Italie : les leçons des dernières condamnations à mort exécutées le 4 mars 1947
Le 4 mars 1947, avait lieu à Turin la dernière exécution capitale de l’histoire de l’Italie. Un cycle ouvert en 1926 par le régime fasciste était clos, la jeune République italienne se plaçant ainsi dans la continuité d’une loi qui, en 1889, avait déjà abrogé la peine de mort. Les trois condamnés siciliens qui tombèrent sous les balles du peloton d’exécution auraient pu être graciés par le chef de l’État Enrico De Nicola, mais l’atrocité de leur crime et le climat de guerre civile qui régnait dans le pays en décidèrent autrement.

Au départ, un massacre énigmatique
Le matin du 21 novembre 1945, la ferme de Villarbasse, près de Turin, présente un aspect inhabituel et inquiétant : à la place de l’activité habituelle, on n’entend que les pleurs d’un gamin de trois ans, les aboiements du chien et les mugissements des vaches pleines de lait. Un grand désordre règne dans les pièces, et la vaisselle git brisée au sol. Dix personnes (six hommes et quatre femmes) manquent à l’appel, parmi lesquelles le propriétaire, Massimo Gianoli (65 ans, dirigeant de l’AGIP du Piémont), des domestiques et des voisins. Tous ces disparus parfaitement paisibles et sans histoires, s’étaient réunis la veille à la ferme pour un dîner champêtre. Les lieux sont fouillés en vain, et plusieurs hypothèses sont envisagées : un massacre ? Mais dans ce cas, où sont donc les corps ?
Les autorités militaires alliées, qui gouverneront le nord de l’Italie (pays vaincu) jusqu’au 13 décembre 1945, sont convaincues qu’il s’agit d’une expédition à fins de rançon, montée par une bande d’anciens résistants communistes. Un article du prestigieux quotidien le Corriere della Sera du 27 novembre 1945 reprend à son compte cette piste : « Il est certain, d’ores et déjà, que le délit a été commis par d’anciens éléments de la lutte de Libération ». Dans les jours qui suivent, les forces armées américaines, appuyées par des automitrailleuses, organisent d’impressionnantes opérations de ratissage dans la campagne environnante qui ne donnent aucun résultat.
Un pays au bord de la guerre civile
Si, au départ, l’enquête semble s’enliser, c’est aussi en raison du climat de quasi-guerre civile que connaît l’Italie à cette époque. Dans l’immédiat après-guerre, les forces de l’ordre italiennes étaient non seulement très démunies au plan matériel – à l’image d’un État lui-même en lambeaux – mais souffraient, aussi, d’une grave crise de crédibilité, car discréditées par une longue collaboration avec le régime fasciste qui venait de sombrer. Leurs relations avec les partis issus de la Résistance étaient fondées sur la méfiance, voire sur une franche hostilité, tout particulièrement en ce qui concerne le puissant Parti Communiste, qui avait été très actif dans la région pendant la Résistance. Certes, son leader Palmiro Togliatti avait accepté d’intégrer le gouvernement, occupant même le poste – particulièrement sensible en cette période d’épuration – de Ministre de la Justice, mais certaines franges du parti ne se sont pas résignées à l’idée de devoir renoncer à une insurrection aboutissant à une « dictature du prolétariat » parée de toutes les vertus. Dans ce climat de tension, une grande quantité d’armes reste en circulation et certains activistes, engagés dans des groupes clandestins d’extrême gauche telles que la Volante Rossa, n’hésitent pas à exécuter sommairement les anciens fascistes.
À la même époque, en Sicile, sévit une guérilla alimentée par l’EVIS (Esercito Volontario per l’Indipendenza della Sicilia) qui compte parmi ses « colonels » le fameux bandit Salvatore Giuliano, celui qui le 1er mai 1947, à Portella della Ginestra, tirera à la mitrailleuse sur un rassemblement pacifique de paysans réclamant la réforme agraire. Les conflits à feu entre les forces de l’ordre et les indépendantistes se succèdent, et contribuent à forger l’image d’un peuple sicilien aussi misérable qu’exotique, en révolte constante contre les autorités issues de la Libération ; une énième version de la lutte entre Vendéens et Bleus.
