directement sur les articles 101 et 102 du TFUE, qui prohibent respectivement les ententes anticoncurrentielles et les abus de position dominante. Le règlement n° 1/2003 du Conseil lui confère les pouvoirs nécessaires pour mettre en œuvre ces dispositions : elle peut adopter des décisions contraignantes, imposer des injonctions et infliger des amendes administratives. Mais l’adoption récente du DMA et du Digital Services Act (DSA) est venue renforcer la légitimité et l’efficacité de cette intervention. Le DMA, notamment, a institué un régime ex ante pour les plateformes systémiques, dites « contrôleurs d’accès », que la Commission a compétence exclusive pour surveiller. Ce règlement marque une évolution majeure : il ne s’agit plus uniquement de sanctionner des abus ex post, mais d’encadrer, à titre préventif, les comportements systémiques susceptibles de fausser durablement la concurrence.

Depuis plus d’une décennie, la Commission européenne, appuyée par les juridictions de l’Union, œuvre à encadrer les pratiques anticoncurrentielles des GAFAM. Qu’il s’agisse des condamnations emblématiques sur le fondement des articles 101 et 102 du TFUE, ou, plus récemment, de l’opportunité de se saisir des nouveaux règlements DMA et DSA26, l’approche européenne en matière de concurrence s’est progressivement structurée. Elle repose sur un corpus juridique solide, souvent pionnier, mais dont les effets ont jusqu’à présent souffert de deux handicaps majeurs : le temps long de la régulation et l’absence de traduction politique à l’échelle des États membres.

Nombre de décisions adoptées par la Commission n’ont produit leurs premiers effets que plusieurs années après l’infraction reprochée, parfois bien après que l’avantage concurrentiel litigieux a été consolidé. Dans cette configuration, le droit de la concurrence a souvent servi de palliatif à l’inaction des politiques industrielles, et permis à l’Union de réaffirmer, in extremis, son autorité normative sur des pans entiers de son marché intérieur. Mais cette asymétrie entre puissance juridique et impuissance stratégique devient de plus en plus intenable, à mesure que les enjeux numériques conditionnent des secteurs essentiels de l’économie.

La mise en cause imminente du Data Privacy Framework – troisième tentative de la Commission pour sécuriser juridiquement les transferts de données personnelles vers les États-Unis – illustre à quel point l’équilibre juridique transatlantique reste fragile. Après les arrêts Schrems I27 et Schrems II28, la Cour de justice pourrait à nouveau constater l’insuffisance du niveau de protection offert aux données personnelles des citoyens de l’Union européenne par le droit états-unien. Une telle invalidation, conjuguée à la condamnation récente de Meta, mettrait à nu l’incohérence d’un système où les États membres se bornent à subir des contentieux, sans jamais adopter de gouvernance industrielle coordonnée.

Or, à la différence de l’Europe, les États-Unis semblent désormais prêts à franchir une étape plus radicale. Les procédures engagées contre Google, Amazon, Apple ou Meta reposent non seulement sur une lecture extensive du Sherman Act – et du Clayton Act – mais visent à obtenir, devant les tribunaux fédéraux, des mesures structurelles : démantèlements d’activités, cessions de technologies-clés, interdictions de conclure des accords exclusifs et injonctions de partage d’actifs immatériels telles que des données.

Ce basculement stratégique états-unien ne peut être ignoré par les décideurs européens. Alors que les juridictions de l’Union peinent encore à accoucher de certaines décisions et que la Commission multiplie les enquêtes, il est plus que jamais nécessaire que les États membres se saisissent de cette séquence transatlantique pour reconstruire leur propre souveraineté numérique. Non plus par la seule voie du droit, mais par des choix politiques clairs : conditions d’accès au marché, exigence de réciprocité, soutien aux infrastructures européennes, conditionnalité d’investissement et encadrement de la captation de données stratégiques.

Car la souveraineté numérique ne se décrète pas, elle se conquiert. Et à défaut d’un usage assumé des instruments juridiques dont elle dispose, l’Union européenne risque de demeurer, une nouvelle fois, une puissance régulatrice privée d’effet réel – incapable tout à la fois de refonder un équilibre économique, de garantir l’intégrité du marché intérieur, et de protéger durablement les droits fondamentaux des consommateurs et citoyens numériques européens.

Notes de bas de pages

  • 1.
    La décision complète est disponible depuis ce lien : https://lext.so/fZyBkX.
  • 2.
    Press Release n° 25-399, 17 avr. 2025 : https://lext.so/1d3Cu_.
  • 3.
    Case 1:23-cv-00108-LMB-JFA.
  • 4.
    Sections 1 et 2 du Sherman Act.
  • 5.
    Disponible depuis ce lien : https://lext.so/a2tpYb.
  • 6.
    Press Release n° 25-399, 17 avr. 2025 : https://lext.so/1d3Cu_.
  • 7.
    Case 1:20-cv-03010-APM, la décision complète est disponible depuis ce lien : https://lext.so/u3EdS6.
  • 8.
    V. doc. n° 1062, 20 nov. 2024 : https://lext.so/iwuYfc.
  • 9.
    FTC, n° 20-cv-3590, Plaintiff c/ Facebook, INC., Defendant.
  • 10.
    https://lext.so/bNGfm-.
  • 11.
    https://lext.so/lZw0QG.
  • 12.
    Case 2:23-cv-01495, v. : https://lext.so/JQ6Srx.
  • 13.
    D. Shepardson, « US judge sets October 2026 trial for FTC antitrust suit against Amazon », 14 févr. 2024, Reuters : https://lext.so/GyYBno.
  • 14.
    Case 2:24-cv-04055, v. : https://lext.so/QBkebX.
  • 15.
    Case 2:24-cv-04055, v. : https://lext.so/QBkebX.
  • 16.
    https://lext.so/6Lnxa2.
  • 17.
    PE et Cons. UE, règl. n° 2022/1925, 14 sept. 2022, relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/1828.
  • 18.
    Case DMA.100055.
  • 19.
    Comm. UE, Press Release, 23 avr. 2025 : https://lext.so/3fzKVB.
  • 20.
    Decision to open proceedings based on art. 20 and art. 29, 25 mars 2024 : https://lext.so/TbEmBs.
  • 21.
    PE et du Cons. UE, règl. n° 2016/679, 27 avr. 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE.
  • 22.
    CJUE, 10 sept. 2024, n° C-48/22 P, Google et Alphabet c/ Commission (Google Shopping).
  • 23.
    Trib. UE, 6e ch. élargie, 14 sept. 2022, n° T-604/18, Google LLC et Alphabet, Inc. c/ Commission.
  • 24.
    Trib. UE, 18 sept. 2024, n° T-334/19, Google et Alphabet c/ Commission (Google AdSense for Search), arrêt soumis à pourvoi.
  • 25.
    CJUE, 10 sept. 2024, n° C-465/20 P.
  • 26.
    PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, relatif à un marché unique des services numériques.
  • 27.
    CJUE, gde ch., 6 oct. 2015, n° C-362/14.
  • 28.
    CJUE, gde ch., 16 juill. 2020, n° C-311/18.
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