Justice en Corse : le juge François-Marie Cornu s’explique devant le CSM pour la seconde fois
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a examiné jeudi 3 décembre le cas du juge François-Marie Cornu accusé de divers manquements commis dans le cadre de l’instruction en 2015 de plusieurs affaires d’assassinat au Tribunal judiciaire de Bastia.
Etre juge en Corse pose des difficultés particulière liées au contexte insulaire et à la culture locale. Sur ce point-là au moins tout le monde semble s’accorder à l’audience disciplinaire du CSM où comparait le juge François-Marie Cornu ce jeudi 3 décembre à 9h30.
Dans la chambre commerciale de la Cour de cassation où les membres du Conseil se sont transportés pour l’occasion, la formation du siège doit examiner pour la deuxième fois le cas de ce juge très bien noté à la carrière exemplaire dont le destin a basculé quand il a été nommé à Bastia. La première décision – un blâme avec inscription au dossier – a été annulée par le Conseil d’Etat au motif que le CSM n’avait pas répondu à l’argument tiré de l’irrégularité de l’écoute téléphonique fondant la poursuite. Il s’est borné en effet à invoquer le fait que François-Marie Cornu n’avait pas contesté le retranscription de ses propos, ce qui aurait couvert les irrégularités. En réalité, la CEDH exige en matière d’interceptions téléphoniques que l’on démontre l’existence de procédures de contrôle et de recours effectifs. Or, en l’espèce, la défense soutient que le juge n’a bénéficié d’aucune de ces garanties. Toujours est-il que le CSM est donc appelé à réexaminer le dossier qui, entre temps, s’est alourdi d’un nouveau grief invoqué par la Chancellerie lié à la diffusion de documents sur Twitter.
Les assassinats de la plaine orientale
Pour comprendre les reproches faits au juge Cornu, il faut se reporter quelques années en arrière. Au début des années 2010, François-Marie Cornu mène une carrière brillante, d’abord dans les juridictions parisiennes puis à La Réunion. Magistrat extrêmement bien noté, apprécié de ses collègues et des avocats, il s’illustre par sa compétence et son professionnalisme. Mais voici qu’en 2013, il est nommé juge d’instruction à Bastia. Malgré son manque d’expérience dans ce type de poste, il se voit confier les dossiers dits « de la plaine orientale », une série d’assassinats de chefs d’entreprises et de nationalistes, notamment ceux de Joseph Chiodi et Jean-Louis Sisti.
En 2014, François-Marie Cornu découvre que l’un des suspects, restaurateur de profession, est aussi un indic des gendarmes. En fait, cet homme porte un peu trop de casquettes. Le juge le soupçonne d’avoir commandité des assassinats, mais l’intéressé a lui-même été victime de plusieurs tirs qui ont failli lui couter la vie. Il est donc dans certains dossiers mis en examen, dans d’autres parie civile. Et il est par ailleurs proches des services d’enquête. Un mélange des genres qui ne plait pas du tout au magistrat instructeur. Surtout que celui-ci commence à s’interroger, il y a des fuites dans ses dossiers, certaines personnes sont prévenues qu’on va les perquisitionner. Et les investigations n’avancent pas. Le juge commence à se demander si l’indic n’a pas pris l’ascendant sur certains enquêteurs.
En février 2015, le magistrat décide, avec l’aide d’un collègue ancien gendarme, d’écrire au patron des gendarmes corses pour tenter de trouver une solution. Il n’aura jamais de réponse. En revanche, quelque temps plus tard, une réunion est organisée au tribunal où on lui explique qu’il n’y a aucun problème. A l’audience, la représentante de la Chancellerie précise que le gendarme en question a diligenté deux enquêtes, l’une sur le traitement de cette affaire, l’autre sur la gestion des indics, sans identifier de dysfonctionnement. François-Marie Cornu apprendra au cours de la procédure devant le CSM que non seulement l’intéressé est un indic mais que ses officiers référents sont les mêmes que ceux qui exécutent les commissions rogatoires dans les enquêtes qui le concernent…
Mais revenons à l’instruction. Le 24 juin 2015, le magistrat convoque trois parties civiles en vue de les auditionner. Il semblerait que la réunion soit surtout l’objet pour le juge de livrer son analyse des responsabilités dans l’affaire. Au mépris, l’accuse-t-on, du principe d’impartialité. Dès le lendemain matin, au vu des PV, le parquet demande son dessaisissement sur le fondement de l’article 84 du code de procédure pénale. Problème, longuement abordé à l’audience, pour une question d’impartialité, ce n’est pas le bon article, il faut saisir la chambre de l’instruction qui peut suspendre l’instruction le temps par exemple d’examiner une requête en suspicion légitime. Là on a utilisé un article de gestion interne des dossiers. Toujours est-il que le juge est dessaisi.