L’enquête se débloque suite à la découverte des corps des disparus dans la citerne souterraine de la ferme. Les constatations établissent qu’ils y ont été jetés, liés à des blocs de ciment, après avoir été ligotés et assommés ; ils ont péri noyés dans l’eau stagnante. Dans la foulée, on découvre dans une vigne située à proximité une veste ensanglantée supportant une étiquette avec la mention Caltanisetta (une ville sicilienne) ce qui permet d’orienter les investigations diligentées par les Carabinieri. Les soupçons se portent sur un sicilien, Giovanni d’Ignoti, identifié grâce au fragment d’une carte de rationnement retrouvée dans une mansarde, où on découvre aussi un manteau ensanglanté. Arrêté, il passe aux aveux, les Carabinieri lui faisant croire que ses complices (pas encore identifiés à ce stade), ont passé aux aveux et l’ont dénoncé. Stratagème classique, devenu de nos jours impossible en raison de la présence des avocats pendant la garde à vue.
Radiographie d’une boucherie
On peut ainsi reconstituer les évènements. Les auteurs du massacre étaient quatre marginaux originaires du village de Mezzojuso, en Sicile. Pietro Lala, Francesco La Barbera, Giovanni Puleo et Giovanni d’Ignoti. Des analphabètes vivotant de travaux saisonniers, marché noir et larcins divers. L’instigateur était Lala, qui auparavant avait travaillé quelques temps dans la ferme de Villarbasse ; il avait proposé à ses compères ce « coup » qui paraissait facile à réaliser, puisqu’il savait contre des hommes âgés et des femmes. L’objectif était de s’emparer de l’argent en espèces que Gianoli cachait dans la ferme. Mais les choses ne s’étaient pas passées comme prévu ; ce qui devait rester un simple vol sous la menace de pistolets, s’était transformé en massacre. En effet, comme dans le roman de Georges Simenon La neige était sale, Lala avait perdu le mouchoir qui lui masquait le visage et, de ce fait, avait été reconnu par une victime. Dès lors, décision avait été prise d’éliminer tous les témoins. Aux huit personnes se trouvant dans les lieux le soir du 20 novembre, s’étaient ajoutés dans les heures suivantes les maris des deux domestiques, venus chercher leurs femmes qui n’étaient pas rentrées à l’heure prévue à la maison. Le butin avait été, somme toute, assez modeste : 200.000 lires (soit, au taux d’aujourd’hui, environ 10.000 euros), une paire de boucles d’oreilles d’or, trois paires de chaussettes, dix mouchoirs et quatre saucissons. Seul l’enfant de trois ans, fils d’un des employés de la ferme, avait été épargné, car son témoignage n’était pas à craindre. Sur le chemin du retour, les quatre malfaiteurs s’étaient partagé le butin et (détail qui sera retenu au procès) avaient consommé le saucisson dérobé à la ferme. Puis ils étaient rentrés en Sicile, sauf d’Ignoti qui était resté dans le Piémont. Lala est assassiné dans son île peu avant son arrestation, victime d’un règlement de comptes crapuleux au sein de la nouvelle mafia triomphante ; les deux autres sont arrêtés et transférés à Turin.
Lors du procès, les trois accusés donnent l’impression d’être particulièrement frustes, s’exprimant dans leur dialecte sicilien quasiment incompréhensible ; ils sont passifs et même abouliques, La Barbera semblant davantage concentré sur son mal de dents que sur les débats. Tous confirment leurs aveux, sans faire preuve d’émotion et encore moins de regrets. Pourtant, ils savent que leur vie est en jeu, car à cette époque la peine de mort, abolie en Italie en 1889, a été réintroduite par le régime fasciste d’abord en 1926 pour les crimes politiques puis, à partir de 1931, également pour ceux de droit commun. Certes, après la Libération, il ne faisait aucun doute qu’elle ne persisterait pas dans le nouvel État (fut-il monarchique ou républicain – c’est le referendum du 2 juin 1946 qui tranchera en faveur de la République), mais en attendant son abrogation officielle – qui sera chose faite le 1er janvier 1948 avec l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution – les dispositions de l’ancien Code pénal fasciste restaient en vigueur.
Verdict très sévère pour les trois « fauves »
Le 5 juillet 1946, la Cour d’Assises de Turin reconnaît les trois accusés coupables, et les condamne à la peine de mort. Dans les attendus du tribunal, il est écrit : « La peine prévue (…) est celle de mort, et pour la mitiger [la défense] a invoqué, en dernier recours, les circonstances atténuantes génériques. La Cour estime devoir les refuser. Le crime a atteint le degré le plus intense, et les auteurs ont démontré la plus préoccupante dangerosité sociale. Ils n’ont pas hésité, pour quelques dizaines de milliers de lires, à sacrifier dix existences humaines, froidement, méthodiquement, scientifiquement. Pendant trois longues heures – la durée de cette tragique histoire – ils n’ont pas eu un quelconque instant de repentir. Après le crime, avec les mains encore sales de sang innocent, ils ont consommé, sur la route du retour, les saucissons volés, démontrant ainsi une épouvantable insensibilité révélatrice de caractères constitutionnellement criminels. (…) Pour ces raisons, la Cour déclare Puleo Giovanni, La Barbera Francesco et D’Ignoti Giovanni coupables » d’assassinats, vol avec arme, violation de domicile et séquestration de personne, et les « condamne à la peine de mort par fusillade ». À l’énoncé du verdict, tandis que la foule évacue en silence la salle d’audience, on entend Puleo crier : « Vous nous tuez parce que nous sommes siciliens ! ».
