Fabienne Klein-Donati :« Personne ici ne se lance seul » !
À la voir fumer une cigarette dans son chaleureux bureau orné de peintures et de photos d’enfants, on pense au fameux adage : « une main de fer dans un gant de velours » ! Fabienne Klein-Donati, qui fut pendant sept ans la charismatique procureure de Bobigny, est une femme au regard gris et doux, qui sait taper du poing sur la table. Elle a fait la majeure partie de sa carrière au parquet, après un bref passage au siège, en tant que présidente du tribunal pour enfants de Melun. Elle a ensuite travaillé en cabinet ministériel, aux côtés d’Élisabeth Guigou lorsqu’elle fut ministre de la Justice et des Affaires sociales, puis de Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre. Dans Poursuivre, sorte de mémoires judiciaires parues en mai 2021 aux éditions des Équateurs, et dont les droits d’auteur sont intégralement reversés à l’association Hors les Murs, elle revient sur son quotidien de parquetière et les moments forts de sa carrière. Dans ce parcours riche et hétéroclite, la juridiction de Seine-Saint-Denis tient une place à part. De ce département hautement criminogène – une tentative d’homicide y est recensée tous les deux jours – elle fait un portrait tout en nuances, soulignant la créativité et l’engagement des professionnels. Alors qu’elle s’apprête, au mois de septembre, à devenir procureur général à Lyon, Fabienne Klein-Donati rend un bel hommage aux professionnels de la justice de Bobigny.
Actu-juridique : Vous avez exercé, au cours de votre carrière, des fonctions différentes. Quelles sont celles que vous avez préférées ?
Fabienne Klein-Donati : Je les ai toutes aimées. Chacune d’entre elles m’a permis d’apprendre. Substitut, on apprend son métier de parquetier, en cabinet ministériel, on découvre comment s’élaborent les projets de loi et se prennent les décisions. Tout cela est réellement passionnant. Procureur, on devient chef de juridiction, et il faut alors encadrer des équipes, veiller à ce que chacun travaille dans de bonnes conditions.
AJ : Que représente Bobigny dans votre carrière ?
F.K.-D. : Pour un procureur, c’est un aboutissement du métier. J’avais déjà exercé ces fonctions à Fontainebleau pendant sept ans. Le ressort de la Seine-Saint-Denis est particulier, par la volumétrie et la diversité des problèmatiques de délinquance. C’est aussi un département très vivant, avec des acteurs très impliqués, qu’il s’agisse de l’État, des collectivités territoriales, des associations. Avant de prendre la tête du parquet de Bobigny, j’avais exercé à Évry, où le contexte est un peu similaire. J’avais également rencontré mes prédécesseurs et savais à quoi m’attendre en termes d’activité. J’ai découvert, en revanche, ce que signifiait gérer une structure telle que la parquet de Seine-Saint-Denis, le deuxième après Paris. Cinquante sept personnes y travaillent. Les bâtiments sont vieillissants, les effectifs sous-dimensionnés… quand on arrive, c’est vertigineux.
AJ : Vous avez d’ailleurs marqué les esprits en 2018, en dénonçant ces conditions d’exercice lors de l’audience de rentrée…
F.K.-D. : En réalité, mon discours ne comportait que quelques phrases percutantes. Je disais simplement qu’on n’avait pas les moyens d’être à la hauteur de la délinquance du département. J’avais par ailleurs, comme tous les ans, souligné ce qui se passait bien, mais les médias ont principalement relayé les critiques. Cela a permis d’attirer l’attention de l’administration centrale, du gouvernement et des parlementaires qui m’ont emboîté le pas avec un rapport sur le régalien en Seine-Saint-Denis. On a ensuite eu davantage de moyens humains et matériels pour la juridiction.
AJ : Dans votre livre, Poursuivre, vous racontez de l’intérieur le quotidien d’un procureur. Comment définissez vous sa fonction ?
