Justice : « la procédure civile est devenue un escape game ! »

Publié le 07/09/2021

Depuis le 1er septembre, la plupart des assignations doivent contenir une première date d’audience. Officiellement, il s’agit de simplifier la procédure. Mais les avocats soupçonnent une volonté de compliquer l’accès à la justice dans un souci de gestion des stocks.

Justice : « la procédure civile est devenue un escape game ! »
Photo : ©AdobeStock/JohnJohnson

Dans le monde très chic de la finance, on parle de « regulatory fatigue » pour désigner l’épuisement des professionnels face à l’afflux de nouvelles normes. Il semblerait que ce soit une pathologie de la démocratie. Toujours est-il que les avocats commencent à en avoir assez d’absorber le flot incessant des réformes en matière judiciaire. L’une des dernières en date contient tous les ingrédients de la potion infernale : technologie parfois capricieuse, nouvelle organisation de travail, et risque important en termes de responsabilité. Depuis le 1er septembre en effet,  les avocats doivent demander une date d’audience au greffe pour assigner valablement dans la majorité des contentieux civils. Le décret qui fixe cette nouvelle obligation est un des multiples textes d’application de la réforme de la justice conduite par Nicole Belloubet.

« A chaque demande, on nous répond qu’il manque quelque chose »

Officiellement, selon la Chancellerie « Cette réforme présente l’avantage, pour les avocats et les justiciables, de connaître dès l’introduction de leur demande la date d’audience qui correspond à une audience de plaidoiries s’il s’agit d’une procédure orale, ou à une audience d’orientation s’il s’agit d’une procédure écrite ordinaire. Elle permet également aux greffiers de ne plus avoir à convoquer les parties ». Les avocats quant à eux ont un tout autre sentiment. En Vendée, il semblerait que le système peine à se mettre en place. L’ancien bâtonnier François-Hugues Cirier ne décolère pas. Depuis plusieurs jours, cet avocat se heurte à des dysfonctionnements aux Sables d’Olonne, mais surtout à la Roche-sur-Yon où, au 2 septembre, la prise de date via le RPVA (Réseau privé virtuel des avocats) ne fonctionnait toujours pas pour cause de problème informatique. « A chaque demande, on nous répond qu’il manque quelque chose. J’ai même eu le cas où l’on m’a reproché de ne pas avoir indiqué la date sur l’assignation. Et pour cause, je la demandais !  explique cet avocat. Pour pallier l’impossibilité d’utiliser le RPVA, le greffe a créé une adresse mail dédiée. On nous interdit d’écrire directement aux greffiers sous prétexte que leurs adresses sont « personnelles » et « réservées aux échanges internes ».

« On ne voit pas à quoi ça sert »

Les difficultés techniques sont d’autant plus stressantes que les sujets de délais sont particulièrement sensibles. « On ne vit que par, pour et contre les délais, c’est le plus gros stress du métier et la première cause de sinistre de responsabilité civile » s’agace François-Hugues Cirier. « Et si encore on voyait un intérêt à la réforme, mais à part compliquer la première instance comme les décrets Magendie ont semé la procédure d’appel d’obstacles pour décourager les justiciables, on ne voit pas à quoi ça sert ». A chaque échec, les délais continuent de courir, avec le risque, dans certains dossiers, d’arriver en bout de prescription non pour avoir agi trop tard en justice mais par manque de réactivité de la machine judiciaire. « Quand on reçoit un message automatique de refus c’est comme si on n’avait jamais fait de demande. On ne va passer notre temps à aller demander des relevés de caducité parce que la justice travaille avec des ordinateurs de la fin des années 90 ! » assène l’ancien Bâtonnier  « Derrière les dossiers, il y a des êtres humains qui ont des problèmes parfois très graves, on ne pas gérer ça sur un tableur Excel ». Sans compter le temps que perdent les avocats à tenter de surmonter les différents problèmes techniques auxquels ils se heurtent et l’irritation des clients qui ne comprennent pas pourquoi la justice est si lente et pensent que c’est la faute de leur conseil.

