Vanessa Codaccioni : « Les détecteurs de mensonges sont en pleine expansion » !
Depuis plusieurs années, la chercheuse Vanessa Codaccioni enquête sur les dispositions d’exception qui grignotent peu à peu nos libertés publiques. Son dernier livre porte sur les détecteurs de mensonges. De plus en plus perfectionnés, adossés aux neurosciences, ils ont conquis 60 pays dans le monde. Dans plusieurs États, y compris en Europe, ils sont utilisés par la justice. Rencontre avec cette passionnée qui nous met en garde contre une société en recherche toujours plus grande d’une forme d’aveu, mais à quel prix ?
Actu-Juridique : Comment vous êtes-vous intéressée aux détecteurs de mensonges ?
Vanessa Codaccioni : Mes travaux précédents portaient sur l’auto-surveillance entre citoyens. J’ai découvert qu’aux États-Unis, des gens achetaient des détecteurs de mensonges pour se surveiller. Au départ, cela m’a amusée. J’ai commencé à lire des articles de presse et de la littérature scientifique sur le sujet, et j’ai réalisé que cela n’avait rien de drôle. Les détecteurs de mensonges s’ancrent dans une technologie de surveillance généralisée. Leurs usages sont très diversifiés : pénaux, médicaux, intimes, psychologiques. En termes de sécurisation des lieux, le détecteur de mensonges apparaît de plus en plus comme la solution idéale.
AJ : Comment est né le détecteur de mensonges ?
Vanessa Codaccioni : Dès 1880, des médecins, des psychologues et des criminologues avaient l’idée que le mensonge provoquait des réactions corporelles. Ils essayaient de plonger les mains des suspects dans de l’eau pour voir si elles bougeaient, écoutaient leur respiration. Plusieurs appareils sont nés pour essayer de mesurer le mensonge. Le « vrai » détecteur de mensonges, appelé polygraphe, naît aux États-Unis en 1920. Des électrodes sont placées sur le doigt, le torse, le bras d’un suspect afin de mesurer des réactions du corps humain à des stimuli. Le mensonge doit s’exprimer par des réactions physiques, telles que l’accélération du rythme cardiaque, de la tension, de la sudation.
AJ : Comment les États-Unis utilisent-ils ce détecteur aujourd’hui ?
Vanessa Codaccioni : Depuis 1930, le détecteur de mensonges n’a plus de valeur de preuve dans un procès pénal aux États-Unis car le gouvernement a estimé qu’il influencerait trop les jurys et pèserait sur le verdict. En revanche, la police l’utilise lors des interrogatoires pour faire avouer les suspects. Sur ce point, les séries et les films sont très réalistes. Il est intéressant de voir que le détecteur de mensonges a été introduit en garde à vue pour atténuer la violence des interrogatoires. Plutôt que de violenter les suspects dans le but d’obtenir des aveux, on les passe au détecteur. Outre ces usages policiers, les Américains utilisent beaucoup les détecteurs dans la sphère privée pour tester la fidélité de leur conjoint, et dans tous les secteurs d’emplois liés à la sécurité. Les entreprises privées, en revanche, ne peuvent plus l’utiliser.
AJ : D’autres pays font-ils usage du polygraphe ?
Vanessa Codaccioni : Oui, son usage dépasse largement les États-Unis. Il est utilisé dans une soixantaine de pays parmi lesquels Israël, la Russie, le Canada, la Roumanie, et plus près de nous, la Belgique, le Royaume-Uni, deux pays qui ont de nombreuses écoles de formation au détecteur de mensonges. L’Inde utilise également énormément le détecteur de mensonges au stade de l’enquête de police, sous des formes diverses : polygraphe mais aussi hypnose, sérums de vérité, injections de sodium. Dans certains pays, le détecteur de mensonges est tellement banal que les accusés eux-mêmes demandent à passer au détecteur de mensonges pour prouver leur innocence. En Roumanie, un homme politique accusé de corruption doit se soumettre au détecteur de mensonges… Cela montre que les gens y croient, alors que c’est de la pseudo-science qui ne marche pas !
AJ : Le lien entre le mensonge et ces manifestations physiques n’a-t-il jamais été établi ?
Vanessa Codaccioni : Non. Ces détecteurs de mensonges sont en réalité des détecteurs de stress. Or rien ne permet aujourd’hui de prouver que quelqu’un qui est stressé ment. Aux États-Unis, dans une affaire de suspicion de transmission de secrets atomiques à des pays étrangers, l’agence nucléaire a envisagé de passer 1 200 employés au détecteur de mensonges. L’Agence nationale de la recherche, soit l’équivalent de notre CNRS, a alors fait une grande enquête sur les détecteurs de mensonges. Celle-ci a rendu un avis très explicite, disant que rien ne permet aujourd’hui de dire que le stress équivaut au mensonge. Lors d’un interrogatoire, plusieurs facteurs peuvent générer des manifestations liées au stress : l’attitude menaçante de la personne qui mène l’interrogatoire, mais aussi une rage de dents, une chaleur excessive, ou bien la peur d’être discriminé parce qu’on est une femme ou parce qu’on est un noir face à un policier blanc. Ces facteurs de stress peuvent générer de faux positifs. C’est un vrai problème aux États-Unis.