F.K.-D. : Le procureur contribue, avec d’autres, à restaurer du lien, un ordre social, et à permettre aux habitants d’avoir une vie un peu plus tranquille. En Seine-Saint-Denis, c’est une tâche énorme. L’objectif est en réalité impossible à atteindre. Mais, quand il est avec les policiers, à rechercher des délinquants pour les traduire devant la justice, quand il fait un travail de prévention, le procureur participe à cet effort collectif de restauration d’un climat de paix.
AJ : Le métier de procureur semble un poste d’observation privilégié sur la société…
F.K.-D. : Nous avons un poste d’observation sur ce qu’est la société en 2021 à Bobigny. Cela ne reflète pas nécessairement la réalité de l’ensemble du territoire français. Les problématiques que l’on rencontre ici peuvent exister ailleurs, mais avec une volumétrie bien moins importante. La lutte contre l’habitat indigne, par exemple, est une grosse problématique en Seine-Saint-Denis qu’on ne retrouvera pas dans des territoires ruraux. Les violences conjugales ou la prostitution des mineurs, qui mobilisent énormément le parquet, traversent elles tout le territoire, mais pas dans les mêmes proportions. Les conditions économiques et sociales sont très difficiles en Seine-Saint-Denis. Cela implique forcément des phénomènes de délinquance plus massifs qu’ailleurs.
AJ : Peut-on lutter dans le département contre le trafic de drogue ?
F.K.-D. : Le trafic de stup est énorme. Il est en Seine-Saint-Denis présent partout, tout le temps. Il n’y a pas une localité qui y échappe. Tous les habitants du département ont un point de deal à proximité de chez eux. Nous essayons de faire en sorte de contenir le trafic, qu’il ne prenne pas des proportions encore plus importantes. On vide la mer avec une petite cuillère ! Lorsqu’on parvient à casser un point de deal, il se reconstitue dans le quart d’heure qui suit. Pourtant, on arrête bien des gens. Nous parvenons parfois à démanteler un trafic depuis le chouffeur (personne qui protège le point de deal) jusqu’à la nourrice (personne qui protège chez lui l’objet du deal). Mais les trafiquants sont tellement organisés, et il y a tellement de besoins qu’il se trouve toujours quelqu’un de prêt à reprendre le terrain.
AJ : N’est-ce pas un constat décourageant ?
F.K.-D. : Nous diminuons l’ampleur du trafic. On voudrait faire plus mais ce n’est pas rien. Quand on rend le calme dans un quartier, ça ne dure pas, mais on montre que cela peut fonctionner. On arrive à rendre justice à des victimes. Cela compte, même si c’est rageant aussi de se dire qu’avec plus de moyens, on ferait mieux. On montre qu’on sait faire, qu’on est capable d’obtenir des résultats, quand on y met un peu de temps, de l’énergie, de la collaboration, du partenariat.
AJ : Quelles auront été vos priorités pendant ces sept ans ?
F.K.-D. : Les violences conjugales, la protection des mineurs en danger, le suivi des mineurs délinquants, l’habitat indigne. Tout est prioritaire et mérite qu’on s’y attaque. Il y a, au sein du parquet de Seine-Saint-Denis, des divisions spécialisées pour chaque thématique. Elles traitent en priorité de ce qui crée le plus de troubles et de victimes. Avec la volumétrie, on ne peut pas tout traiter de la même façon. On crée des réponses pénales graduées. C’est important que les policiers puissent avoir des outils qui leur permettent de verbaliser. Cela ne veut pas dire qu’il y aura des poursuites à chaque fois. L’interpellation se soldera peut-être juste par un rappel à la loi. Cela crée des antédécents, et donne une antériorité s’ils sont interpellés.
AJ : Quelles ont été vos réussites durant ces sept années à la tête du parquet de Seine-Saint-Denis ?
