Justice malade : plongée dans l’enfer du numérique judiciaire
Depuis novembre dernier, les témoignages de magistrats sur leurs difficultés au quotidien se multiplient. Actu-Juridique a choisi de les publier, en coopération avec l’Union syndicale des magistrats, pour permettre aux lecteurs de comprendre les raisons de l’épuisement des professionnels. Cette fois-ci, on aborde la question de l’équipement numérique.
Dans la suite de l’Appel des 3000 magistrats publiée dans Le Monde à la fin du mois de novembre 2021 et du mouvement national de mobilisation du 15 décembre 2021, la parole des magistrats et personnels judiciaires s’est libérée, notamment quant à la réalité de leurs conditions de travail. Celles-ci génèrent pour nos concitoyens une justice rendue sur un « mode dégradé » et, pour les personnels de justice, une souffrance professionnelle et une perte de sens de leurs missions.
De nombreux témoignages, spontanés, sont ainsi remontés à l’Union Syndicale des Magistrats, syndicat majoritaire de la profession.
La Justice n’est pas « réparée », pas même ses urgences, et celle-ci est encore loin du « bon chiffre » tant en termes de personnels formés et en nombre suffisant, d’applicatifs métiers compétitifs, de palais de Justice adaptés.
Seul un effort budgétaire sur le long terme, en dehors des enjeux politiciens, permettra à la justice de notre pays se trouver efficacité et indépendance au service de tous.
Le présent témoignage, anonymisé, décrit concrètement le quotidien kafkaïen des magistrats confrontés aux multiples applicatifs de notre ministère lesquels, loin de simplifier le travail juridictionnel, le complexifient.
Merci à ceux qui font connaitre, au-delà de la communication officielle, la réalité de leur quotidien à nos concitoyens.
Ludovic Friat
Secrétaire Général de l’USM
« La « PPN » (acronyme de la Procédure Pénale Numérique) a débarqué dans mon service, dans un Tribunal Judiciaire de province, en juillet 2021. Des années qu’on en parle de la numérisation des procédures pénales laquelle doit alléger les tâches de l’ensemble des intervenants à la chaîne pénale : enquêteurs, greffiers, magistrats, avocats, experts … tant mieux car ils sont en nombre insuffisant.
Chez nous, dans mon tribunal de taille moyenne, cela a logiquement débuté par l’état des lieux du matériel nécessaire dans les bureaux des personnels judiciaires et dans les salles d’audiences, avec pour objectif une mise en œuvre fin 2021. En octobre 2021, aucune livraison des doubles écrans, des tablettes avocats, des pad de signatures.
Les services d’enquête sont, non seulement débordés par l’activité judiciaire du ressort, mais aussi confrontés à la procédure pénale nativement numérique qui leur est imposée depuis plusieurs mois. Leurs ordinateurs, non calibrés pour cette tâche, « moulinent » et « remoulinent » entraînant entre une et deux heures de retard dans le transfert des personnes déférées au parquet.
Les magistrats et les greffiers se forment au « BPN » (bureau pénal numérique). Une nouvelle étape dans le parcours. En effet, il faut : 1/ enregistrer la procédure sur « Cassiopée » (l’applicatif métier justice des services pénaux dans les tribunaux, notamment de bureau d’ordre des procédures), 2/ échanger les documents via le « BPN », 3/ les enregistrer sur la NPP.
« Simple » quoi et surtout « très rapide ».
Les premiers dossiers de défèrement de procédure nativement numérique sont prévus la semaine prochaine. Mais, par sécurité, il a été demandé aux services d’enquête de faire passer aussi une procédure papier. Quel mépris pour eux ! Pourtant, depuis octobre 2021, nous avons réclamé une audience de simulation. Il nous a été répondu qu’elle serait possible, éventuellement … en février 2022.
Si le jugement est revêtu de la signature électronique, impossible d’y mettre une mention d’appel !
A l’issue de trois heures de formation sur le « BPN », l’ambassadrice du numérique de la cour nous a annoncé, bien désolée, que la dématérialisation devra s’arrêter au stade de la note d’audience renseignée par le greffier. En effet, il a été découvert que si le jugement est signé de manière électronique, il n’est pas possible d’y faire des mentions comme la mention d’un appel, d’une opposition, d’une signification du jugement aux parties … Bref les concepteurs de cet outil et ceux qui l’ont validé ont juste oublié la pratique judiciaire, le code de procédure pénale.
Envie de pleurer.
Peut-être ne s’agit-il que des débuts de la PPN dans mon tribunal de province ? Que dans les juridictions où elle est déjà mise en place, c’est fantastique et qu’elle permet des gains de temps ?
Mais j’avoue que lorsque j’entends qu’il faudra imprimer le jugement, le signer classiquement avec son « Bic » bleu de dotation (ou pas d’ailleurs) et reprendre « la procédure papier » à partir de ce stade je m’interroge : A quoi tout cela sert-il et à quel prix ?
Et puis, pourquoi tant d’applicatifs métiers dans la chaine pénale ?
Pourquoi toujours « Word Perfect », traitement de texte de 1996, encore utilisé par certains collègues ou par certains applicatifs Justice ? Enfin, sinon c’est « Open Document », le traitement de texte « gratuit » (on dit « ouvert » ça fait moins nécessiteux), car « Pack Office » est réservé à quelques « happy fews » !
Pourquoi toujours pas de carte agent, laquelle permet pourtant une authentification forte, distribuée à tous les agents du ministère ? Pourquoi certains ont une carte agent, mais n’ont pas été dotés d’un lecteur de carte ?
