Dominique Verdeilhan : « Il est difficile de décrocher du judiciaire » !

Publié le 30/11/2021

Pendant 33 ans, le journaliste Dominique Verdeilhan a été le visage de la justice pour France Télévisions. Il a couvert les plus grands procès de l’époque : Papon, Grégory, Outreau, Cahuzac, Barbarin. Il vient de publier aux éditions du Rocher : L’audience est ouverte : chronique d’une justice défaillante. Il y démonte la mécanique de ces procès, dont bons nombres ont été des fiascos judiciaires. L’occasion de retracer avec lui trente ans de vie à observer la justice.

Actu-juridique : Pourquoi avez vous écrit L’audience est ouverte ?

Dominique Verdeilhan : J’ai été chroniqueur judiciaire pendant 33 ans. En 2019, j’ai arrêté la télévision mais pas la justice. Des procès m’avaient mis mal à l’aise, d’autres m’avaient laissé insatisfait. Dans ce livre, il est question des procès et des faits divers dont je ne suis pas vraiment sorti. Je voulais les raconter sans parti pris, avec une narration très factuelle pour que le lecteur ait les clés et se fasse à son tour une intime conviction. À lui d’estimer si la justice a été ou non défaillante.

AJ : Comment avez-vous sélectionné ces affaires ?

D.V. : Je les ai choisies, parmi celles qui m’ont le plus marqué, pour que le livre couvre différents domaines. On y trouve des affaires politico-financières, des faits divers intimes, des affaires jugées devant la Cour pénale internationale. Certaines – les affaires Omar Raddad, Gregory ou Cons-Boutboul étaient incontournables. J’ai aussi choisi de les échelonner dans le temps pour arriver jusqu’à une époque contemporaine avec les procès de Jérôme Cahuzac ou du cardinal Barbarin.

AJ : Qu’ont-elles en commun ?

D.V. : Elles ont toutes comme dénominateur commun de ne pas avoir abouti. Dans l’affaire Bamberski, un père de famille continue de chercher sa fille disparue trente ans après les faits. Les affaires Gregory ou Omar Raddad se sont arrêtées sur un point d’interrogation. Le procès Gentil-Heaulme s’est, quant à lui, soldé par un double acquittement qui ne correspond pas à ce qui s’est passé à l’audience. Quand cela se passe ainsi, c’est très difficile pour les victimes. J’ai quand même choisi de terminer ce livre par l’histoire de la martyre de l’autoroute A 10, dans laquelle la justice a finalement fonctionné. Pendant des années, l’histoire de cette fillette retrouvée martyrisée au bord d’une autoroute était une énigme. Les magistrats se sont succédés, ont tous voulu trouver et ont fini par remonter, grâce aux traces d’ADN, jusqu’à ses parents.

AJ : Quelles est le procès qui vous a le plus marqué ?

D.V. : Sur le plan judiciaire, les affaires Omar Raddad et Gregory sont celles qui m’ont le plus marqué, à cause de cette absence de point final. Le procès d’Omar Raddad n’a pas fait émerger de certitudes, sinon celle qu’il a été mal jugé. Sur un plan plus émotionnel, le procès de Maurice Papon fut pour moi un moment très fort. Nous étions dans un autre monde, dans un autre temps, et ce procès qui devait durer trois mois en a finalement occupé six.

AJ : Ces affaires sont-elles représentatives de ce que vous avez-vu tout au long de votre carrière ?

D.V. : Évidemment il y a des cas où la justice fonctionne mieux. Les affaires irrésolues sont celles que l’on retient. Je pense toujours à cette phrase de Pierre Truche, ancien président général à la Cour de cassation et avocat général dans le procès Barbie. À l’ENM, il rappelait aux auditeurs de justice que, si le dossier qu’ils ont entre les mains est pour eux un parmi tant d’autres, il est la vie du prévenu et de la victime. Si la justice ne remplit pas son rôle à 100 %, elle est défaillante. Certes, elle ne peut que l’être, car elle est humaine, donc faillible. Mais il faut rappeler aussi qu’on ne lui donne pas les moyens de bien fonctionner. Le nombre de magistrats est presque constant alors que le volume de contentieux augmente. Les magistrats font également face à un empilement de lois difficile à gérer.

AJ : Cette justice que vous dépeignez est très aléatoire…

D.V. : Nous ne sommes pas égaux devant la justice. On n’est pas jugé pareil sur tout le territoire, et le contexte dans lequel on est jugé compte également. Des événements peuvent entrer en résonance avec les faits dont on a à répondre. C’est une loterie. D’autre part, les magistrats sont généralement plus clément vis-à-vis des puissants, qui se comportent d’ailleurs différemment face à eux. Les politiques, devant un tribunal correctionnel, ne font pas tous profil bas. Ils ont tendance à être moins lourdement condamnés. Il arrive néanmoins que cela agace les juges, comme le montrent les affaires Cahuzac et Balkany. Pour des faits similaires le premier ressort avec un bracelet électronique, le second avec une mise en détention et un mandat de dépôt. Cela tient sans doute à la ligne de défense choisie et au comportement de chacun de ces deux hommes face aux magistrats. Mais Patrick Balkany finira tout de même par avoir une mise en liberté quelques jours après sa détention, ce qui n’arriverait pas à n’importe quel justiciable.

