À Nanterre, quand le juridique dialogue avec l’intime

ou comment le génocide rwandais est raconté aux étudiants
Publié le 06/12/2023

En 2001, Dafroza Gauthier, survivante du génocide rwandais, fondait, avec son mari Alain, le collectif des parties civiles pour le Rwanda afin de faire juger les génocidaires qui ont trouvé refuge en France. Plus de 20 ans plus tard, seuls six d’entre eux ont été jugés. Le parcours de ce couple, qui traque les tueurs et collecte les preuves en vue d’un procès, est le cœur d’un album debande dessinée, Rwanda, à la poursuite des génocidaires, paru en septembre aux éditions Steinkis. Le 26 octobre dernier, invitée par Anne-Laure Chaumette, co-directrice de l’UFR de Droit et de Science politique de l’université de Nanterre, Dafroza Gauthier rencontrait les étudiants en droit international de l’université de Nanterre. Elle leur a raconté le long combat qu’est devenu sa vie depuis le génocide.

Les Escales / Steinkis

Discrètement, elle arrive dans le grand amphithéâtre de l’université de Nanterre, le pas aussi léger que le sujet qu’elle vient aborder est lourd. Élégante, maquillée avec soin, Dafroza Gauthier, rescapée du génocide rwandais, vient à la rencontre des étudiants du cursus de droit international de Nanterre. Ils sont environ 200 à prendre place face à elle. Aucun d’entre eux n’était né au printemps 1994, quand le Rwanda, petit pays de près de huit millions d’habitants, fut le théâtre d’un génocide. Plus d’un million de Tutsis furent exterminés, la plupart pendant les 15 premiers jours du génocide, avec le concours de toutes les forces policières, militaires et administratives du pays. Avec des mots simples et puissants, Dafroza Gauthier vient raconter cela : l’extermination méthodique d’un peuple, l’impunité des tueurs, la difficile reconstruction des rescapés. Et, aussi, ce qu’elle affronte au quotidien : les difficultés à faire juger les génocidaires.

Elle raconte l’histoire de son pays à la première personne et s’étend sur une période dont on parle peu : celle d’avant les tueries. Comme tous les génocides, celui du Rwanda a été préparé des dizaines d’années avant les massacres. Ses prémices remontent à la colonisation par les Allemands, à la fin du dix-neuvième siècle, puis par les Belges, après la Seconde Guerre mondiale. « L’idée d’ethnie est une invention de la colonisation européenne allemande puis belge. Ils ont cherché à montrer que les différences hutu et tutsi étaient très fortes ce qu’était faux. Ils ont transformé des catégories sociales, existant avant la colonisation, en catégories raciales ». En 1931, de nouvelles cartes d’identité apparaissent, portant la mention « hutu » ou « tutsi ». « À partir de là, la société rwandaise a été figée », explique Dafroza Gautier.

Dès la fin des années 50, les Tutsis du Rwanda sont discriminés, traités comme des citoyens de seconde zone. Ils font l’objet de discours haineux et de massacres réguliers. Ce contexte colore les souvenirs d’enfance de Dafroza. « Il y avait mille et une façons de déshumaniser cette catégorie avant de l’achever complètement en 1994 ». Les Tutsis sont écartés de la fonction publique, de l’armée, chassés, tués, emprisonnés . « Déjà à l’école primaire, on était montrés du doigt. Il fallait se taire, se faire petit. On a grandi comme ça. Les pères ou les grands garçons étaient soupçonnés de faire de la politique. J’ai perdu mon père dans un pogrom en 1963. Il y avait des quotas scolaires. Il devait y avoir 10 % de Tutsis par classe et je pense qu’on ne les atteignait même pas. Dans ma classe, on a été deux Tutsis à accéder au collège ».

Dafroza parle d’une voix flûtée, un peu traînante. Et pour raconter les mois du génocide, cette voix d’une grande douceur dit des faits d’une violence inouïe, à la limite de l’imaginable. « Il y avait eu des mariages mixtes. Si on avait un papa hutu, on était hutu. Si on avait un père tutsi, on était tutsi. Il y a eu des drames épouvantables. Des pères ont été obligés de tuer des enfants qui ressemblaient à leur mère tutsi ». Toutes les familles ont été concernées par le génocide.

« Car il n’y avait pas que les tueurs. Si on ajoute ceux qui dénoncent les Tutsis, on estime que 3 à 4 millions de personnes ont pris part au génocide ».

En 2001, Dafroza et son mari Alain fondent le collectif des parties civiles pour le Rwanda dans le but de poursuivre les présumés génocidaires qui sont sur le territoire français. « Il y a tous ces morts qui n’ont rien demandé. Des hommes, des bébés, des vieillards, des jeunes comme vous. C’était nos voisins, nos amis, nos familles, nos amis, nos frères et sœurs. Nous avions une responsabilité vis-à-vis d’eux. Je suis une survivante, je ne suis pas morte, je suis là, alors je fais quoi ? », développe-t-elle, devant des étudiants suspendus à ses lèvres. Son mari, Alain, est alors prof de français. Elle est ingénieur chimiste. « Nous étions de simples citoyens, nous n’avions aucune notion de droit contrairement à vous ». Le couple se met à collecter des témoignages de survivants et de témoins des massacres. « Nous habitons ici et nous devons nous rendre plusieurs fois au Rwanda, parfois 7 fois pour monter un dossier. Le tout est de ne pas se décourager ». Le collectif a déposé une quarantaine de plaintes.