Pourquoi toujours pas de d’ordinateur portable pour tous les personnels ? Pourquoi si peu de techniciens informatiques dans les juridictions et les cours ? Pourquoi attendre des semaines, sinon des mois, à multiplier les « tickets » (demande d’intervention auprès des services techniques) pour obtenir une intervention technique sur son ordinateur, sans possibilité d’en obtenir un de prêt dans l’intervalle ?
Pourquoi toujours pas « Cassiopée » en cour d’appel ?
Où est la simplification ?
Si on continue l’analyse des conditions d’exercice « du parquetier lambda », finalement, il lui faut pour traiter un dossier, souvent sur appel téléphonique des enquêteurs, avoir recours à sept applicatifs différents :
– le « Casier judiciaire »,
– « Cassiopée » pour la recherche des antécédents,
– « Génésis » pour les fiches pénales (milieu fermé),
– « Appi » pour les mesures de suivi en milieu ouvert par les SPIP ou les aménagements de peine par les JAP ;
– « Wineurs » s’il s’agit d’un mineur ;
– « Vigie » (compte rendu par affaire traitée au service de TTR (Traitement en Temps Réel)) ;
– et enfin le « BPN »,
et surtout, surtout, s’il reste quelques minutes après tout ça : il faudra « au parquetier lambda » prendre une décision au fond, laquelle peut être lourde de conséquence.
Où est la simplification ? Où est l’aide à la décision quand vous ne disposez pas d’un secrétariat de permanence en capacité de gérer toutes ces recherches ?
D’autres fonctions que celles du parquet se heurtent aux mêmes difficultés avec, peut-être, l’urgence en moins.
Et je termine enfin par l’expérimentation en cours, encore dans mon tribunal, concernant le nouveau dispositif de gestion des frais de déplacements : « CHORUS DT ».
Sept « Tutos » sur le site de la cour d’appel, entre quatorze et trente-huit pages chacun
Là le système administratif qui nous régit nous fait toucher le fond. Il s’agit pourtant juste, pour celui qui doit partir en formation, en déplacement ou répondre à une convocation, de créer son ordre de mission et, ensuite générer son état de frais pour en obtenir, généralement au bout de quelques mois, le remboursement.
Simple ! Basique ! … en théorie car bien évidemment non. Trois heures pour arriver à générer l’ordre de mission après avoir renseigné tous les onglets, réussi à se connecter, mis la main sur son matricule. Pas moins de sept « Tutos » sur le site de la cour d’appel, entre quatorze et trente-huit pages chacun, pour en comprendre le mode opératoire. Pas très intuitif tout ça. Une nouvelle « usine à gaz », une de plus, pour laquelle il nous a été proposé une formation de trois heures en distanciel. Belle mise en abyme d’écrans sur un écran …
Déjà que nous avons du mal à trouver le temps nécessaire pour effectuer notre travail juridictionnel correctement, alors trois heures pour apprendre à faire un ordre de mission que précédemment le SAR (Service Administratif Régional) nous délivrait.
Ici et de manière unanime, cette formation a été refusée par les magistrats s’agissant véritablement d’une tâche indue. Encore une ! Tiens, il faudra penser à l’intégrer, cette tâche, dans le référentiel sur la charge de travail des magistrats en cours d’élaboration. Plus de vingt ans qu’il existe chez nos voisins européens ce référentiel. En même temps, cela fait plus de dix ans que la Direction des Services Judiciaires (DSJ) procrastine sur sa conception et sa mise en œuvre chez nous. Par peur d’objectiver que le nombre de magistrats et de greffiers est très inférieur aux besoins réels des services ?
Très inférieur à nos voisins européens comparables, ça on le sait déjà : deux fois moins de juges et trois à quatre fois moins de parquetiers. Deux fois moins de greffiers. C’est le Conseil de l’Europe qui l’objective.
« Stop à l’empilement des applicatifs métier »
Et le ministère nous parle, cyniquement, de développer « l’équipe autour du juge » ? Cette équipe qui selon un calcul abscons et secret permettrait à chaque magistrat de « produire » deux fois plus de décisions ? Et si on commençait tout simplement par nous simplifier la vie professionnelle et ne pas ajouter des tâches administratives au détriment de nos tâches juridictionnelles ?
Cela participe de la dégradation de nos conditions de travail, et apparait parfaitement méprisant. Quelle sera la prochaine étape ?
« Stop » à l’empilement des textes et des réformes mal rédigées, pris sans réel souci des moyens humains et techniques nécessaires à leur mise en œuvre.
« Stop » à l’empilement des applicatifs métiers :
– qui doivent être ouverts parfois avec « Internet Explorer », parfois avec « Chrome » ou « Mozilla » et pas toujours avec une version récente ;
– qui ne sont jamais à jour des réformes législatives, même celles qui remontent à 2 ans.
Et après notre ministère ose nous demander pourquoi nous ressentons ces conditions d’exercice, qui rendent notre quotidien invivable, comme une « souffrance » ou une « maltraitance institutionnelle » ? Pourquoi il y a une « perte de sens » et pas seulement chez les plus jeunes d’entre nous comme on voudrait le faire croire ?
Mais c’est vrai, j’oublie que le garde des Sceaux a expliqué, le 13 décembre 2021, que maintenant on avait la fibre et le Wi-Fi partout ! Alors, pourquoi se plaindre ? »
Référence : AJU268525