AJ : En 33 ans de carrière, avez-vous vu la justice évoluer ?

D.V. : Aux assises, un double degré de juridiction en matière criminelle a été introduit. Il arrive d’ailleurs qu’il provoque des verdicts difficilement lisibles quand les décisions se contredisent. Les cours d’assises doivent aussi motiver leurs décisions, ce qui permet à l’opinion publique de les comprendre. C’est un progrès car avant, le verdict tombait sans aucune explication. L’autre évolution incontestable est la communication. Quand j’ai commencé dans les années 80, les magistrats ne vous donnaient même pas l’heure. Aujourd’hui, ils communiquent, organisent des points-presse, vous répondent au téléphone lorsque vous voulez vérifier une information. Dans ce domaine, l’évolution est peut être trop forte. On voit parfois des magistrats ou des avocats intervenir dans les médias sur des dossiers dont ils ne sont pas saisis, d’autres qui commentent des procès sur Twitter. Pour moi, un magistrat ne doit pas être un éditorialiste, pas plus que l’inverse !

AJ : Avez-vous vu la justice se remettre en question ?

D.V. : L’affaire Outreau occupe un chapitre important de mon livre. Sur le plan corporatiste, il y a certainement eu un après. Tous les magistrats y ont été confrontés. L’un d’entre eux avait d’ailleurs dit, de manière un peu provocante, que « nous sommes tous des Fabrice Burgaud » ! Depuis Outreau, l’ENM travaille davantage sur la psychologie des auditeurs de justice. Ils se livrent à des jeux de rôle, sont mis en situation. Sur le plan politique, en revanche, Outreau n’a pas donné lieu à de grands changements. Une commission d’enquête parlementaire avait été nommée et avait fait 80 préconisations. Très peu ont été appliquées. De la même manière, après l’affaire Gregory, Robert Badinter avait voulu instaurer la collégialité de l’instruction, estimant qu’un homme seul pouvait être fragile. Cette idée est rentrée dans la loi mais n’a jamais été appliquée à grande échelle. Seuls quelques pôles d’instruction ont été constitués. Le nombre de magistrats ne permet sans doute pas de la mettre en place. Depuis que j’observe le monde judiciaire, il n’y a pas eu de vaste remise à plat de la justice. Emmanuel Macron a lancé l’idée d’états généraux à l’automne prochain. Mais que peut-on en attendre, en toute fin de son quinquennat ?

AJ : Pourtant, l’opinion publique semble fascinée par la justice…

D.V. : Si l’on en croit le nombre d’émissions, de livres et de séries qui lui sont consacrés, la justice fascine. Néanmoins, elle prend peu de place dans la vie démocratique. Son ministère intéresse beaucoup moins que celui de l’intérieur. À l’Assemblée nationale, l’hémicycle est presque désert quand sont traitées les questions juridiques et judiciaires. De même, les programmes des candidats à l’élection présidentielle s’attardent peu sur le judiciaire.

AJ : Quels seraient les changements nécessaires ?

D.V. : Il pourrait être utile de réfléchir à des sujets de fond, tels que la frontière entre siège et parquet ou l’allègement de la procédure. La justice est lente, on le lui reproche souvent. Mais elle l’est aussi parce qu’on permet au justiciable de faire un grand nombre de recours. Le résultat est que des procès arrivent parfois des années après les faits. Ils ne veulent alors plus dire grand-chose, qu’il s’agisse de délinquance ou des grandes affaires politico-financière. Nicole Belloubet avait suggéré de repenser l’usage de la question prioritaire de constitutionnalité, qui a, il est vrai, pour effet de ralentir le traitement des affaires. Je vous dis cela mais je ne suis que journaliste et je ne donne pas de leçons.

AJ : Comment avez-vous embrassé cette carrière de chroniqueur judiciaire ?

D.V. : J’ai découvert le monde judiciaire complètement par hasard. Je me suis retrouvé à la cour d’assises de Paris. L’homme qui était jugé avait commis des faits 30 ans plus tôt, dans le contexte de l’affaire Ben Barka. Je n’avais aucune formation juridique. C’était l’époque où les avocats faisaient de grands effets de manche. J’ai eu toute ma carrière une fascination pour cet univers et un grand respect pour les magistrats et pour les avocats. Je ne me sens pas capable de faire ce qu’il font. Je me permets d’appuyer là où ça fait mal car j’ai envie que cela s’améliore. Quand on observe la justice de près, comme cela a été mon cas, on a envie qu’elle fonctionne. C’est une blessure quand on voit des victimes, des accusés ou des prévenus sortir d’une audience légitimement mécontents d’une décision. On ne peut pas se satisfaire d’une décision qui n’est pas lisible.

