Autorité de chose jugée et reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre
Cet arrêt de la Cour de cassation du 19 juin 2024 était attendu car la Cour prend position sur l’autorité de chose jugée de la décision étrangère et l’application de la règle française de concentration des moyens issue de sa jurisprudence Cesareo. En d’autres termes il s’agissait de savoir si un jugement rendu dans un autre État membre et reconnu en France, rejetant une demande d’indemnisation fondée sur la responsabilité quasi délictuelle, s’oppose à la recevabilité d’une demande d’indemnisation concernant les mêmes faits mais fondée sur la responsabilité contractuelle.
Cass. 1re civ., 19 juin 2024, no 19-23298
Afin d’apprécier l’intérêt de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 19 juin 2024, il semble pertinent de revenir sur le contexte et de rappeler quelques fondamentaux, à commencer par l’autorité de chose jugée.
L’autorité de chose jugée est une notion dont l’appréhension reste complexe. Les spécialistes soulignent combien il est difficile d’en tracer les contours1.
L’autorité de chose jugée présenterait en réalité deux facettes. L’autorité positive de chose jugée, d’une part, conduit à imposer au cours d’une instance la prise en compte de ce qui a été jugé lors d’une instance antérieure. L’autorité négative de chose jugée, d’autre part, implique que le juge saisi d’un litige déjà tranché refuse de statuer à nouveau2.
C’est ce second aspect qui nous intéresse ici. En effet, dans le cadre d’un contentieux international, c’est l’autorité négative de chose jugée qui sera sollicitée pour s’opposer à l’ouverture d’une procédure en France alors qu’un jugement étranger a déjà tranché le litige. Assurément, pour pouvoir invoquer l’autorité de chose jugée d’une décision étrangère, encore faut-il qu’elle produise ses effets en France3. En droit international privé commun, cela passe par un contrôle de sa régularité au besoin lors d’une procédure d’exequatur pour les jugements en matière patrimoniale. En droit international privé européen, les instruments communautaires, et notamment le règlement de Bruxelles I, puis sa version refondue, Bruxelles I bis, posent un principe de reconnaissance de plein droit dans chacun des États membres des décisions rendues par les juridictions d’un autre État membre sans qu’il soit besoin de recourir à aucune procédure4.
Dès lors, à supposer qu’un jugement étranger soit reconnu en France, il est susceptible de s’opposer à l’ouverture d’une nouvelle procédure. Il faut pour cela démontrer une triple identité d’objet, de cause et de parties. En effet, il résulte de l’article 1355 du Code civil5 qu’il « faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ».
Cela dit, revenons à l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt sous commentaire.
La société Récamier, de droit luxembourgeois, avait engagé la responsabilité délictuelle de son ancien administrateur en lui reprochant de prétendus détournements d’actifs devant les juridictions luxembourgeoises. Toutefois, les juges luxembourgeois avaient déclaré cette demande mal fondée car la responsabilité encourue par le défendeur était de nature contractuelle.
La société avait alors assigné en France l’ancien mandataire sur le fondement de la responsabilité contractuelle et ce dernier a soulevé devant les juges français une fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée de la décision rendue au Luxembourg.
La cour d’appel avait accueilli cette fin de non-recevoir en appréciant l’autorité de chose jugée sous le prisme du droit français.
À cet égard, depuis l’arrêt Cesareo6, dans le cadre de la vérification de la triple identité d’objet, de cause et de parties, le concept de « cause » comprend uniquement les faits sur lesquels la première affaire est fondée, peu importe les moyens juridiques invoqués7. En d’autres termes, il suffit que les faits qui sous-tendent la demande soient identiques, peu importe que, dans la seconde instance, le demandeur fonde ses prétentions sur un autre fondement juridique. Cela se traduit par le fait que les plaideurs ont intérêt dès la première instance à soulever tous les moyens possibles pour arriver à leur fin, sous peine d’en être empêchés ultérieurement puisque leur action serait irrecevable, comme se heurtant à l’autorité de la chose jugée tirée de la décision rendue dans la première procédure. C’est la règle de « concentration des moyens ».
