Impartialité : vers un contrôle de l’expression syndicale des magistrats ?
Dans le cadre du projet de loi d’orientation et de programmation de la justice, un amendement est venu préciser que : « L’expression publique des magistrats ne saurait nuire à l’exercice impartial de leurs fonctions, ni porter atteinte à l’indépendance de la justice ». Cette disposition inquiète dans les rangs de la magistrature. Emmanuel Poinas, délégué général de CFDT-Magistrats, y voit un risque de contrôle de l’expression syndicale.
La réforme de la loi organique portant statut de la magistrature a fait l’objet d’un texte approuvé par la commission mixte paritaire de l’Assemblée nationale et du Sénat le 5 octobre 2023. Il doit désormais être soumis à l’analyse du Conseil constitutionnel.
La liberté d’expression du corps judiciaire est-elle soluble dans l’impartialité ?
L’article premier du texte voté en commission édicte une disposition nouvelle incluse à l’article 10 du texte de l’ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature : « L’expression publique des magistrats ne saurait nuire à l’exercice impartial de leurs fonctions ni porter atteinte à l’indépendance de la justice. »
Il s’agit d’une innovation très « disruptive » au regard du droit antérieur, dans la mesure où jusqu’à présent, les limites de l’expression publique des magistrats de l’ordre judiciaire ont été fixées de manière purement prétorienne (par exemple, CE « Obrego », sect, 1° février 1972 n° 80195 publié au Lebon).
De quelle impartialité parle-t-on ?
L’impartialité que vise le législateur est celle qui doit garantir l’apparence de neutralité de la juridiction qui doit statuer. On parle alors de l’impartialité objective. L’impartialité est liée à la notion de juridiction. On n’attend pas d’un membre de l’administration centrale qu’il soit « impartial » mais bien au contraire qu’il soit « loyal » au sens littéral du terme envers l’administration, ce qui se comprend parfaitement.
Supposons, qu’un justiciable n’ait pas confiance en un membre dirigeant avoué d’un syndicat qui aurait pris position dans un sens qui lui serait potentiellement défavorable. Il lui serait alors loisible de solliciter la récusation du magistrat en question si celui-ci ne se déportait pas spontanément. Cela existait avant et continuera d’être possible et c’est fort légitime.
Désormais le justiciable pourra, tout comme le ministre de la justice et les chefs de cours, se fonder sur ces dispositions nouvelles pour tenter de voir poursuivre disciplinairement le magistrat qui tenterait de se maintenir et surtout de s’exprimer. Et c’est bien là l’un des principaux dangers de la nouvelle disposition. Cette incrimination est lourde de menaces pour la liberté d’expression du corps judiciaire.
Décentrons maintenant un peu le propos et observons comment la Cour européenne des droits de l’Homme considère la prise de position des magistrats dans le cadre d’un débat d’ordre général relatif à l’organisation de la justice : la Cour a pu juger que l’expression d’un magistrat même non syndiqué sur des choix politiques intéressant l’organisation de la justice était compatible avec le débat démocratique (Baka c Hongrie, grande chambre, 23 juin 2016 n° de requête 20261/12).
S’agissant de la liberté de critique syndicale celle-ci constitue l’accessoire d’une liberté fondamentale au regard de la Constitution et est également protégée en son principe par les dispositions de l’article 10 de la Convention EDH (Sarisu Phelivan c Turquie, 6 juin 2023 n°63029/19).
L’application donnée au nouveau texte est donc susceptible d’entrer en conflit avec les dispositions de la Convention EDH.
On atteint en vérité à une forme de paradoxe : les représentants syndicaux (car c’est essentiellement pour eux que le problème se posera en fait) ne dérogent pas en théorie à l’impartialité personnelle lorsqu’ils expriment une position syndicale.
Pourquoi ? Parce qu’une position syndicale n’est pas l’expression d’une pensée individuelle comme peut l’être un billet d’humeur ou même une publication juridique signée par un seul auteur.
Elle est nécessairement celle d’une analyse collective et souvent fort contingente. A l’instar d’une position politique, mais dans le champ de l’action syndicale, elle est généralement l’affirmation de valeurs, mais porte aussi souvent dans sa forme la recherche d’un compromis interne, d’une approche tactique ou d’une stratégie. Celui qui l’énonce la soutient mais ne l’approuve pas nécessairement intégralement en son « for intérieur ». C’est d’ailleurs pourquoi il intervient non à titre personnel, mais dans le cadre d’un mandat spécifique.
Rattacher la liberté d’expression des magistrats à la notion d’impartialité, c’est potentiellement la soumettre au service de l’administration judiciaire, et cela même si la modification porte sur la liberté d’expression de l’ensemble du corps judiciaire et non sur l’exercice du droit syndical. Car les magistrats syndiqués sont par définition des magistrats.
Une capacité d’incrimination renforcée au bénéfice des autorités politiques
Quel organe fixera par ailleurs durablement ce qui relève de l’expression susceptible de porter atteinte à l’impartialité de la justice si ce n’est, au final, l’autorité politique ? Et en la matière, les pratiques françaises suivies par les différents ministres de la justice ont pu être fort variables.
Si Elisabeth Guigou a fait comparaître le directeur de la publication de « l’Association professionnelle des magistrats » devant le CSM en raison de propos antisémites publiés dans la revue syndicale, Christiane Taubira n’a jamais saisi le Conseil supérieur de la magistrature du cas des dirigeants du Syndicat de la magistrature à la suite de l’affichage dit du « mur des cons » autrement que pour avis. Son successeur n’a pas saisi le CSM au fond alors que les faits n’étaient pas disciplinairement pas prescrits. Enfin alors qu’une décision pénale a reconnu en 2019 l’existence d’une « injure publique » aucune conséquence n’a été tirée sur le plan disciplinaire.
La responsabilité des autorités politiques n’est donc pas à négliger dans la perception que l’opinion publique peut avoir de l’action des organisations syndicales de magistrats. Un problème d’impartialité peut-être ? Ou de courage ?
Sous couvert d’expression d’une valeur incontestable, la référence à l’impartialité ouvre la porte à une forme de contrôle de l’expression syndicale.
Alors fallait-il ne rien faire ? Non bien entendu, dès lors que le Parlement était saisi de la question mais en l’état la réforme du statut de la magistrature est loin de présenter une « balance équilibrée » entre les différents objectifs de valeur supérieure qui doivent guider l’action du législateur organique dans une telle matière.
Le Conseil constitutionnel tranchera et appréciera…
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Référence : AJU396631