AJ : Votre précédent livre, Magistrats sur le divan, raconte l’impact des affaires sur ces professionnels. Quelle a été sa génèse ?

D.V. : L’idée de départ était de consacrer un livre à tous ceux qui vivent les procès : les magistrats, les avocats et les jurés. J’ai commencé par les magistrats car je les connaissais mieux, pour être intervenu à l’ENM dans le cadre de formations sur la communication. Lorsque je les ai sollicités en 2015, je pensais qu’ils allaient décliner. J’ai été surpris qu’il me disent oui. J’ai vite eu une masse importante de témoignages, dont certains très forts, comme celui de François Molins qui m’a raconté son entrée au Bataclan juste après les attentats. Comme on se connaissait un peu, ils étaient en confiance et se sont réellement livrés. Je pensais les voir un quart d’heure entre deux dossiers et suis bien souvent resté deux heures avec eux. Certains s’étaient fait une fiche pour ne pas oublier l’affaire qui les avait impactés. Le titre, Magistrats sur le divan, reflète cela. Contrairement aux avocats, qui écrivent souvent leurs mémoires, les magistrats s’étaient peu exprimés sur leur carrière. On parlait peu, à l’époque, de l’impact psychologique de ces métiers. Que l’on soit magistrat, juré ou avocat, on en sort pas indemne. Juré, on vous met face à une responsabilité très grande : celle de décider de l’avenir d’un homme ou d’une femme. Vous vous retrouvez en plus face à une réalité que vous n’imaginiez pas : des affaires de sang, de pédophilie, etc. Certains de mes confrères ou consœurs m’ont dit avoir arrêté car ils ne pouvaient plus suivre ces affaires. La justice est d’une grande violence.

AJ : Vous est-il à vous aussi arrivé d’être chamboulé par une affaire ?

D.V. : À partir du moment où j’avais mis les magistrats sur le divan, je me devais d’y aller aussi. J’ai raconté, à la fin du livre, mon vécu de l’affaire Dutroux. C’était au-delà de l’imaginable. J’ai fait partie des personnes qui ont eu la chance professionnelle – ne pas y aller aurait été une faute – d’aller visiter la cave dans laquelle Marc Dutroux enfermait ses victimes. Quand vous sortez de là, vous n’êtes plus le même homme, plus le même journaliste. Vous en revenez chamboulé mais devez gérer vos émotions pour assurer le 20 heures du soir, où vous allez dire, en 50 secondes, ce que vous avez vu. Vous ne pouvez pas craquer. Après le direct en revanche, j’ai fondu en larmes et j’ai pleuré seul en marchant pendant dix minutes. Personne ne peut sortir indemne d’une telle expérience.

AJ : Avez-vous tourné la page sur votre carrière judiciaire ?

D.V. : J’en ai fini avec la télévision mais pas avec la justice, parce que c’est fascinant. D’ailleurs, les magistrats continuent souvent à travailler après leur retraite et les avocats exercent parfois jusqu’à la mort. C’est un univers dont on a du mal à se décrocher. Je continue à suivre les procès en lisant mes confrères, je m’intéresse à l’évolution de la justice. J’interviens en prison dans les commissions de discipline. Depuis une dizaine d’années, des assesseurs extérieurs, représentant la société civile, peuvent prendre part à cette instance qui juge les détenus ayant commis une faute à l’intérieur de l’enceinte pénitentiaire. Pour moi, c’est une façon d’être acteur de la justice, après en avoir été témoin. Cela me permet aussi de découvrir l’univers de la prison, dont on a fatalement, en tant que journaliste, une vision édulcorée.

AJ : Ne regrettez-vous pas de ne pas suivre le procès historiques des attentats qui va bientôt s’ouvrir ?

D.V. : J’ai malheureusement couvert beaucoup de procès de terrorisme, et ce sont des moments frustrants. On a toujours le sentiment, avocat comme parties civiles, de ne pas apprendre grand chose. Ces procès sont importants pour les victimes et doivent avoir lieu pour elles. Mais il ne faut rien attendre du box des accusés. Je ne crois pas que ce soient des procès qui entreront dans l’histoire. J’ai regretté, en revanche, de ne pas avoir assisté au procès de Nicolas Sarkozy.

Enfin, j’ai eu mon lot. J’ai vécu dans ma carrière de grands moments de justice. Les procès d’Omar Raddad, de Jean-Marie Villemin, de Maurice Papon, de Bertrand Cantat, ont été des moments de troubles assez forts et de très riches émotions.

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