Cet arrêt relançait le débat sur la loi applicable à l’autorité de la chose jugée. Débat inépuisable qui oscille principalement entre les tenants de l’application de la loi du for devant lequel la fin de non-recevoir est soulevée8, et les tenants de l’application de la loi du pays d’origine de la décision9, avec une variante pour une application distributive des deux lois, voire une application cumulative10.
Ce débat est encore exacerbé dans le contexte communautaire par deux éléments. Premièrement, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) semble prôner depuis l’arrêt Gothaer de 201211 une définition autonome de l’autorité de chose jugée pour l’interprétation du règlement Bruxelles I. Deuxièmement, dans l’arrêt Hoffman contreKrieg12, la Cour de justice a jugé qu’une décision étrangère reconnue en vertu de l’article 26 de la convention de Bruxelles (devenu l’article 33 du règlement Bruxelles I) doit déployer, en principe, dans l’État requis, les mêmes effets que ceux qu’elle a dans l’État d’origine, ce dont il s’infère que la décision passe les frontières en gardant ses propriétés selon la loi de l’État d’origine.
Dans l’affaire sous commentaire, la Cour de cassation avait choisi de renvoyer des questions préjudicielles à la Cour de justice par un premier arrêt en date du 17 novembre 202113. À vrai dire, ces questions étaient très pertinentes et on peut les résumer de la manière suivante. La Cour de cassation s’interrogeait dans un premier temps sur l’étendue de la définition autonome de l’autorité de chose jugée et, plus spécialement, sur la question de savoir si, au sens de cette définition, l’identité de cause est établie lorsqu’une partie invoque des moyens de droit différents (responsabilité délictuelle puis responsabilité contractuelle) pour obtenir une même chose (réparation d’un même préjudice). Parallèlement, et dans l’hypothèse où il faudrait laisser une place au conflit de lois, elle se demandait s’il fallait appliquer exclusivement la loi du pays d’origine à la question de l’autorité de chose jugée ou si on pouvait en revenir à la loi du for requis s’agissant des conséquences procédurales attachées à l’autorité de chose jugée.
Néanmoins, la Cour de cassation a retiré ses questions préjudicielles au lendemain de l’arrêt rendu par la CJUE le 8 juin 202314 dans une affaire opposant la BNP à un de ses anciens salariés, laquelle portait sur la question de la recevabilité d’une action du salarié en France après qu’il eut déjà obtenu un jugement en sa faveur au Royaume-Uni (avant le Brexit) mais sur d’autres demandes.
Le nœud du problème résidait alors dans l’application ou la non-application de la règle de concentration des demandes ou, plus précisément, la règle abuse of process qui s’applique au Royaume-Uni et qui s’oppose au renouvellement d’une instance lorsque le demandeur aurait pu exposer toutes ses demandes au cours d’une première instance mais qu’il s’en est abstenu et qu’il refait un procès plus tard contre le même défendeur pour porter d’autres revendications. En droit français, une règle très proche, celle de la concentration des demandes, était consacrée par un article R. 1452-6 du Code du travail (abrogé par un décret du 20 mai 2016, mais qui était susceptible de s’appliquer aux faits de l’espèce).
Dans sa décision du 8 juin 2023, la Cour de justice a rappelé que le mécanisme de reconnaissance de plein droit permet d’assurer la libre circulation des jugements et de garantir la confiance réciproque des États. En conséquence, en principe, la décision étrangère reconnue dans un autre État membre doit être parée des attributs dont elle est dotée par la loi de son État d’origine. Mais, s’agissant du principe de concentration des demandes, c’est une règle de nature procédurale dont l’objectif n’est autre que d’éviter une multitude de procès là où un seul suffirait car la même relation juridique donne lieu à plusieurs demandes qu’il était possible de regrouper. Cela ne relève pas de la loi de l’État d’origine mais de celle de l’État requis. Ainsi, la CJUE réserve l’application de la règle de concentration des demandes si elle existe dans l’État requis au titre de loi procédurale du for.