F.K.-D. : Nous avons créé un pôle habitat indigne très offensif avec la préfecture. Nous avons mis en place un groupe de travail avec les bailleurs, signé une charte avec les préfets dont les maires se saisissent. Nous avons réussi à être très réactifs pendant la crise sanitaire en interpellant beaucoup de fraudeurs au chômage partiel. Nous avons également fait émerger la prostitution des mineurs comme sujet majeur et nous sommes attelés à démanteler ces réseaux de proxénétisme nouveaux dans leurs façons de procéder. Nous avons mis en place des moyens tant pour prendre en charge les mineurs que pour juger les auteurs, parfois mineurs eux aussi. Cela est le fruit d’un important travail en partenariat. La lutte contre les violences conjugales était déjà bien ancrée. Nous avons creusé le sillon en créant des outils supplémentaires. L’an dernier, nous avons ainsi créé un protocole pour la prise en charge des violents conjugaux, auteurs de ces faits. Si je fais le bilan, je trouve qu’on a bien travaillé.
AJ : La prévention est un axe fort de votre action…
F.K.-D. : La répression est bien sûr une part importante de notre activité mais la prévention est en effet un axe non négligeable. Nous avons développé le travail de prévention dans le cadre des conseils locaux de prévention de délinquance (CSPD) avec les maires. Ceux-ci sont passés de 10 à 30. Les maires s’en sont saisis, des groupes de travail ont émergé au sein de ces conseils. Nous avons développé tout un travail avec des acteurs de terrain, au premier rang desquels les maires. Tous connaissent aujourd’hui le parquet et la juridiction, savent ce qu’on peut faire ou non. Nous échangeons en bonne intelligence, cela nous aide à identifier les problèmes et à être actif sur les bons sujets. Les maires comprennent notre travail et vous ne les entendrez pas, dans le département, accuser la justice d’être laxiste.
AJ : Pourquoi ce département est-il créatif ?
F.K.-D. : Ici, il n’y a pas une collectivité ou une institution qui se lance seule dans une initiative. Chacun sait qu’il ne fera rien tout seul. On se met autour de la table et on cherche ensemble. C’est comme cela que dans ce département a été inventé le téléphone Grave danger, pour permettre aux femmes menacées d’appeler à l’aide. Dans les violences intrafamiliales, cela a également donné naissance au protocole féminicide après que l’on se soit demandé comment agir avec les enfants témoins des violences. Dans les couples qui se séparent dans un contexte de violences, on prend des mesures d’accompagnement pour éviter que la femme ne soit en lien avec le père des enfants, tout en permettant à ces derniers de garder un lien. Autre exemple, nous avons mis en place le protocole « Agir » pour accompagner un conjoint après une mesure d’éviction du domicile conjugal. Si celui-ci dort dans la rue, il va se désinsérer et la situation se détériorer encore davantage.
AJ : La Seine-Saint-Denis semble rendre les professionnels créatifs…
F.K.-D. : Il y a en Seine-Saint-Denis un réseau associatif très fort, lié à la forte densité de population. Le département compte deux millions d’habitants sur un territoire tout petit. Par ailleurs, il est vrai que les gens qui travaillent ici ne se contentent pas de faire ce qu’ils ont à faire. Ils vont plus loin. Toutes ces idées viennent de l’énergie déployée pour essayer de trouver des solutions. Un professionnel va penser à quelque chose parce qu’il est investi dans son champ d’attribution. Le chef de service de l’unité médico judiciaire de Bondy a ainsi dernièrement eu l’idée de faire, à titre conservatoire, des prélèvements sur des femmes victimes de violences, même si elles ne souhaitent pas porter plainte au moment de la consultation. Cela leur permettra de changer d’avis. Fort du constat que les femmes victimes allaient peu porter plainte au commissariat, nous avons signé un protocole pour que les policiers aillent vers elles, en tenant des permanences à l’hôpital d’Aulnay ou à la maison des femmes de Saint-Denis. Quand les problématiques auxquelles ont fait face sont aussi fortes qu’ici, on est obligés de réfléchir.
Référence : AJU001m1