À Mayotte, la justice est en état d’urgence permanent
Les projecteurs des médias se sont détournés de Mayotte, mais la situation y demeure toujours aussi grave, en particulier en matière judiciaire. Natacha Aubeneau, magistrate, membre du bureau national de l’Union syndicale des magistrats (USM), dénonce la dégradation des conditions de vie et de travail malgré les renforts envoyés.

Entre conditions de vie éprouvantes, surcharge de travail chronique, crise des moyens et désillusion institutionnelle, les magistrats et agents des services judiciaires de Mayotte témoignent d’un système à bout de souffle.
Plus de dix ans après sa départementalisation, Mayotte reste un territoire d’exception, surtout du fait de son extrême fragilité. Le système judiciaire y fonctionne dans des conditions que beaucoup décrivent comme « indignes d’un État de droit ». Magistrats et fonctionnaires judiciaires, déjà confrontés à une charge de travail hors norme, cumulent les crises et les frustrations dans une juridiction sous tension permanente, aujourd’hui sans toit.
Un peu d’histoire
Pour évoquer Mayotte aujourd’hui, il est important de rappeler brièvement l’histoire de ce territoire, composé de deux îles principales, Grande Terre et Petite Terre, situé dans l’océan Indien, qui fait partie de l’archipel des Comores.
À partir du XVe siècle et avant la colonisation, Mayotte était organisée en sultanats islamiques. C’est en 1841 que le dernier sultan de Mayotte vend son île au royaume de France en échange de sa protection et qu’elle devient une colonie française qui s’installe d’abord sur Petite Terre, moins insalubre que Grande Terre. C’est alors un territoire dépeuplé, pillé, sur lequel les Français vont développer une industrie sucrière qui va rapidement péricliter. À la fin du XIXe siècle, la France étend son influence sur toute la zone, de Madagascar aux Comores.
En 1976, alors que les autres îles des Comores votent pour leur indépendance, Mayotte choisit de rester française et devient une collectivité territoriale. Son chef-lieu est transféré de Dzaoudzi (située sur Petite Terre, où se trouve encore aujourd’hui l’aéroport) à Mamoudzou, situé sur Grande Terre.
En 2009, Mayotte vote pour devenir un département d’outre-mer français. En 2011, elle devient officiellement le 101e département français.
Aujourd’hui, Mayotte fait partie intégrante de la République française, mais reste confrontée à de nombreux défis sociaux et économiques.
Les crises récentes qui ont secoué Mayotte
Mayotte est confrontée à de nombreuses crises depuis la départementalisation.
- Une crise de l’insécurité et de la délinquance : forte augmentation des violences, vols, agressions et affrontements entre bandes rivales, souvent à la machette, sentiment d’abandon des Mahorais face à une police et une justice jugées insuffisantes, mouvements de grève et de blocages récurrents, notamment en 2018 et 2023–2024, pour exiger plus de sécurité ;
- Une crise liée à l’immigration clandestine en provenance des Comores voisines, notamment de l’île d’Anjouan, entrainant une forte pression migratoire sur un petit territoire, avec près de 50 % de la population qui serait d’origine étrangère, souvent en situation irrégulière, créant une tension sociale autour de l’accès aux soins, à l’école, au logement, etc.
- Une crise de l’eau en 2022-2023 : sécheresse grave, manque d’infrastructures, réseaux vétustes, coupures d’eau quotidiennes dans les foyers, rationnement, recours à l’aide humanitaire, mobilisation locale et médiatique pour dénoncer le sous-investissement de l’État ;
- Une crise sociale et éducative : surpopulation scolaire, manque d’enseignants, établissements débordés, difficultés d’accès à l’emploi, au logement, à la santé, 77 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté ;
- Une crise de l’État avec l’opération Wuambushu en 2023 : lancement par le gouvernement français d’une opération de grande ampleur contre l’immigration illégale et l’habitat insalubre, destruction de bidonvilles, expulsions, renforcement policier ; opération critiquée pour sa violence et ses impacts humanitaires, mais soutenue par une partie de la population locale ;
- Cyclone Chido en décembre 2024 : Chido a été un traumatisme et un révélateur ; il a mis en lumière la vulnérabilité extrême de Mayotte, déjà fragilisée par des crises profondes. Il a provoqué des dégâts matériels importants : toitures arrachées, routes coupées, réseaux d’eau et d’électricité endommagés ; les habitations précaires ont été détruites, en particulier dans les bidonvilles, mais aussi les infrastructures comme les écoles, hôpitaux, bâtiments administratifs. Chido a exacerbé les fragilités sociales et sanitaires. L’intervention de l’État a été jugée trop lente par certains élus locaux et habitants.
Alors que Mayotte traverse ainsi une crise multidimensionnelle, le décalage entre son statut français et la réalité sur le terrain nourrit un profond malaise local.
Mayotte, un territoire abandonné ?
Dans un article publié en 2022 (à lire ici) dans sa revue trimestrielle, le Nouveau Pouvoir Judiciaire, intitulé « Mayotte et la Guyane, des territoires abandonnés ? », l’USM évoquait la vie quotidienne à Mayotte, entre violences et pénuries, et des conditions de travail particulièrement difficiles pour les services judiciaires.
L’USM dénonçait alors le choix de la direction des services judiciaires (DSJ) de proposer un nombre important de postes à Cayenne et à Mayotte aux futurs magistrats sortant de l’école nationale de la magistrature au lieu de développer une véritable politique visant à développer l’attractivité de ces territoires.