Quand l’indic’ décide de saisir le CSM
Le 17 juillet suivant, après avoir plusieurs fois refusé de prendre au téléphone la veuve Sisti, il finit par céder. Motif ? On l’a prévenu qu’elle menaçait de créer une association de victimes si l’instruction n’avançait pas plus vite. Il ne veut pas passer pour un juge enfermé dans sa tour d’ivoire et prend l’appel. Là, soudain, il lâche tout sur ce qu’il pense des gendarmes, du parquet, des non-lieu qu’il va devoir prononcer la mort dans l’âme. Ce qu’il ignore, c’est que le portable de la femme est sur écoute.
Entre temps, l’indic-mis-en-examen-partie-civile a saisi le conseil supérieur de la magistrature pour dénoncer le manque d’impartialité du juge Cornu à son égard sur la foi des PV d’audition des parties civiles. Le piège est en train de se refermer. Le CSM, qui juge chaque année irrecevables 97% des plaintes des justiciables (voir encadré) retient celle-ci. La Chancellerie s’en mêle et saisit à son tour le CSM en novembre 2016 sur la base d’un rapport hiérarchique. Voici que soudain le magistrat bien noté depuis des années devient le mouton noir. On lui reproche tout : manquement au devoir de réserve, de loyauté, de délicatesse, violation du secret de l’instruction….Le juge s’effondre, multiplie les arrêts maladie, finit par être reconnu travailleur handicapé. En même temps, il trouve parfois l’énergie de continuer de se battre, dans ces moments-là, il médiatise son affaire, multiplie les plaintes, fait feu de tout bois pour dénoncer l’état de la justice en Corse et l’injustice dont il s’estime victime. Le genre d’attitude que l’institution judiciaire déteste….
Dans sa décision du 12 juillet 2017, le CSM le reconnait coupable des manquements disciplinaires qui lui sont reprochés et lui inflige un blâme avec inscription au dossier. C’est cette décision qui est annulée par le Conseil d’Etat le 12 juin 2019. Retour au CSM. A l’audience ce jeudi, la représentante du ministère est intraitable. Si elle admet qu’il est difficile d’être juge en Corse, cela ne justifie pas à ses yeux les entorses à la déontologie. « Il voulait éviter un massacre et je le crois sincère » reconnait-elle, mais ajoute-elle, son comportement n’a fait qu’attiser l’ambiance de règlement de compte en mettant en cause les gendarmes, le parquet et ses collègues. Lors de son entretien téléphonique avec la veuve, il a violé les principes de réserve, loyauté, délicatesse, mais aussi de secret de l’instruction. Sur Twitter il a porté atteinte à l’image de la justice. Seule concession, la violation de l’impartialité lors de l’audition des parties civiles est abandonnée. Et pour cause. Ce grief est lié à la plainte de l’indic. Plainte que la commission a déclarée recevable a tort. D’abord, le juge était encore en charge si ce n’est de ce dossier dont il avait été dessaisi le 25 juin, d’autres affaires où l’indic était mis en cause. Ensuite, la saisine ne peut pas porter sur des actes juridictionnels qui n’ont pas été contestés par les voies de recours classiques. Or, l’audition de parties civiles est un acte juridictionnel et n’a pas été contestée. Pour autant, l’abandon de ce grief n’a pas pour effet d’alléger les demandes de sanction, au contraire. La chancellerie estime que les faits sont graves, et qu’en outre au lieu de faire amende honorable, l’intéressé a dénoncé sa situation. Pire, il s’est présenté comme seul contre tous, de sorte que l’on peut craindre qu’il réitère ce comportement dans une situation similaire. Comme il est cependant très professionnel et compétent, il n’est pas question de l’exclure de la magistrature. Le ministère demande l’abaissement d’un échelon, autrement dit une aggravation de la peine.