Dans l’arrêt sous commentaire, la Cour de cassation se réfère directement à la jurisprudence de la CJUE qu’elle applique en l’espèce avant de se raviser en opportunité pour finir par ne pas appliquer la règle de concentration des moyens. C’est donc ici une application nuancée de la solution de la Cour de justice à propos de l’obligation de concentration (I). Certes, en l’espèce, le résultat est opportun mais le raisonnement de la Cour de cassation paraît contestable (II).
I – Une application nuancée de la jurisprudence de la CJUE à propos de l’obligation de concentration
La Cour de cassation cite in extenso des passages de la décision de la Cour de justice. L’article 33 du règlement Bruxelles I15, posant une règle de reconnaissance de plein droit des jugements rendus dans un autre État membre, et ne souffrant que quelques exceptions de non-reconnaissance limitativement prévues à l’article 36, « s’oppose à ce que la reconnaissance, dans l’État membre requis, d’une décision concernant un contrat de travail, rendue dans l’État membre d’origine, ait pour conséquence d’entraîner l’irrecevabilité des demandes formées devant une juridiction de l’État membre requis au motif que la législation de l’État membre d’origine prévoit une règle procédurale de concentration de toutes les demandes relatives à ce contrat de travail, sans préjudice des règles procédurales de l’État membre requis susceptibles de s’appliquer une fois cette reconnaissance effectuée ».
La Cour de cassation en déduit dans un premier temps que « les juges de l’État requis, après avoir reconnu le jugement rendu dans un autre État membre, peuvent faire application, en tant que règle de procédure, de la règle de concentration des moyens en vigueur dans leur ordre juridique ».
On ne peut que relever le glissement de la concentration des demandes, seule visée dans l’arrêt BNP par la CJUE, vers la concentration des moyens, seule en cause dans l’affaire soumise à la Cour de cassation. Celle-ci applique la règle dégagée par la CJUE, à propos de la concentration des demandes, à la concentration des moyens.
Un tel raisonnement surprend.
Effectivement, nous avons évoqué en introduction l’idée qu’en droit français la concentration des moyens participe à la notion de « cause ». Celle-ci comprend, depuis l’arrêt Cesareo, les éléments de faits quels que soient les moyens de droit à l’appui de la prétention. Ce qui nous ramène à l’une des conditions de l’autorité négative de chose jugée qu’est l’identité de cause.
Certes, la CJUE tend à développer une conception autonome de l’autorité de chose jugée mais elle a simplement dit dans son arrêt du 8 juin 2023 qu’une règle de concentration des demandes ne relève pas de l’autorité de chose jugée.
Est-ce suffisant pour en déduire, au nom d’une conception autonome, que la règle française de concentration des moyens ne participe pas de l’autorité de chose jugée dans le contexte du droit international privé communautaire ?
Si la Cour de cassation faisait cela, on ne serait pas nécessairement en présence d’un revirement de la jurisprudence Cesareo en droit interne mais ce serait sa condamnation en droit international privé.
Quoi qu’il en soit, à ce stade du raisonnement, on s’attendait à ce que la Cour de cassation conclue à l’application de la règle de concentration des moyens en tant que lex fori et, partant, approuve la cour d’appel d’avoir déclaré la demande de la société irrecevable. D’ailleurs, s’agissant de l’affaire BNP Paribas, la Cour de cassation a effectivement fait application de la règle française de concentration des demandes au titre de loi du for de la procédure pour déclarer la demande du salarié irrecevable16.
Ce n’est pas la position de la Cour de cassation dans la présente espèce ! Au contraire, elle casse l’arrêt de la cour d’appel qui avait déclaré l’action de la société Récamier irrecevable.
