Un déserteur de l’armée ukrainienne devant les juges de l’asile

Publié le 09/01/2025
Un déserteur de l’armée ukrainienne devant les juges de l’asile
Olena Zn/AdobeStock

La France doit-elle protéger les objecteurs de conscience de l’armée ukrainienne qui refusent de défendre leur pays contre la Russie ? Doivent-ils garantir ce droit fondamental, ou celui des États de mobiliser leurs citoyens dans le cadre d’un conflit armé ? La CNDA a dû répondre à cette question pour statuer sur la demande de Monsieur B., qui a quitté son pays en 2014, au tout début du conflit, pour ne pas avoir à porter les armes.

L’homme qui se présente devant les juges de la CNDA a 47 ans et une mine très triste. Son visage, un peu bouffi et rouge, est tourné vers ses pieds. Monsieur B. est Ukrainien, issu d’une famille de militaires. Il est aussi déserteur et refuse catégoriquement de prendre part à la guerre qui ravage son pays. L’audience a lieu dans une petite salle meublée de Formica, à l’étage, avec vue sur les arbres. Le soleil rentre à peine dans la pièce. En jogging, les pieds bien écartés, son sac à dos posé entre ses jambes, Monsieur B. essaye de justifier sa position devant la Cour.

Monsieur B. aurait certainement pu être un bon soldat. Il en a à la fois la carrure et la formation. Originaire de la ville de Loutsk, située au nord-ouest du pays, près de la Biélorussie, dans l’oblast de Volhynie, l’homme a été policier dans une première vie. Il a pour cela étudié pendant 4 ans, au côté de futurs policiers et d’agents du renseignement, les deux corps se formant à la même école. En 2002, diplômé en criminologie, il rejoint le ministère de l’Intérieur de son pays et devient policier. Pourquoi, un jour, a-t-il subitement refusé de porter les armes ? À l’OFRPA, Monsieur B. a expliqué avoir été blessé pendant son service par un policier sous l’empire de l’alcool. Surtout, il s’est marié et est devenu père d’une petite fille. Grâce à sa femme, il découvre l’Église pentecôtiste et ses valeurs pacifistes. Monsieur B. aspire dès lors à une vie plus calme. Il quitte la police et travaille un temps dans le secteur bancaire.

En 2014, une guerre éclate dans le Donbass, opposant l’Ukraine à des séparatistes militairement soutenus par la Russie. Ces événements sont aujourd’hui considérés comme les prémisses de la guerre qui sévit depuis plus de deux ans en Ukraine. Un groupe paramilitaire ultranationaliste ukrainien, Pravyi Sektor, Secteur droit en français, émerge alors dans la région de Kiev et s’illustre par ses méthodes brutales dans le Donbass. Les militants de Pravyi Sektor approchent Monsieur B. pour qu’il rejoigne leur armée de l’ombre. Devant son refus, un de ses voisins, membre du groupe, l’agresse en juin 2014. Monsieur B. porte plainte, mais ses tourmenteurs ne sont pas interpellés. Craignant d’être enrôlé de force, Monsieur B. prend la fuite pour la France, où vivent déjà certains de ses cousins. Il demande l’asile à l’OFRPA, puis devant la CNDA, qui rejette sa requête en 2016.

Voilà le début de son histoire, qu’il vient raconter aux juges, huit ans plus tard, à la fin de l’été 2024. Entre-temps, son pays a basculé dans la guerre, en avril 2022. Monsieur B. et son avocate, Maître Paulhac, a déposé une demande de réexamen à l’OFPRA en janvier 2023. L’Office a rejeté sa demande, et le voici donc pour la deuxième fois devant la CNDA.

La jeune rapporteure ouvre l’audience en rappelant que la jurisprudence de la CNDA confirme qu’une « violence aveugle » règne dans l’oblast de Volhynie, région du nord-ouest du pays dont est originaire le requérant. D’autre part, précise la jeune femme, la loi martiale adoptée en 2022, par le président Volodymyr Zelensky ôte tout droit aux objecteurs de conscience. Les insoumis subissent des détentions arbitraires.

Dans plusieurs décisions, la Cour reconnaît que les déserteurs de l’armée ukrainienne sont exposés à des risques de persécutions s’ils rentrent dans leur pays. « Monsieur B. peut-il être qualifié de la sorte et ainsi prétendre au statut de réfugié ? », s’interroge la Cour. Pendant une heure, l’audience tourne autour de cette unique réflexion. Au vu des questions posées tant par la présidente que par ses assesseurs, elle semble se doubler d’une interrogation d’ordre moral : a-t-on le droit, lorsqu’on est Ukrainien en 2024, de refuser de défendre son pays ?

Depuis dix ans qu’il a quitté son pays, Monsieur B. n’a plus de passeport ukrainien. Ses parents sont morts du Covid en 2020. À Loutsk, sa ville d’origine, il ne lui reste qu’un appartement et un garage. Tous ses proches vivent aujourd’hui en France, à Bordeaux. Il n’a plus aucun contact avec ses compatriotes. « J’avais gardé des amis avec qui j’ai fait mes études à l’académie de police. Maintenant, on ne se parle plus car les téléphones peuvent être sur écoute » !