La DSJ avait semblé entendre l’urgence de la situation et avait commencé à mettre en place des mesures afin d’améliorer l’accompagnement humain et de renforcer l’attractivité financière de Mayotte.
Mais aujourd’hui, malgré ces mesures d’accompagnement, malgré des contrats de mobilité permettant aux collègues affectés à Mayotte de pouvoir envisager un retour en métropole ou ailleurs en Outre-mer au bout de deux ans de service, malgré les renforts des brigades de magistrats et greffiers affectés à Mayotte pour quelques mois, la dégradation des conditions de vie et de travail sur place, notamment depuis le passage du cyclone Chido, aggrave le sentiment de désespérance.
Une charge de travail intenable
L’engorgement du contentieux pénal, notamment devant le tribunal pour enfants, à l’instruction ou en matière de contentieux des étrangers, laisse les équipes locales au bord de la rupture. Les dossiers d’instruction y sont particulièrement lourds, presque tous de nature criminelle, impliquant de nombreux mis en examen et détenus. Cette pression est aggravée par un manque chronique d’effectifs – de magistrats comme de greffiers – qui rend la gestion quotidienne quasiment impossible.
Crises à répétition, juridictions à l’arrêt
Depuis 2023, Mayotte a traversé une succession de crises sans précédent : pénurie d’eau, émeutes, épidémies, et plus récemment, le cyclone Chido, qui a détruit ou endommagé nombre de bâtiments judiciaires, imposant une mise à l’arrêt des institutions de l’île pendant des mois.
Plus de six mois après, le tribunal judiciaire de Mamoudzou et la chambre d’appel attendent toujours un plan de relogement pérenne, contrairement à la gendarmerie, relogée en trois jours. Les greffiers sont entassés dans des locaux insalubres, sans lumière, parfois infestés de moustiques en période d’épidémies, voire de rats, tandis que les câbles électriques arrachés et les infiltrations d’eau dessinent le décor quotidien de la justice mahoraise. La lenteur du plan de reconstruction et les modifications permanentes dans les projets immobiliers envisagés ne permettent pas aux personnels judiciaires de se projeter sereinement.

Un système de renforts à bout de souffle
Longtemps, les brigades de magistrats et de greffiers ont constitué une bouée de sauvetage pour la juridiction. Aujourd’hui, ce modèle est remis en question. Les renforts envoyés dans le cadre des dernières brigades de greffiers ou les magistrats mis à disposition en application de la récente loi organique de novembre 2023 s’avèrent mal calibrés : délégations trop courtes, profils inadaptés, saupoudrage des renforts entre le TJ et la chambre d’appel, personnels sans permis de conduire dans un territoire où le véhicule est indispensable pour garantir des déplacements en toute sécurité.
Tout est fait dans l’urgence, y compris les convocations pour les assises par exemple, ce qui accroit le risque de demandes de renvoi, l’incapacité de juger dans des délais raisonnables et dans le respect des droits de toutes les parties. Sur certains services comme l’exécution des peines, rien n’a été traité depuis deux ans à la chambre d’appel et plus de 1 000 décisions sont en souffrance au tribunal judiciaire. Les personnels affectés en renfort sont rapidement épuisés. Outre les conditions matérielles de travail déplorables, le sentiment de perte d’efficacité et de sens au travail est source de désespoir.
Les professionnels sur place dénoncent une gestion déconnectée des réalités locales, avec un sentiment croissant de désintérêt des autorités décisionnaires, situées loin de Mayotte, à La Réunion ou à Paris.
Compensation inadaptée, conditions de vie dégradées
La prime d’éloignement ou les indemnités d’installation, autrefois incitatives, ne suffisent plus à compenser le surcoût de la vie à Mayotte, notamment pour les familles. L’absence de cantine, les frais de scolarité élevés, la scolarisation des enfants à la demi-journée pour tenter de permettre à tous de bénéficier d’un système scolaire totalement engorgé, les conditions de logement difficiles et les plafonds fiscaux rapidement atteints dissuadent les vocations.
La critique récente du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sur la gestion des contrats de mobilité et la limitation des affectations à deux ans a été le coup de grâce pour les magistrats en poste à Mayotte, venant doucher les espoirs de ceux qui avaient accepté à certaines conditions de partir exercer à Mayotte. Aux termes de son rapport d’activité 2024, le Conseil semble en effet durcir ses conditions d’appréciation pour faire obstacle à la nomination de certains magistrats en outre-mer, en estimant notamment qu’il n’était pas souhaitable d’exercer trop longtemps en outre-mer, et a écrit regretter la fixation à deux ans de la durée minimale d’affectation à Mayotte, y voyant une « forme de discrimination territoriale ».
Un effet domino jusqu’à La Réunion
Les difficultés de Mayotte débordent désormais sur La Réunion : manque de moyens, manque de places (magistrats et greffiers), désorganisation des projets de juridiction, engorgement de la chaîne pénale, installation à la Réunion d’une délinquance en sortie d’incarcération après délestage des prisons mahoraises. Ce climat crée une concurrence délétère entre les juridictions, qui se disputent des renforts trop rares et souvent perçus comme mal répartis.
Une justice « sous perfusion »
Face à cette détresse institutionnelle, beaucoup de magistrats expriment découragement et fatalisme. Ils ont le sentiment de servir une justice « sous perfusion », sans horizon. L’urgence est là : repenser l’organisation des renforts, reconstruire les infrastructures, et surtout, restaurer le sens et la dignité de l’action judiciaire dans un territoire français oublié de sa République.
Référence : AJU499505