En réalité, la haute juridiction opère une pirouette et considère en opportunité qu’il n’y a pas lieu d’étendre le champ d’application de la règle prétorienne de concentration des moyens lorsque l’instance initiale se déroule devant une juridiction étrangère, « son application étant de nature à porter une atteinte excessive au droit d’accès au juge en ce qu’elle n’est pas, dans ce contexte, suffisamment prévisible et accessible ».
Assurément, l’application de la règle de concentration des moyens aurait été inopportune. Il semble que le juge luxembourgeois ne connaisse pas de principe équivalent et qu’une même demande fondée sur la responsabilité contractuelle au lieu de la responsabilité délictuelle serait recevable au Luxembourg17. Faire barrage en France au demandeur qui aurait pu agir dans le pays d’origine de la première décision porte effectivement atteinte aux objectifs de prévisibilité et de sécurité juridique du système de Bruxelles. On oppose au plaideur une règle qu’il ne pouvait pas prévoir lorsqu’il a intenté son action initialement au Luxembourg.
Toutefois, ce volte-face surprend d’autant plus que, s’agissant de la règle de concentration des demandes, la jurisprudence française s’était fixée sur sa non-application en présence d’une première procédure intervenue à l’étranger18. Cependant, force est de reconnaître que cette position a manifestement été abandonnée après l’arrêt de la CJUE du 8 juin 202319.
On ne peut donc pas ignorer un certain malaise et l’on se demande s’il n’aurait pas été plus judicieux de maintenir les questions préjudicielles posées à la CJUE à la suite de l’arrêt Récamier n° 1, rendu en novembre 2021. Ce que la Cour de justice a dit à propos de la règle de concentration des demandes valait-il aussi pour la règle de concentration des moyens ? Ce n’est pas si évident que cela20 et c’est peut-être de là que vient le malaise.
Effectivement, n’aurait-il pas été plus cohérent de considérer qu’à la différence de la règle de concentration des demandes, la règle de concentration des moyens participe à l’autorité de la décision ? Il faudrait alors s’en remettre à la loi du juge d’origine de la décision. Cela conduirait en l’espèce à la même solution : permettre l’action de la société en France dans le respect des prévisions des parties puisqu’a priori, une telle action aurait été recevable au Luxembourg.
Dès lors, plutôt qu’un raisonnement qui ressemble à une application par analogie, n’aurait-il pas fallu retenir une interprétation a contrario de la solution de la CJUE qui a été adoptée à propos de la concentration des demandes et non pas à propos de la concentration des moyens ?
II – Une application contestable de la jurisprudence européenne ?
Nous ne reviendrons pas sur le fait que donner une définition autonome de l’autorité de chose jugée paraît contrevenir au principe d’autonomie procédurale des États membres21. Quoi qu’il en soit, la CJUE entend européaniser la notion d’« autorité de chose jugée ». Et il semble qu’une règle de concentration des demandes ne participe pas à l’autorité de chose jugée. Un auteur trouve décevante l’affirmation de la CJUE selon laquelle ladite notion ne recouvre pas la règle de concentration des demandes au motif que cette règle a pour objet d’éviter la multiplication des instances. En effet, l’autorité de chose jugée a « précisément pour effet d’éviter qu’une même question fasse l’objet de différentes procédures »22.
De même, affirmer que la règle de concentration des demandes est une règle de procédure ne choque absolument pas, mais l’autorité de chose jugée est aussi une règle de procédure. Il aurait été plus juste de dire que la règle de concentration des demandes est une règle de procédure qui ne relève pas de l’autorité de chose jugée.
Mais la question ici n’est pas vraiment de savoir si l’on partage ou non la conception de la CJUE à propos de la concentration des demandes. Il s’agit plutôt de se demander si on peut sans hésitation (comme semble l’avoir fait la Cour de cassation) en déduire que la notion européenne d’« autorité de la chose jugée » ne recouvre pas non plus la règle de concentration des moyens.