AJ : Au-delà des détecteurs de mensonges, votre livre parle de « neurodroit ». En quoi consiste-t-il ?
Vanessa Codaccioni : La neuro-détection du mensonge se développe depuis le 11 septembre, quand les services de renseignement américains et israéliens ont été confrontés à des terroristes qui ne parlaient pas. Le neuro-détecteur de mensonge est alors apparu. Il s’agit d’électrodes placées cette fois sur la tête du suspect et qui visent à repérer un souvenir du crime ou une réaction à l’évocation du crime. Il y a deux types de neuro-détection. Soit le policier va évoquer le crime et regarder si le cerveau « bourdonne », c’est-à-dire si le cortex frontal s’éclaire. Soit il va montrer au suspect une photographie de la victime, de l’arme ou des lieux du crime. Si le cerveau réagit, il va considérer que le suspect est coupable. Cela bouleverse l’expérience en matière policière, judiciaire et de sécurité.
AJ : Quelle science y a-t-il derrière ces dispositifs ?
Vanessa Codaccioni : Les neuro-détecteurs de mensonge s’appuient sur les neurosciences qui sont en pleine expansion et visent à déceler divers phénomènes sociaux, dont le mensonge, à travers l’activité cérébrale. Les neuroscientifiques estiment que leurs détecteurs de mensonges sont fiables à plus de 80 %. Lawrence Farwell, une star mondiale de la neuro-détection du mensonge, prétend que sa machine est fiable à 100 %, et d’autant plus fiable que l’accusé ne parle pas ! C’est la véritable révolution : la personne interrogée dans des affaires extrêmement graves ne parle pas. C’est considéré comme une véritable victoire pour les neuroscientifiques. Les suspects passés au neurodétecteurs peuvent avoir des stratégies de résistances : compter ou chanter dans leur tête. Évidemment, il est beaucoup plus difficile de contrôler son activité cérébrale dans un interrogatoire que de contrôler les battements de son cœur ou sa transpiration. La parole du mis en cause ne compte plus. L’aveu, qui était la reine des preuves, que l’on a essayé d’obtenir par tous les moyens y compris parfois par la torture, ne compte plus. C’est une rupture fondamentale dans l’histoire de la justice et de l’enquête. Michel Foucault disait que le cœur de la justice est de faire parler quelqu’un. Le simple fait qu’un accusé parle, même si ce qu’il dit n’est pas vrai, est une victoire. Aujourd’hui, les images remplacent les mots. On peut se passer de la parole d’un accusé mais pas de sa présence. Il doit faire acte de présence avec des électrodes sur la tête. Les enquêteurs le regardent. C’est comme une autopsie mais avec une personne vivante qui ne parle ni ne bouge. Des résistances s’expriment mais l’influence des neuroscientifiques s’étend de manière indéniable.
AJ : La justice s’appuie-t-elle sur ces détecteurs de mensonges ?
Vanessa Codaccioni : Les pays qui utilisent le polygraphe s’en servent tous au stade de l’enquête de police. En Europe, la Belgique s’en sert depuis une vingtaine d’années pour les affaires particulièrement graves de terrorisme, de meurtres très violents ou de crimes sans preuves : en tout, 450 affaires par an. Le Royaume-Uni l’utilise uniquement pour gérer la délinquance et la criminalité sexuelle. Les anciens détenus pour criminalité sexuelle sont suivis à l’aide d’un détecteur de mensonges en vue de prévenir la récidive. Ils y sont soumis tous les six mois, à vie. S’ils échouent au test du détecteur de mensonges, ils retournent en prison. Cette pratique a lieu également au Canada, aux États-Unis, en Russie. Aujourd’hui, cela touche ce que j’appelle des « indéfendables » : des criminels sexuels, des pédophiles, des terroristes. Mais une proposition de loi a été déposée au Royaume-Uni pour que le dispositif soit étendu aux auteurs de violences conjugales. En Allemagne, il y a eu des recours au détecteur de mensonges dans les affaires civiles, dans les cas de divorce pour savoir si le conjoint a menti, et dans le cas de dispute de garde d’enfants pour savoir s’il a violenté les enfants. Comme tout dispositif d’exception, l’usage du détecteur de mensonges s’étend progressivement…
AJ : Les données du détecteur de mensonges ont-elles valeur de preuve au pénal ?
