Magistrats et liberté d’expression : « la notion d’impartialité est fondamentale »

Publié le 13/10/2023

Dans le cadre du projet de loi d’orientation et de programmation de la justice, un amendement vient préciser que : « L’expression publique des magistrats ne saurait nuire à l’exercice impartial de leurs fonctions, ni porter atteinte à l’indépendance de la justice ». Celui-ci fait écho aux débats suscités par la participation du Syndicat de la magistrature à la Fête de l’Humanité ou encore à la marche contre les violences policières. Pour le constitutionnaliste Bertrand Mathieu, spécialiste des relations entre le politique et le judiciaire, ce rappel à l’impartialité est une « nécessaire piqure de rappel ». 

Conseil Constitutionnel
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 Actu-Juridique : Cela fait plusieurs mois que la question de la liberté d’expression des magistrats suscite des polémiques régulières. Quelle est votre analyse ?

Bertrand Mathieu : Il y a deux principes à concilier. D’un côté le principe général de la liberté syndicale, qui n’est cependant pas absolu et peut connaître des limites, par exemple s’agissant des policiers. Et, de l’autre, l’impartialité. Dans le cadre de l’expression syndicale, les déclarations concernent le statut des magistrats et l’organisation judiciaire ne posent aucune difficulté. C’est d’ailleurs en ce sens et dans ce cadre, que la Cour EDH défend la liberté d’expression des magistrats (cf. par Ex AFF. Barka c. Hongrie 23 juin 2016) La question commence à se poser lorsque le juge critique le politique. Si l’on considère que le politique doit s’abstenir de critiquer les décisions de justice, alors il faut accepter en retour que le juge s’empêche de critiquer les décisions du politique. Je suis partisan que chacun reste dans son champ de compétence.

Actu-Juridique : On vous répondra que tout est politique…

BM : On est bien d’accord, mais ce n’est pas au juge de se prononcer sur le point de savoir si la loi est bonne ou mauvaise, il doit l’appliquer, au besoin en l’interprétant. Et l’on touche ici au problème de fond qui est celui de la conception que l’on a du rôle du magistrat. Est-il seulement l’interprète de la loi ou celui qui doit faire évoluer la société ? Si l’on considère que le magistrat a pour rôle de faire évoluer la société, quelle est sa légitimité ? La participation à la Fête de l’humanité, c’est un empiètement sur le terrain politique, de même que la critique de l’action de la police.

Actu-Juridique : Quel est selon vous le fondement de la légitimité du juge ?

BM : Être un tiers impartial. Le statut du magistrat est entièrement pensé dans l’intérêt des justiciables pour garantir le droit à un procès équitable, ce qui suppose l’impartialité. Alors je veux bien que le  CSM soutienne qu’on ne peut pas imputer de la partialité à un magistrat dans un dossier sous prétexte que le syndicat auquel il appartient a pris une position publique sur le domaine concerné, mais ce n’est pas conforme aux exigences de l’impartialité objective. Le juge peut très bien être impartial dans sa décision, mais pas dans son apparence, et c’est un problème.

Actu-Juridique : Pensez-vous que le fait de préciser « « L’expression publique des magistrats ne saurait nuire à l’exercice impartial de leurs fonctions, ni porter atteinte à l’indépendance de la justice » va changer quelque chose, dès lors que l’article 10 de l’ordonnance statutaire traite déjà la question au titre du devoir de réserve ?

BM : La notion d’impartialité qu’introduit ce texte est fondamentale. D’ailleurs le conseil constitutionnel distingue bien les deux exigences pesant sur le magistrat que sont l’indépendance et l’impartialité. On peut être indépendant sans être impartial t. Il me semble que cet amendement couvre un champ plus large que l’article 10 qui prohibe les délibérations politiques et les manifestations d’hostilité au gouvernement et à la République. En tout état de cause, c’est une nécessaire piqure de rappel.

 

Pour un avis différent, voir la réaction du Syndicat de la magistrature ici.

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