Du côté de la jurisprudence française, il semble que, en droit interne, il arrive que la Cour de cassation dérape et qu’elle utilise une notion pour l’autre. Il est vrai que l’on s’accorde pour admettre que le maniement de ces deux concepts soit délicat23. Cependant, la haute juridiction s’efforce de distinguer les deux concepts. Ainsi, on relève régulièrement dans les attendus des arrêts de la Cour de cassation que « s’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à justifier celle-ci, il n’est pas tenu de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur les mêmes faits »24.
L’approche de la CJUE est convaincante à propos de la règle de concentration des demandes qui ne relève pas de la définition de l’autorité de la chose jugée, d’autant plus que, selon les matières, son application est prescrite ou pas. Au risque de faire une lapalissade, force est de reconnaître que l’autorité de chose jugée est un concept qui devrait s’imposer en toute hypothèse, sans que l’on puisse en faire varier la définition, et l’on ne devrait pas faire de distinction selon que le jugement est intervenu dans une matière ou une autre. Or, une telle distinction existe pour l’application de la règle de concentration des demandes.
Ainsi, la règle a été abrogée en matière de contrat de travail. En revanche, en matière de divorce, les articles 270 et 271 du Code civil obligent à concentrer la demande en divorce et la demande de prestation compensatoire.
Cette règle de procédure ne relève donc pas de la question de l’autorité de chose jugée.
À cet égard, la Cour de cassation a fait application des articles 270 et 271 du Code civil dans une affaire qu’elle a jugée le 7 février 202425 et cela l’a conduit à déclarer irrecevable une demande de prestation compensatoire car le divorce avait déjà été prononcé en Belgique. Un commentateur a souligné que l’irrecevabilité n’est « pas tirée d’une autorité de chose jugée à l’étranger mais, plus simplement, de l’application de la règle française de concentration des demandes au sein de l’instance en divorce »26.
Au passage, on notera que la Cour de cassation est décidément très mal à l’aise avec les questions de concentration car, dans cette espèce, elle a jugé que la règle de concentration des demandes s’appliquait parce que la loi française était applicable à l’obligation alimentaire. Autrement dit, elle considère que la règle de concentration des demandes ne relève pas de la loi applicable à la procédure mais de la loi applicable au fond !
Mais si on convient que la concentration des demandes ne se rattache pas à l’autorité de chose jugée27 et qu’il est concevable d’adhérer à la conception de la CJUE qui soumet cette question à la loi du for de l’État requis, peut-on faire de même avec la règle de concentration des moyens ?
En droit interne, bien que cette règle soit contestée28, la Cour de cassation semble en faire une composante de l’autorité de chose jugée.
Cependant, il nous faut nous attacher à l’approche européenne puisque la question s’intègre ici dans le contexte de la circulation et de l’effet des jugements sous l’empire du système de Bruxelles. Or, rien ne permet de dire que la CJUE considère que la règle de concentration des moyens ne se rattache pas à l’autorité de la chose jugée.
Pour s’en convaincre, il suffit de s’attarder sur un arrêt rendu par la CJUE, le 29 juin 201029, dans lequel elle a affirmé que l’autorité de chose jugée s’attache aux faits et aux points de droit qui ont été effectivement jugés.
Certes, cette citation apporte de l’eau au moulin de ceux qui critiquent la jurisprudence Cesareo en regrettant que l’on confère une autorité à ce qui n’a pas été jugé30. Quoi qu’il en soit la CJUE semble intégrer dans la définition de l’autorité de chose jugée les faits et les moyens de droit. Une règle de concentration des moyens devrait donc être rattachée à l’autorité de chose jugée. Partant, il n’est pas certain que la CJUE considère que la règle de concentration des moyens soit une règle de « pure procédure »31.