D’une voix très douce, l’assesseur du Conseil d’État lui pose des questions sur sa religion. Une, surtout, qui consiste à savoir en quoi ses convictions religieuses l’empêchent de défendre son pays.

« Il y a dix commandements. Le premier est de ne pas tuer », répond monsieur B., parole et regard clair.

– « Vous êtes issu d’une famille de militaires, et vous avez basculé vers l’Église. Pourquoi ? Cela paraît contradictoire », poursuit l’assesseur, sans expliciter où réside la contradiction. L’homme se tait, puis tente d’expliquer. « D’abord, j’ai été blessé au cœur en 2000, et grâce à Dieu j’ai survécu. Ensuite, j’ai eu un enfant en 2009. C’est un chemin de vie ».

La présidente, une petite femme a l’allure austère, replace ses lunettes sur son nez.

« Vous avez dit à l’Ofpra : « Si j’étais mobilisé, cela serait un honneur de défendre mon pays ». Que vouliez-vous dire ? »

Ce point est manifestement essentiel.

« Je venais de voir des vidéos sur les massacres de Boutcha commis au début de l’invasion de l’Ukraine. Je me suis mal expliqué », se défend le requérant.

« Que pensez-vous de défendre l’Ukraine ? », poursuit la présidente.

La réponse fuse, lapidaire : « Ce n’est pas ma guerre. Je ne veux pas défendre un pays corrompu et un président criminel. Si je reviens, je serai enrôlé de force et si je refuse je serai torturé ».

« Quels motifs vous empêchent d’aller au front ? », insiste encore la présidente. Monsieur B., a déjà répondu maintes fois à cette question.

Il répète sa réponse, simple à défaut d’être audible : « Je ne veux pas tuer des gens »

« Vous ne voulez pas tuer des gens ou pas combattre pour un pays corrompu ? Ce n’est pas la même chose… »

Là encore, le requérant ne se démonte pas : « Les deux ».

« Que savez-vous de la situation des objecteurs de conscience en Ukraine aujourd’hui ? », interroge ensuite la Cour.

– « Je m’informe sur internet. Les gens sont mobilisés contre leur gré. S’ils refusent, ils vont en prison pour au moins 3 ans. Les objecteurs de conscience ne sont plus tolérés car plus personne ne veut combattre. » Il sait que son beau-frère a ainsi été forcé à prendre les armes.

La suite de l’audience permet de lever le voile sur sa vie en France. Monsieur B. habite Bordeaux, il est divorcé. Les rapports avec sa femme semblent difficiles mais il voit régulièrement sa fille de 15 ans. Il dispose d’un titre de séjour en règle et parle un peu français. « Je l’ai appris dans mes livres. J’ai aussi beaucoup travaillé comme bénévole ». Aujourd’hui, il installe des alarmes chez des particuliers.

Après ces explications, l’assesseur du Conseil d’État reprend la parole. Lui aussi voudrait bien que Monsieur B. explique pourquoi il ne veut pas combattre. « Ce n’est pas clair, je ne comprends pas bien », précise-t-il, alors que le requérant a déjà tenté dix fois de répondre à la question. Il lui explique ensuite que, quoi que décide la formation de jugement, il pourra rester en France. « Tant que votre fille n’a pas 18 ans, votre titre de séjour sera renouvelé. Vous n’avez pas à stresser ».

Dans des baskets Adidas, les pieds de l’avocate s’agitent sous la robe. Certes, le requérant est en règle et bénéficie d’un titre de séjour, concède-t-elle en se levant. Il demande néanmoins la protection au titre de la Convention de Genève. « L’Ukraine est devenu un pays hostile pour les objecteurs de conscience. En 2014 déjà, ce statut était fragile et la Cour avait débouté mon client au motif qu’il existait, au moins en droit. Aujourd’hui, la loi martiale prévaut, et la pression patriotique est forte dans la société ukrainienne. Monsieur B. disait déjà en 2014 qu’il ne voulait pas prendre les armes pour des raisons religieuses. C’est toujours le cas aujourd’hui. Certes, l’Église pentecôtiste n’a pas de dogme sur le sujet. Mais la paix et la non-violence sont des valeurs fondamentales. En Ukraine, ce n’est pas une position facile à défendre » !

Les juges de la CNDA ont entendu ces arguments maintes fois répétés pendant l’audience. Ils ont estimé que Monsieur B. craignait « avec raison » d’être persécuté en cas de retour en Ukraine. « Son discours convaincant et explicite a permis d’établir que des motifs de conscience pacifiste et religieux sont à l’origine de son refus de répondre aux convocations des autorités et ce dès le début du conflit armé opposant l’Ukraine et la Russie », ont-ils écrit dans leur décision. Après dix ans passés en France, Monsieur B. a obtenu le statut de réfugié.

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