Des pièges à toutes les étapes de la procédure

A Rodez, le système fonctionne bien, grâce à la mobilisation conjointe des avocats et des greffiers. « Avec l’accord du président, notre cabinet a servi de test. Nous avons fait des essais avec la greffière du service civil pour nous assurer que le greffe recevait bien nos messages et réciproquement. Après quelques difficultés, le système a été opérationnel en deux ou trois jours » explique l’ancien bâtonnier François-Xavier Berger (1). Ce qui n’empêche pas cet avocat d’être en colère. Car au-delà des dysfonctionnements techniques, la réforme pose un vrai problème de fond. Les avocats doivent enrôler l’assignation dans les deux mois de la prise de date et 15 jours au moins avant l’audience. Sous peine de caducité. « Si nous sommes amers et furieux, c’est qu’il y a des pièges à toutes les étapes de la procédure. La caducité est une nouvelle sanction, souligne cet avocat.  On en vient à se demander si on n’a pas mis délibérément en place des pièges artificiels. La procédure civile est devenue un escape game, sur dix « participants », on sait que deux vont échouer et ce sera ça de moins à juger. On déplace la charge du contentieux de l’institution judiciaire sur l’assurance responsabilité civile des avocats ».  

Et si le dispositif soulevait un problème de constitutionnalité ?

Mais il y a plus ennuyeux encore. Il se pourrait que la réforme souffre d’un vice au regard des principes fondamentaux. La prescription dépend en effet en partie de la disponibilité des greffiers. « Quand on assigne il faut la confirmation du greffe sur la date choisie, si on est en limite de prescription et que le greffe n’est pas disponible, le justiciable peut perdre son droit non parce qu’il ne l’a pas exercé dans le délai imparti, mais parce que la justice n’a pas réagi assez vite » souligne François-Xavier Berger.

Le professeur Marie-Anne Frison-Roche rappelle à ce sujet que le Conseil constitutionnel rattache l’accès au juge à la « garantie des droits » de l’article 16 de la CEDH. Ainsi dans sa décision n° 2001-451 DC du 27 novembre 2001, le Conseil constitutionnel énonce : « Considérant qu’aux termes de l’article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution » ; qu’il résulte de cette disposition qu’il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction ». La question est de savoir s’il s’agit d’une « atteinte substantielle ».  « Les prescriptions dépendent toujours d’une diligence de celui qui est affecté par la prescription (ici le demandeur) et pas de celui qui bénéficie de la prescription, précise le professeur Frison-Roche. Or, dans le système de prise de date organisé par le décret, il y a une possibilité « discrétionnaire » pour l’institution juridictionnelle de ne pas réagir alors que le délai est encore ouvert, cela peut être analysé comme une atteinte substantielle…Mais on peut aussi considérer que le fonctionnement correct du service public judiciaire est présumé, à charge dans le cas contraire d’engager la responsabilité de l’Etat ».

De possibles modifications en perspective

En attendant de trancher cette question, les avocats explorent les solutions pour éviter la réalisation de ce risque. « Nous allons en être réduit à rédiger des assignations sans date car  le délai de prescription peut être interrompu par un acte nul, ou bien à réclamer le bénéfice de l’aide juridictionnelle pour des justiciables qui n’y sont à l’évidence pas éligibles car c’est aussi une cause d’interruption », regrette François-Xavier Berger. Ils n’ont pas le choix,  nombre de clients sollicitent leur conseil précisément quand ils s’aperçoivent qu’ils sont en bout de prescription ; le problème est donc loin d’être purement théorique.

Tout n’est cependant pas perdu. En tant que responsable du RPVA, le Conseil National des Barreaux (CNB) est monté au créneau. Son président, Jérôme Gavaudan partage l’avis de ses confrères. « Cette réforme ne présente pas d’avancées évidentes et je ne vois pas en quoi elle va accélérer les procédures. C’est une nouveauté de plus qui vient compliquer une fois encore notre exercice professionnel et l’accès des justiciables à la justice ». Le président du CNB a alerté la Chancellerie sur le problème de la caducité et de la prescription. « Contrairement aux décrets Magendie, je ne pense pas que la prise de date ait été créée pour compliquer la procédure. Le directeur des affaires civiles et du sceau nous a assurés à deux reprises que le délai de deux mois allait sauter au vu des difficultés que nous avons fait remonter. Quant à la prescription, nos arguments commencent aussi à être entendus et la situation est susceptible d’évoluer».

Des raisons d’espérer donc.

 

(1) François-Xavier Berger est l’auteur de « Réforme de la procédure civile : guide à l’usage des praticiens du droit  » Dalloz Juin 2020.