Il faut toutefois reconnaître que, dans l’affaire jugée par la Cour de justice en 2010, il n’était pas question de circulation des jugements au sein de l’Union européenne. Dans cette affaire, l’autorité de chose jugée était invoquée contre la commission qui avait entrepris un premier recours en manquement contre le Luxembourg, lequel avait été condamné, puis elle avait commencé une seconde procédure contre le Luxembourg, lui reprochant toujours d’avoir manqué à son obligation de transposition de la même directive mais, cette fois, la disposition nationale incriminée n’était pas la même.
On ne peut donc pas induire de cet arrêt une quelconque prise de position à l’égard de la question qui nous préoccupe.
De même il est difficile de conclure que l’arrêt de la CJUE du 8 juin 2023 prend position sur toutes les règles de concentration, dont l’application relèverait de la lex fori de l’État requis.
La Cour de cassation a sans doute pressenti les difficultés pratiques qui s’évincent d’une telle conception. En conséquence, elle a cherché à contourner la difficulté en énonçant que la règle de concentration des moyens ne s’applique pas lorsque le premier jugement émane d’une juridiction étrangère.
Conclusion
En définitive, il est certain que si l’on veut une véritable harmonisation des solutions garantissant un degré de prévisibilité satisfaisant pour les parties, il est important que les jugements circulent dans l’Union européenne (UE), dotés des attributs que le droit de leur État d’origine leur a conféré ; d’où une approbation sans réserve de la solution qui consiste à soumettre cette question des attributs du jugement (donc son autorité) à la loi de l’État d’origine. Les parties ont plaidé dans un État accompagnées par des professionnels du droit qui connaissent les règles en vigueur dans ledit État, il serait ensuite regrettable qu’elles puissent profiter du système pour aller réclamer dans un autre État quelque chose qu’elles n’auraient pas pu obtenir la première fois. De la même façon, il serait injuste de déclarer irrecevable dans le second État une action qui aurait été recevable dans le premier État dans lequel elle ne s’opposerait pas à l’autorité de la chose jugée dans la première procédure.
À supposer que la CJUE qualifie la règle de concentration des moyens de règle de procédure qui ne participe pas à l’autorité de chose jugée, on constate qu’une telle qualification « autonome », qui conduit à l’application de la lex fori ne permet pas d’atteindre les objectifs de prévisibilité et de sécurité du système de Bruxelles.
Or, c’est sans doute dans cet esprit que la Cour de cassation a refusé d’appliquer la règle de concentration des moyens qui aurait conduit à l’irrecevabilité en France de la demande de la société Récamier alors qu’elle aurait vraisemblablement été déclarée recevable au Luxembourg et qu’elle aurait ensuite pu déployer ses effets substantiels en France par le biais du principe de reconnaissance de plein droit.
Le problème est donc un problème de qualification.
Il est peut-être regrettable que la CJUE veuille européaniser le concept d’« autorité de chose jugée ». Il est manifeste que le résultat n’est pas à la hauteur des attentes. Bien au contraire, l’arrêt du 8 juin 2023 de la CJUE a été perçu comme favorisant une utilisation maligne de la diversité des systèmes32. La preuve en est avec l’arrêt sous commentaire.