La Cour de cassation confirme la sentence, et le chef de l’État De Nicola refuse la grâce. Tous les recours étant épuisés, le 4 mars 1947 à six heures du matin les gardiens de la Prigione delle Nuove de Turin réveillent les trois condamnés. On leur sert une bonne dose de brandy et on les conduit sous escorte, à moitié abrutis par l’alcool, au stand de tir des Basse di Stura où, au milieu de la brume, les attend le peloton d’exécution, formé par trente-six policiers. Pendant qu’on les ligote sur les chaises, ils s’écrient : « Vive la Sicile libre et indépendante ! » et « Vive Finocchiaro Aprile, libérateur de la Sicilia ! ». Finocchiaro Aprile était un chef de file du séparatisme sicilien. Les trois condamnés n’étaient absolument pas des militants indépendantistes, ni même des personnes capables d’exprimer avec cohérence une quelconque opinion politique, mais souhaitaient, de cette manière, manifester une « sicilianité » provocatrice, seul moyen pour eux de se parer au moment de la mort d’une certaine dignité.
Quand la main de l’État tremble…
La condamnation à mort des trois « fauves » de Villarbasse constitue bien plus que l’aboutissement d’un simple fait divers hors norme par sa monstruosité. Plus que jamais, dans cet après-guerre tourmenté, la Sicile incarne le contraste extrême entre un nord industrialisé et républicain, confiant dans le progrès et dans l’État de droit, et un sud rural, monarchiste et arriéré qui suit encore des mœurs claniques ancestrales. Sur cette ligne de fracture, les forces de l’État « bourgeois » se retrouvent souvent dans le même camp que les forces politiques issues de la Résistance – Parti Communiste compris – tous solidaires dans la lutte contre l’archaïsme politique et social incarné par la Sicile, censé s’être exprimé de manière si spectaculaire à Villarbasse.
Qu’en est-il de nos jours ? Le massacre de Villarbasse et la condamnation à mort des trois assassins apparaissent, dans nos sociétés se voulant apaisées et résilientes, plus que jamais comme des évènements datés et incompréhensibles. Mais désormais, les rôles se sont inversés : si l’État et son système répressif sont aujourd’hui souvent hésitants et parfois même paralysés, la criminalité offre un visage résolument moderne et désinhibé. La mafia et la « sicilianité » que, d’une certaine manière, elle incarne, loin de disparaitre sous les coups de l’État italien, s’est adaptée, renforcée et étendue au monde entier. Un grand Sicilien, le romancier Leonardo Sciascia le constatait avec tristesse : « Ici [en Sicile], on n’a jamais cru que les idées font bouger le monde. […] À présent, cette méfiance dans les idées, et même cette absence d’idées, désormais, se projette sur le monde entier. En ce sens, pour moi, la Sicile est devenue la métaphore ».
Le phénomène n’est pas seulement italien. La délinquance tribale, les « chauffeurs » et autres bandits de grand chemin ont disparu pour laisser le pas à des organisations criminelles mondialisées, utilisant toutes les ressources de la finance et des nouvelles technologies ; sans pour autant renoncer, pour les « basses œuvres », aux règlements de comptes et autres assassinats féroces, ni à la solidarité clanique qui, de la mafia à la n’drangheta, de cosa nostra au milieu corse et des cartels sud-américains aux triades chinoises, forge les bases d’une omertà dans laquelle Lala, La Barbera, d’Ignoti et Puleo se seraient reconnus sans difficulté. De leurs côtés, les États, taraudés par un complexe de culpabilité paralysant, semblent avoir « la main qui tremble », et douter à chaque instant de leur légitimité dans la répression.
La sévérité du vieux et austère chef de l’État De Nicola, un juriste perpétuellement drapé dans son unique manteau (« retourné » car il était trop usé), qui avait refusé tout salaire lors de son entrée en fonction, et qui avait rejeté, avec le soutien implicite du Parti Communiste, la grâce aux trois assassins de Villarbasse, nous apparait aujourd’hui aussi étrange et incompréhensible que le crime de quatre « fauves » dégustant tranquillement la nuit, sur le chemin du retour, les saucissons volés aux milieux des cadavres.
Référence : AJU498749