Ce jour-là, à Nanterre, Dafroza n’est pas seule. À sa droite se trouve Thomas Zribi, journaliste. À sa gauche, Damien Roudeau, dessinateur. Les deux hommes ont consacré au couple Gautier un beau roman graphique, Rwanda, à la poursuite des génocidaires, paru en septembre aux éditions Steinkis. On y voit le couple Gautier pister les tueurs, chercher à identifier les témoins, sillonner le Rwanda en voiture. « On ne devrait pas faire ce travail », dit Dafroza. Thomas Zribi a également signé un documentaire du même nom, diffusé sur la chaîne LCP. Mettre en image un récit aussi insoutenable a posé des cas de conscience au binôme. Fallait-il tout montrer ? Ou au contraire cacher l’horreur ? « Les récits sont suffisamment durs pour ne pas en rajouter », posent-ils. L’album montre les charniers avec pudeur, redonne un visage aux morts, donne autant que possible la parole aux survivants. Tout au long de la conférence, ces pages à la fois dures et lumineuses, s’affichent en plein écran derrière Dafroza. Ces supports médiatiques aident Dafroza et Alain à faire connaître et comprendre leur combat.

Quel rôle la France a-t-elle joué dans le génocide ? La question est au cœur de la conférence. En 2021, une commission d’historiens présidée par Vicent Duclert remettait au président de la République, Emmanuel Macron, un rapport de 1 200 pages pointant les responsabilités accablantes de la France. « Tout passait par l’Élysée, les députés n’étaient pas au courant. Ce n’est pas une opinion. Les archives le montrent clairement ».

À la fin du génocide, le Rwanda est exsangue. « Il n’y avait plus d’école, plus de justice, plus d’hommes. Tout était à reconstruire ». Le Rwanda se met à juger les tueurs. « Les autorités se sont inspirées des tribunaux populaires qui existaient : quand les voisins avaient un différent, des sages sur la colline tranchaient. Les personnes jugées ont été séparées en trois catégories : les penseurs et organisateurs, les grands exécutants – chefs militaires, gendarmes -, jusqu’à la toute petite cellule de la colline qui regroupait dix maisons ». Deux millions de procès ont lieu. Un million sept cent mille personnes ont été condamnées. Mais certains ont pris la fuite, échappant ainsi à la justice de leur pays. « Ceux qui avaient des moyens se sont envolés loin du Rwanda. Ceux qui avaient des amitiés, des complicités, des amis en France sont ici » !

Entre 100 et 400 personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide vivraient aujourd’hui en France… Certains d’entre eux font l’objet de mandat d’arrêt international. La France refuse de les extrader au nom de la non-rétroactivité de la loi punissant le génocide. « La Cour de cassation a toujours refusé que les personnes vivant en France soient extradées au Rwanda. Il revient donc à la France au nom de la compétence universelle de juger ces personnes sur son sol. » Cela prend du temps et des moyens : il faut envoyer des gendarmes au Rwanda faire des enquêtes… Ce n’est donc qu’en 2014, 20 ans après les faits, que le premier procès a eu lieu en France.  « On a jugé très tard », déplore Dafroza. Entre-temps, des preuves se sont perdues. « Des témoins meurent, disparaissent. On a déjà des non-lieus pour faute de preuves. C’est très compliqué de juger 30 ans après. Il n’existe pas d’archives au Rwanda. On est obligés de se baser sur la parole des victimes et sur celle des bourreaux. Beaucoup de gens très âgés vont mourir sans avoir été jugés !  ».

En 2024, cela fera 30 ans que le génocide a eu lieu. Le Rwanda se reconstruit tant bien que mal. Aujourd’hui, la population du Rwanda atteint 14 millions d’habitants. 70 % d’entre eux sont nés après le génocide. « La part des rescapés est infime, ils sont très abîmés physiquement et mentalement ». Les jeunes aujourd’hui refusent de se dire « Tutsi » ou « Hutu » : ils sont simplement Rwandais. Six procès ont eu lieu en France, donnant lieu à trois condamnations définitives et à trois autres faisant l’objet d’un appel.  « C’est peu, très peu », souffle Dafroza. En 2012, la création du pôle génocide et crimes contre l’humanité au tribunal judiciaire de Paris a donné plus de moyens d’enquête à la justice. « Aujourd’hui il y a plus de 130 enquêteurs qui instruisent à charge et à décharge », précise Dafroza.

Dans la salle comble, les étudiants ne quittent pas Dafroza des yeux. À la fin de la conférence, ils posent de nombreuses questions. Le juridique dialogue alors avec l’intime, le droit avec l’émotion. La première question porte d’ailleurs sur ce va-et-vient. « Comment arrivez-vous à mettre vos affects de côté pour mener ce combat juridique ? », interroge ainsi une jeune femme. Dafroza marque un long temps de pause. « Un génocide est tellement cataclysmique que soit tu t’enfonces dans ton canapé et tu meurs, soit tu essayes de faire quelque chose pour survivre. L’action aide à ne pas s’écrouler, je le ressens encore plus aujourd’hui que quand on a fondé le collectif des parties civiles pour le Rwanda. C’est juste ça » ! Un autre étudiant enchaîne : « Que peut la justice face à une telle tragédie ? ». « Réparer, réconcilier, évoquer, ne jamais oublier », énumère Dafroza. Et même, peut-être, faire office de sépulture. « Au Rwanda personne n’a été enterré. Les gens ont été dénudés et jetés dans des fosses communes, vivants ou morts. On a déterré les morts, des cadavres, des ossements. La seule manière de leur donner une certaine dignité, de les habiller comme il faut, c’est de leur offrir la justice »…

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