Quelle solution proposer ? Il faudrait peut-être dépasser la difficulté en s’affranchissant du clivage règle de procédure/règle de l’autorité de chose jugée posé par la CJUE. De fait, les règles de concentration, les règles relatives à l’autorité de chose jugée et ses conséquences sont toutes des règles de procédure. On ne peut pas faire une opposition entre règle de procédure et règle relative à l’autorité de chose jugée. Tout au plus peut-on faire une différence parmi les règles de procédure entre celles qui intéressent les attributs de la décision et celles qui ne concernent pas ces attributs et se concentrent uniquement sur l’administration de la justice. Il conviendrait alors de s’intéresser seulement à la question de savoir si, « dans l’État d’origine de la décision qui est reconnue en France, une seconde action intentée dans les mêmes circonstances serait recevable ». En cas de réponse positive, autant admettre que la seconde action est recevable en France. De fait, imaginons un instant que l’on déclare irrecevable l’action parce qu’elle se heurte d’après notre conception à l’autorité de chose jugée à l’étranger, grâce au principe de reconnaissance de plein droit des jugements institués au sein de l’UE, les plaideurs n’auraient qu’à repartir dans le pays d’origine de la première décision, recommencer une seconde action qui serait recevable selon les règles locales et se prévaloir du jugement ainsi obtenu en France…
Quid de la concentration des demandes ? Nous pourrions avoir un État qui considère qu’un plaideur qui n’a pas fait toutes les demandes relatives à un rapport litigieux dès la première procédure est irrecevable à émettre une autre demande eu égard à ce même rapport litigieux dans un procès ultérieur. Dans ce cas, il serait juste d’appliquer cette règle de l’État du for d’origine et de considérer que le premier jugement rendu dans cet État fasse obstacle à l’introduction d’une autre procédure en France. On a confiance dans le système étranger et on ne se prête pas au jeu d’un forum shopping rendu possible grâce à la multiplication des chefs de compétence par le règlement Bruxelles I bis.
Notes de bas de pages
-
1.
G. Wiederkehr, « Sens, signifiance et signification de l’autorité de chose jugée », in Mélanges en hommage à Jacques Normand, 2003, Litec, p. 507 et s.
-
2.
T. Le Bars, « Autorité positive et autorité négative de chose jugée », Procédures 2007, étude 12.
-
3.
M. Audit, « La loi applicable à l’autorité de chose jugée », Procédures 2007, étude 16.
-
4.
Cons. UE, règl. n° 44/2001, 22 déc. 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit Bruxelles I, art. 33 – PE et Cons. UE, règl. n° 1215/2012, 12 déc. 2012 (refonte), art. 36.
-
5.
C. civ., art. 1351 anc.
-
6.
Cass. ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10672, P: Gaz. Pal. 6 janv. 2007, n° G2606, p. 22, note M.-O. Gain; D. 2006, p. 2135, note L. Weiller ; JCP G 2006, 183, note S. Amrani-Mekki ; RTD civ. 2006, p. 825, note R. Perrot.
-
7.
T. Le Bars, « Autorité positive et autorité négative de la chose jugée », Procédures 2007, étude 12.
-
8.
D. Huet, « L’autorité négative de chose jugée des jugements étrangers, réflexions sur le droit international privé commun français », in Mélanges en l’honneur de Georges Wiederkehr, 2009, Dalloz, p. 397 ; H. Peroz, La réception des jugements étrangers dans l’ordre juridique français, 2005, LGDJ, nos 243 et s.
-
9.
E. Bartin, Principes de droit international privé, t. 1, 1930-1935, Domat-Montchréstien, p. 595, n° 214, cité par M. Audit, in « La loi applicable à l’autorité de chose jugée », Procédures 2007, étude 16.
-
10.
Pour un rappel des termes du débat, v. H. Gaudemet-Tallon, « L’autorité de chose jugée et la règle de concentration des moyens confrontées au droit européen », JDI 2022, n° 2, comm. 8.
-
11.
CJUE, 15 nov. 2012, n° C-456/11, Gothaer c/ Amskip : Rev. crit. DIP 2013, p. 686, note M. Nioche.
-
12.
CJUE, 4 févr. 1988, n° C-145/86, Horst Ludwig Hoffman c/ Adelheid Krieg.
-
13.
Cass. 1re civ., 17 nov. 2021, n° 19-23298 : BJS févr. 2022, n° BJS200s6, note G. Grundeler ; Dalloz actualité, 1er déc. 2021, obs. C. Bléry ; JDI 2022, n° 2, comm. 8, note H. Gaudemet-Tallon.
-
14.