La plainte est irrecevable, l’écoute irrégulière, l’auteur du compte Twitter inconnu
Quand Me Olivier Morice, conseil de François-Marie Cornu, prend enfin la parole, il est déjà 12h15. L’avocat sait qu’il ne doit pas abuser de la patience du CSM. Il a promis de terminer à 13 heures. Alors il décide d’être aussi concis qu’efficace.
Pourquoi son client l’a-t-il choisi en cours de procédure ? Parce qu’il a plaidé deux affaires en Corse dont une jugée par François-Marie Cornu et qu’il connait bien le contexte.
L’écoute ? Elle est irrégulière pour plusieurs raisons et le CSM ne pourra donc que l’écarter. D’abord la demande d’interception du procureur n’est pas signée. Ensuite, la retranscription n’a pas été transmise au JLD chargé du contrôle de ce type de mesure. Elle est surtout blanche, autrement dit elle ne comporte ni le nom de celui qui l’a rédigée ni la date. Quant au CD Rom comportant l’enregistrement, il n’a jamais été communiqué à la défense.
Les soi-disant aveux de François-Marie Cornu invoquée par le CSM dans sa première décision ? En fait, il a été interrogé par la commission du CSM qui ne disposait à l’époque ni de l’enregistrement, ni même de sa retranscription, mais d’un simple récit contenu dans un rapport hiérarchique. François-Marie Cornu a répondu comme il pouvait à des questions qu’il ne comprenait pas sur la base d’un document dont personne ne disposait. Aujourd’hui, il conteste formellement les propos qui lui sont imputés.
De toutes ces irrégularités, il découle aux yeux de la défense que les griefs fondés sur l’enregistrement s’effondrent. .
S’agissant de l’article 84 du code de procédure pénale sur lequel se fonde le dessaisissement, l’avocat souligne que l’USM est intervenue devant le Conseil d’Etat pour critiquer très violemment l’usage fait de cet article dans cette affaire.
Reste le compte twitter. François-Marie Cornu nie en être l’auteur. La Chancellerie, embarrassée, invoqué un « faisceau de présomption » : c’est son nom, ses attestations, qui vont dans son sens, donc c’est lui. Visiblement, aucune des diligences de base n’a été réalisée, à commencer par la vérification de l’adresse IP. Olivier Morice souligne que s’il se présentait dans une affaire de diffamation avec si peu d’éléments sur l’auteur, on lui dirait que c’est largement insuffisant. A supposer même que le magistrat ait posté ces documents, ils avaient déjà été examinés par le CSM. Et en quoi le fait de produire des attestations louant ses compétences professionnelles pouvait-il nuire à l’image de la justice ?
Il est 13 heures, Olivier Morice a tenu parole. Le juge Cornu a-t-il un dernier mot à prononcer ? Il remercie son avocat, simplement.
Le magistrat, qui est aujourd’hui vice-président du tribunal d’Aix-en-Provence où il est de nouveau parfaitement bien noté et apprécié de tous, sera fixé sur son sort le 16 décembre.
L’échec de la saisine directe du CSM
Instituée par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, la saisine directe du CSM par le justiciable est une belle idée sur le papier, mais un échec en pratique. Comme certains l’avaient craint à l’époque de sa conception, les justiciables croient qu’il s’agit d’une voie de recours supplémentaire. D’où un très faible nombre chaque année de plaintes jugées recevables et un nombre encore plus faible de dossiers effectivement adressés aux formations disciplinaires. Ainsi, en 2019, sur les 324 plaintes enregistrées, seules 11 ont été déclarées recevables, parmi lesquelles 9 ont été rejetées. Une seule une plainte a été renvoyée devant la formation disciplinaire. Voir les pages 80 et suivantes du rapport annuel 2020.
Référence : AJU104056