Vanessa Codaccioni : Seule la Russie utilise le détecteur de mensonges comme preuve au pénal. La Cour suprême russe a considéré que c’était légal. En Inde, il est arrivé deux fois que des accusés soient condamnés à la prison à perpétuité sur la base de détecteur de mensonges, mais cela a été cassé par la Cour suprême. Aux États-Unis, les détecteurs de mensonges ont été écartés du procès pénal dès les années 1930. Mais il y a danger : des entreprises et des chercheurs neuroscientifiques essaient de faire rentrer les détecteurs dans les tribunaux américains. Ils y arrivent pour le moment uniquement en défense. Les résultats des détecteurs ne peuvent donc pas permettre de faire condamner quelqu’un, mais des accusés peuvent demander à s’y soumettre pour prouver leur innocence. Saisie du sujet, la CEDH a estimé qu’il était possible d’utiliser les détecteurs de mensonges comme preuve mais à condition que cela ne soit pas la seule preuve et que d’autres investigations aient été menées.
AJ : Qu’en est-il en France ?
Vanessa Codaccioni : En France, le polygraphe est utilisé uniquement par les services de renseignement notamment par la DGSI pour tester ses agents et ses sources. Mais au moment de l’affaire Merah, des voix s’étaient fait entendre pour qu’on autorise le polygraphe comme en Belgique dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, car Mohammed Merah avait passé de nombreux interrogatoires avant de passer à l’acte et les policiers n’avaient rien vu. En 2021, lors de la dernière révision des lois de bioéthique, des députés français sont partis aux États-Unis pour regarder comment fonctionnent les détecteurs de mensonges neuroscientifiques. Ils sont revenus totalement effrayés par cette pseudo-science. On a inscrit dans la loi que la justice ne pourrait pas utiliser l’imagerie fonctionnelle, c’est-à-dire l’observation de l’activité du cerveau, précisément pour qu’il n’y ait jamais en France une neuro-détection du mensonge. Quelques polygraphes essaient bien de monter leur affaire en France. Pour le moment, cela ne marche pas véritablement, contrairement à ce qui se passe en Israël, en Russie, en Inde ou aux États-Unis.
AJ : Que proposent ces neuroscientifiques pour surveiller les frontières ?
Vanessa Codaccioni : La surveillance algorithmique, conceptualisée en Israël, se développe. Le principe est d’installer des détecteurs de mensonges aux frontières, notamment dans les aéroports. Ils sont couplés à un agent conversationnel, c’est-à-dire à une machine qui pose des questions et analyse les réactions de la personne : ses yeux, la dilatation de ses pupilles, la fréquence de sa voix, le temps de réponse à la question. Ces données permettent d’établir un score de risque. S’il est élevé, la personne est fouillée et interrogée par les agents. Il a été prouvé que ce test est très discriminatoire, notamment à l’égard de personnes en situation de handicap ou de migrants qui peuvent avoir un regard plus figé en raison du stress post-traumatique. Ils risquent d’avoir des scores très élevés et d’être considérés comme ayant des intentions malveillantes en termes de sécurité. Cette surveillance algorithmique est donc un premier filtre avant l’intervention des agents humains. L’un de ces dispositifs, européen, s’appelle IborderCtrl. Il a été utilisé en Arizona, à New York JFK, et il est testé dans des aéroports en Europe de l’Est dans le cadre d’un programme financé par l’Union européenne à hauteur de 4 millions d’euros. L’Union européenne refuse aujourd’hui d’en communiquer les résultats malgré les demandes de la Cour de justice de l’Union européenne.
AJ : Pourquoi ces neurodétecteurs intéressent-ils les entreprises ?
Vanessa Codaccioni : Dans la plupart des pays, les entreprises ne peuvent pas utiliser de détecteurs de mensonges sur leurs salariés. Néanmoins, dans les pays où c’est autorisé, elles le font ! Ainsi, Auchan utilise à fond les détecteurs de mensonges dans sa filiale russe. Cette entreprise française a soumis 120 employés au programme « Eye Detect », qui propose une détection des mensonges en 3 minutes en regardant les pupilles des employés. Dans certains pays, Best Western ou Mac Donald, utilisent « Eye Detect » contre les salariés dans le cadre de conflits d’entreprise, ou lors d’entretiens d’embauche, pour savoir si un candidat est recrutable ou non.
AJ : Comment voyez-vous l’avenir de la détection du mensonge ?
Vanessa Codaccioni : Il ne faut pas être trop alarmiste, mais deux évolutions sont possibles. Sur le plan judiciaire, il est à craindre que ce type de détecteur de mensonges intègre un jour les tribunaux au titre de preuve au pénal. En termes de surveillance, il est probable que des neurodétecteurs se développent partout et que l’on doive un jour s’y soumettre pour entrer dans un festival ou dans un stade de foot. Ces détecteurs de mensonges montrent aussi que le test est devenu central dans nos vies quotidiennes et dans nos relations. On pense qu’il permet de mieux se connaître et mieux connaître autrui. Nous devenons des testeurs et des testés.
Référence : AJU013r6