CJUE, 8 juin 2023, n° C-567/21 : D. 2023, p. 1125, note P. Théry ; GPL 7 nov. 2023, n° GPL455v0, note M. Plissonnier ; JDI 2024, n° 2, comm. 13, note M. Barba.
-
15.
On notera en l’espèce que ce n’est pas le règlement Bruxelles I bis de 2012 qui s’applique, la décision étrangère ayant été rendue le 11 janvier 2012 tandis que le règlement Bruxelles I bis ne s’applique qu’aux instances ouvertes à compter du 10 janvier 2015 (art. 66).
-
16.
Cass. soc., 6 mars 2024, n° 19-20538, cassation sans renvoi : Dalloz actualité, 22 mars 2024, obs. F. Mélin.
-
17.
En ce sens, H. Gaudemet-Tallon, « L’autorité de chose jugée et la règle de concentration des moyens confrontées au droit européen », JDI 2022, n° 2, comm. 8.
-
18.
Cass. soc., 8 févr. 2012, n° 10-27940 : D. 2012, p. 1171, note G. Ngoumtsa Anou ; Gaz. Pal. 26 mai 2012, n° I9903, p. 23, note A. Boltze.
-
19.
En témoigne Cass. soc., 6 mars 2024, n° 19-20538.
-
20.
En ce sens, au lendemain de la radiation des questions préjudicielles par la Cour de cassation, M. Plissonnier, « Reconnaissance d’une décision dans un État membre de l’Union Européenne et règles de concentration des demandes », GPL 7 nov. 2023, n° GPL455v0.
-
21.
L. Usunier, Rép. internat. Dalloz, v° Action en justice, 2014, spéc. § 114.
-
22.
F. Jault-Seseke, note ss CJUE, 8 juin 2023, n° C-567-21, BNP Paribas, D. 2024, p. 937.
-
23.
C. Bléry, « Délicat maniement de la concentration des moyens ou des demandes : preuve par trois », GPL 26 juin 2022, n° GPL438z9.
-
24.
Cass. 1re civ., 12 mai 2016, n° 15-13435 – Cass. 1re civ., 12 mai 2016, n° 15-16743 : JCP G 2016, doctr. 1296, note R. Libchaber ; Procédures 2016, comm. 223, note Y. Strickler ; RTD civ. 2016, p. 923, note P. Théry – Cass. 2e civ., 19 mai 2022, n° 20-23529 : JCP G 2022, 875, note M. Mignot – Cass. 2e civ., 15 déc. 2022, n° 21-16007 : JCP G 2023, act. 347, note A.-C. Richter.
-
25.
Cass. 1re civ., 7 févr. 2024, n° 22-11090 : Dr. famille 2024, comm. 61, note A. Devers.
-
26.
Dr. famille 2024, comm. 61, note A. Devers.
-
27.
Corinne Bléry estime que le rattachement de la concentration des demandes à l’autorité de chose jugée est encore plus controversé que le rattachement de la concentration des moyens à l’autorité de chose jugée, in C. Bléry, « Concentration des moyens ou des demandes et autorité de chose jugée : rien de bien nouveau sous le soleil… », Dalloz actualité, 20 mars 2020.
-
28.
V., entre autres, X. Lagarde « Abandonner la jurisprudence Cesareo », D. 2019, p. 1462.
-
29.
CJUE, 29 juin 2010, n° C-526/08, pt 27.
-
30.
S. Guinchard, « L’autorité de la chose qui n’a pas été jugée à l’épreuve des nouveaux principes directeurs du procès civil et de la simple faculté pour le juge de changer le fondement juridique des demandes », in Mélanges en l’honneur du doyen Georges Wiederkher, 2009, Dalloz, p. 379.
-
31.
Nous avons mis l’expression entre guillemets car nous en contestons l’emploi. V. conclusion.
-
32.
F. Jault-Seseke, note ss CJUE, 8 juin 2023, n° C-567-21, BNP Paribas, D. 2024, p. 937.
Référence : AJU014m2