Ces prêtres que l’on assassine : entre fiction et tragique réalité

Publié le 15/09/2023

Alors qu’un film est en préparation sur l’assassinat du père Jacques Hamel, commis dans son église de Saint-Étienne-du-Rouvray le 26 juillet 2016 (1), le commissaire divisionnaire honoraire Julien Sapori évoque la manière dont quelques rares écrivains se sont emparés de ce crime exceptionnel. 

Ces prêtres que l'on assassine : entre fiction et tragique réalité
Photo : ©AdobeStock

Dans son roman L’Ensorcelée (1852) Barbey d’Aurevilly raconte l’assassinat de l’abbé de la Croix-Jugan. Ce prêtre, ancien chouan, doublement « coupable » aux yeux de l’Église, d’abord pour avoir pris les armes, puis pour avoir tenté de se suicider, est en train de célébrer la messe de Pâques dans l’église de Blanchelande, dans le département de la Manche désormais pacifié par la politique napoléonienne réunissant réconciliation et fermeté. « Le temps de la pénitence que ses supérieurs ecclésiastiques avaient infligée à l’abbé de la Croix-Jugan était écoulé. Trois ans de la vie extérieurement régulière qu’il avait menée à Blanchelande avaient paru une expiation suffisante de sa vie de partisan et de son suicide », écrit Barbey. La cérémonie atteint son moment le plus sublime, celui de l’eucharistie. Pour les prêtres présents, l’abbé paraissait, à ce moment, transporté par la foi ; ils le « virent élever l’hostie sans tache, de ses deux mains tendues vers Dieu. Toute la foule était prosternée dans une adoration muette. Le ’’O salutaris hostia’’ allait sortir, avec sa voix d’argent, de cet auguste et profond silence (…) Elle ne sortit pas… Un coup de fusil partit du portail ouvert, et l’abbé de la Croix-Jugan tomba la tête sur l’autel. Il était mort. Des cris d’effroi traversèrent la foule, aigus, brefs, et tout s’arrêta, même la cloche qui sonnait le sacrement de la messe et qui se tut, comme si le froid d’une terreur immense était monté jusque dans le clocher et l’eût saisi ! Ah ! qui pourrait raconter dignement cette scène unique dans les plus épouvantables spectacles ? ».

Scène pas tout à fait « unique » mais, c’est vrai, extrêmement rare. Barbey d’Aurevilly insiste sur le caractère absolument exceptionnel de ce crime ; d’ailleurs, dans son récit, il laisse le lecteur sur sa faim concernant l’identité de l’auteur de cet assassinat, tellement hors norme que l’ensemble du récit qui en découle baigne dans une ambiance irrationnelle qui n’est pas inhérente au style de l’écrivain.

« Quelle horreur, un coup de fusil dans une église »

D’autres exemples existent dans la littérature. Giuseppe Tomasi Di Lampedusa en mentionne un dans l’unique roman qu’il a écrit, Le Guépard (1958). « Peu après, en haut d’une ruelle très raide, à travers les festons multicolores des caleçons étendus pour sécher, on entrevit une petite église naïvement baroque. ’’C’est Sainte-Nymphe. Le curé il y a cinq ans a été tué là-dedans pendant qu’il célébrait la messe’’. ’’Quelle horreur ! un coup de fusil dans une église !. ’’Mais non, pas de coups de fusil, Chevalley ! Nous sommes trop bons catholiques pour faire de pareils affronts. Ils ont simplement mis du poison dans le vin de la Communion ; c’est plus discret, plus liturgique, j’aimerais dire. On n’a jamais su qui l’a fait. Le curé était une excellente personne et il n’avait pas d’ennemis’’ ». La Basse-Normandie de Barbey a laissé la place à la Sicile de Lampedusa. Si le premier est profondément croyant et pratiquant, le deuxième est plutôt indifférent au plan religieux ; pourtant, dans les deux cas, le crime apparaît si abominable qu’il semble défier la raison, et faire penser à un acte diabolique, par définition hors de portée de la justice humaine : « On n’a jamais su qui l’a fait ».

On pourrait évoquer, aussi, le roman de Graham Green La Puissance et la Gloire (1940), qui relate la persécution des prêtres catholiques au Mexique dans les années 1930. Chez Barbey, Lampedusa et Green, on constate que ces crimes ont lieu dans des régions rurales, considérées au XIXe et au XXe siècles comme réticentes au progrès, et dans lesquelles persistait une forte tradition religieuse, accompagnée par le souvenir de guerres civiles parfois féroces ayant opposé des populations paysannes à un pouvoir lointain, perçu comme illégitime et autoritaire. À des milliers de kilomètres de distance, il a fallu que toutes ces conditions soient réunies pour pouvoir, finalement, concevoir l’inconcevable : l’assassinat d’un prêtre pendant la messe. Quel sens aurait en effet, dans une société de plus en plus indifférente au fait religieux, de tuer un prêtre en tant que tel, dans l’exercice de son ministère ? Aucun, en effet. Alfred Capus avait raison d’écrire qu’ « on n’a pas le droit de blasphémer quand on ne croit à rien  ».

Tue ! Tue ! ça hurle en lui. Comment faire taire la voix ?

Et pourtant l’inconcevable est revenu, dans un contexte historique et social complètement différent. Le 26 juillet 2016, le père Hamel a été tué par deux terroristes islamistes lors de la messe qu’il tenait dans son église de Saint-Étienne-du-Rouvray, dans la Seine-Maritime. Une fois de plus la sidération l’a emporté ;  les deux auteurs ont été abattus mais leurs complices ont été jugés en 2022.  La littérature s’est emparée de cet évènement hors norme. Stendhal a écrit qu’ « un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route ». Le « miroir » en question n’a pas tardé à trouver son « promeneur », en la personne de l’écrivain Étienne de Montety qui a raconté cette tragédie dans son roman La Grande Épreuve (2020). « Hicham Boulaïd s’approche du père Tellier. Depuis qu’il est entré dans l’église, l’aube du prêtre lui est insupportable. C’est quoi ce blanc ? La couleur de la pureté ? Mais qui est pur, sinon Allah, que Son Nom soit glorifié ? Hicham l’empoigne. Il appuie sur son épaule pour le mettre à genoux. Il faudra bien qu’il en rabatte celui-là, qu’il s’incline devant AllahQu’il se prosterne devant Sa grandeur. ’’Au nom de Jésus Christ, ne fait pas ça ! Au nom de Jésus !  A ce nom, Hicham sent une force le traverser, une rage, une furie intérieure qui lui ordonne : ‘’’ Tue ! Tue ! ça hurle en lui. Comment faire taire la voix ? Il plonge sa lame dans la poitrine de l’homme en blanc. Une fois, puis une deuxième.  George s’écroule, le sang coule sur son vêtement. Hicham est soulagé, heureux de s’être soumis à cette injonction qui venait du plus profond de lui ».

Barbey d’Aurevilly, Tomasi di Lampedusa, Graham Green, Etienne de Montety : est-il possible de trouver un point commun entre ces quatre écrivains ?  Oui, et il me semble que ce n’est ni la foi, ni le droit : c’est leur pessimisme. Ou bien faudrait-il parler de lucidité ? Car, finalement, l’archaïsme qu’on pensait disparu à tout jamais, non seulement est toujours là, mais désormais revient en force.

 

(1) Par la réalisatrice Cheyenne-Marie Carron. Sortie prévue pour le premier semestre 2024.

 

Actu-Juridique a couvert le procès de Saint-Étienne-du-Rouvray, qui s’est déroulé à Paris en février et mars 2022. Retrouvez l’ensemble de nos chroniques ici.

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